Delphine Horvilleur et les ravages de l’antisémitisme

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Dans son dernier livre « Comment ça va pas ? », la rabbine Delphine Horvilleur tente d’expliquer à ses enfants pourquoi la France laisse grandir la haine contre les Juifs.

Avec tous ses diplômes, obtenus à la Sorbonne mais aussi en Israël et aux États-Unis, elle aurait pu devenir médecin, comme son père en rêvait pour elle lorsqu’elle était lycéenne à Épernay (Marne). Elle serait alors professeure de médecine. Mais on l’imagine aussi énarque et agrégée de littérature, sa passion.

Un visage sensuel, une voix mélodieuse, un regard pénétrant… Delphine Horvilleur pourrait tout aussi bien avoir entamé une carrière d’actrice de théâtre et de cinéma. Posant il y a deux ans en jean bleu vif et chemisier blanc en couverture de Elle,qui la présentait comme « la rabbine intellectuelle féministe », n’avait-elle pas l’air d’une superstar ?

De livres en interviews, elle n’a pas cessé de l’être. Et l’on n’a pas fini, en la regardant, en l’écoutant et en la lisant, de s’interroger : pourquoi cette jeune femme surdouée de 49 ans, mariée à un élu parisien et mère de trois enfants, décida-t-elle, dès l’âge de 30 ans, de devenir rabbine ? Dût-elle passer, pour cela, par les États-Unis, puisqu’en France, le rabbinat n’est pas encore ouvert aux femmes – la première rabbine ordonnée dans notre pays, Iris Ferreira, l’a été seulement en 2021. On appelle ça, paraît-il, une vocation. Ou un appel de l’histoire, qui peut mener, pressent-elle, à un destin tragique.

Les ravages de l’antisémitisme

Le choc de l’attaque d’Israël par le Hamas le 7 octobre 2023 le lui a révélé même si, désespérément, elle tente encore de croire à la fraternité entre peuples et entre religions. Déjà autrice de huit livres, Delphine Horvilleur n’avait cessé jusque-là – au fil des souvenirs de vingt années des centaines d’hommes et de femmes qu’elle a accompagnés jusqu’à la mort – de plaider, avec cet humour juif qui « tient, croyait-elle, le tragique à distance », pour ce qu’elle appelle une « identité complexe ».

Oui, on peut être Français et Portugais ou Algérien, et même un peu de tout cela par hérédité, et même à la fois chrétien et juif, chrétien et musulman ou athée, comme on peut être à la fois, par héritage familial ou non, doué pour la littérature et pour le sport, pour les maths ou les langues étrangères… Elle croyait aux identités multiples. Elle croyait aussi à « la capacité juive de se plaindre avec humour ». Et au refus de se « laisser raconter par les tragédies ».

C’était avant ce tragique 7 octobre. Depuis ce jour-là, et l’annonce de la mort de 1 160 hommes, femmes et enfants israéliens et de nombreux visiteurs étrangers assassinés à l’aube, en plein désert, à la frontière israélo-palestinienne, Delphine Horvilleur a découvert les ravages de l’antisémitisme, que le mal était encore bien plus profond qu’elle ne l’avait cru jusque-là. Elle qui pratiquait quotidiennement l’humour dans des livres comme En tenue d’Ève (Grasset, 2013), Comment les rabbins font des enfants (2015), Il n’y a pas de Ajar (2022) ou Vivre avec nos morts (2021).

« Déclamer avec panache la douleur des autres »

Élevée par ses parents dans l’amour de la France, Delphine Horvilleur a été nourrie au culte de Racine, Corneille et Victor Hugo par un « papi » – son grand-père paternel –, « Juif français, sauvé par des non-Juifs », agrégé de lettres classiques, qui lui apprit à « déclamer avec panache la douleur des autres… et éviter ainsi de rendre la nôtre un peu trop voyante ».

Elle lui écrit aujourd’hui : « Oui, papi, c’est magnifique. Mais dis-moi : quand un frère, un proche, ou même un pays qu’on aime ne sait pas protéger les nôtres, ou pire, les envoie à la mort, reste-t-il encore digne de notre amour et de notre confiance ? Mérite-t-il encore vraiment qu’on l’honore ? Hein, papi, tu m’écoutes ? »

Et soudain, c’est la voix de « mémé », sa grand-mère maternelle, une immigrée des Carpates « débarquée en France par pur hasard sans parents ni enfants, tous partis en cendres dans les cheminées d’Auschwitz », qui lui répond. Elle avait jusque-là été si discrète que sa brillante petite-fille ignorait presque tout de son passé.

Avec un accent impossible, un accent à mourir de rire, « mémé » lance à « papi » : « La Fronce que vous aimez tellement, pleine de beaux livres et de kiltire, celle de Victor Hi’go et d’Albert Cami’, elle n’aime pas pliss les j-vifs qu’on les aime là où je suis née. Qu’est-ce que vous croyé ? »

« Dis, maman, pourquoi ça recommence ? »

En entendant cette voix de l’au-delà, Delphine Horvilleur le comprend : l’antisémitisme en France n’est pas mort. Il grandit ! Cela ne lui apparaît pas seulement de plus en plus évident au long de ses consultations, lorsque des Juifs mariés à des non-Juives, ou l’inverse, viennent lui confier leur brutale prise de conscience et lui avouer la peur qui ne cesse désormais de les habiter.

Mais dans sa propre vie quotidienne. Il y a les menaces écrites sur les murs, qui amènent la police à lui suggérer d’enlever de la porte de son appartement familial la Mezuza. Et pourquoi pas aussi de changer de nom, comme a dû le faire la secrétaire juive d’une association de journalistes ? Il y a les chauffeurs de taxi, qui lui parlent des « sales youpins » alors que, par un reste d’humour, elle a réservé sa voiture dans une grande compagnie sous les noms de « Sylvia Stalonne » ou « Jeane Wayne ».

Et puis, il y a ces bouleversantes discussions avec ses propres enfants, Samuel, Ella et Alma, à qui elle dédie son livre. Ils se relèveront, veut-elle croire, de la haine. Ils sauront être « des bougies dans le noir ». Mais comme elle regrette de les avoir laissés, le soir du 7 octobre, devant leur petit écran. C’est qu’elle était encore très loin d’imaginer les suites d’une telle « déflagration ».

Comment convaincre son fils adolescent d’enlever l’étoile de David qui pourrait le désigner aux tueurs ? Comment lui expliquer que, même blessés ou morts, les Juifs restent, aux yeux de tant d’autres, les « riches et puissants » ? Cela dure depuis des siècles. Il y eut des époques où les Juifs étaient des « femmelettes ». D’autres où ils passèrent pour des mâles « dominateurs ».

« Dis, maman, pourquoi ça recommence ? » Et pourquoi, dès qu’elle insiste sur la complexité des situations, tant de gens veulent-ils qu’elle ne parle que du sort des Palestiniens ? Elle en parle toujours, mais comment ne pas être troublée par cette « compétition des souffrances » ?

C’est à nous que Delphine Horvilleur pose ces questions. Qu’avons-nous fait, en dehors d’une manifestation organisée par le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée le 12 novembre dernier, pour défendre nos compatriotes ?

Savons-nous seulement qu’en moins de quatre mois, près de huit cents actes antisémites ont été commis dans la patrie de « Liberté, égalité, fraternité » ? Sans nous donner aucune leçon, Delphine Horvilleur nous amène à nous interroger lucidement sur nous-mêmes. Et à réagir enfin.

Par Christine Clerc