« La Shoah n’est pas si spéciale » : comment l’antisémitisme a submergé les universités américaines

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Slogans haineux, harcèlement… L’essayiste Brice Couturier revient sur les ressorts de l’explosion, depuis le 7 octobre, de propos et d’actes antijuifs sur les campus américains acquis aux idées « woke ».

« Exactement comme les Américains d’autrefois devaient renier leur allégeance à un roi étranger, aujourd’hui renoncer à votre antisémitisme est une condition pour vous adapter à l’Amérique. Ce pays ne pouvait pas fonctionner avec des royalistes et il ne peut pas survivre si des antisémites y occupent des positions de pouvoir. Les deux choses sont incompatibles avec notre démocratie libérale. » Tel était l’avertissement lancé, en 2019, par la journaliste Bari Weiss dans son livre Que faire face à l’antisémitisme ?. Depuis, les Etats-Unis ont été confrontés à une vague de haine antijuive sans précédent. Là où elle était le moins attendue : dans ces temples supposés du savoir que sont leurs colleges (institutions d’enseignement supérieur des premier et deuxième cycles) et leurs universités, y compris les plus prestigieuses.

D’après l’étude publiée par l’organisation Hillel International le 15 février, les cas d’antisémitisme recensés sur les campus américains ont explosé depuis le 7 octobre. 32 % des étudiants juifs disent avoir subi des actes de haine ou des violences antisémites, 23 % ne se sentent « pas bienvenus sur leur campus en raison de leur identité », 29 % ont subi des propos ou des remarques déplaisantes de la part d’un ou plusieurs de leurs professeurs en raison de leurs liens supposés avec Israël et 7 % envisagent de quitter l’établissement où ils étudiaient en raison du climat antisémite qui y règne. Leonard Saxe, professeur d’études juives contemporaines à l’université Brandeis, a établi, de son côté, un index de l’hostilité antisémite dans l’enseignement supérieur. « Beaucoup d’étudiants disent qu’ils ont été blâmés pour les actions d’Israël parce qu’ils sont juifs », souligne-t-il.

Car il ne s’agit plus seulement de projeter sur les murs des slogans appelant à la destruction de l’Etat d’Israël, tels que « le sionisme est du racisme », « du fleuve à la mer, la Palestine sera libre », comme à l’université de Pennsylvanie, ou bien d’installer des « murs de l’apartheid », censés faire éprouver aux étudiants le sentiment d’enfermement ressenti par les Gazaouis, comme lors de la « Semaine de libération de la Palestine » de UCLA, mais bien de cas de harcèlement ciblé d’étudiants juifs. Ces derniers sont suspectés, a priori, de sympathies pour un Etat devenu l’incarnation du Mal absolu dans la mesure où il apparaît à nouveau résolu à défendre son existence.

Les étudiants qui relatent ces cas de harcèlement ou de violences antisémites sont fréquemment victimes d’intimidation, comme en témoignait, en novembre dernier, dans Rolling Stone, Rebecca Massel. Cette étudiante juive de l’université Columbia collabore au journal multimédia Columbia Daily Spectator. Y publier un reportage sur l’agression dont a été victime, en plein jour, sur le campus, un étudiant israélien, insulté et battu à coups de bâtons par une militante propalestinienne, lui a valu une pluie d’e-mails la traitant de « raciste diffamatoire ». Dans le même Spectator, elle a également déploré qu’un club queer de Columbia, LionLez, ait cru devoir préciser « les sionistes ne sont pas invités » à l’annonce d’un festival de films « Noires et Lesbiennes ». Réaction de la présidente du club : « Les juifs blancs sont aujourd’hui et ont toujours été les oppresseurs de tous les Bruns. Quand je dis la Shoah n’était pas si spéciale, je le pense vraiment. Les Israéliens sont des nazis. »

« La politique américaine est devenue une espèce de « système de dépouilles racial » », écrit le journaliste Seth Mandel dans un article dans la revue Commentary : de même qu’aux Etats-Unis, le parti vainqueur d’une élection demeure autorisé à remplacer certains des hauts fonctionnaires par des personnes acquises à son programme, l’enseignement supérieur, « saturé de fanatisme racial », voit désormais se déchaîner la « concurrence des victimes ». Elle oppose depuis un certain temps déjà la mémoire noire de l’esclavage à la mémoire juive de la Shoah. « Contrairement à nous, ce n’est pas en Amérique qu’ont souffert les juifs : les Etats-Unis ne leur doivent pas les réparations que nous sommes en droit de réclamer », déclare ainsi un parent d’élève noir du Maryland, cité par Mandel, pour s’opposer à la création d’un programme destiné à enseigner la Shoah. Et à Black Lives Matter, on soutient les Palestiniens auxquels on prétend s’identifier.

To DEI or not to DEI

Depuis le pogrom commis par le Hamas dans le sud d’Israël, le 7 octobre 2023, c’est le conflit israélo-palestinien qui domine une scène culturelle américaine déjà très affectée par la politique des identités. Sur les campus, une énorme bureaucratie s’est déployée, depuis une vingtaine d’années, sous la bannière du sigle « DEI » (diversité, équité, inclusion). Elle dispose d’un personnel de plus en plus nombreux et jouit d’une autorité qui s’impose à celle du corps enseignant. Sous son influence, la limite entre éducation et militantisme politique est devenue floue.

Professeurs et étudiants sont soumis à des « évaluations » concernant leur contribution personnelle à la promotion des minorités ethniques, raciales, sexuelles qui pèsent lourd sur les évaluations et promotions. En vertu de la « Critical Race Theory« , devenue l’idéologie dominante de ces instances, les personnes d’origine européenne sont considérées comme porteuses du « privilège blanc » qu’il leur faut confesser et combattre si elles veulent être considérées comme des « alliés » par les personnes de couleur ou d’origine latino-américaine. Les Etats-Unis sont considérés comme gangrenés par un racisme institutionnel et persistant qu’il s’agit de dénoncer à chaque instant. Il imprégnerait, malgré eux, la conscience de tous les Blancs et jusqu’au contenu des anciens savoirs universitaires que le wokisme entend bien « déconstruire ». Le curriculum impose fréquemment de participer à des séminaires où l’on apprend notamment à combattre la « vision blanche », censée se déployer en particulier à travers le rationalisme des Lumières.

La version de l’antisémitisme qui voit dans les juifs des agents de la modernité, de la rationalité et de l’esprit critique trouve là un second souffle assez inattendu. En outre, le wokisme, qui réduit toute la vie politique à un conflit pour le pouvoir entre groupes identitaires oppresseurs et opprimés, a eu tôt fait de projeter sa logique mortifère sur le conflit du Proche-Orient. Cette logique raciste voit dans tous les Israéliens juifs des « Blancs » (y compris les Séfarades, réfugiés du Moyen-Orient, ou les juifs noirs, venus d’Ethiopie…) et dans tous les Palestiniens, des « Bruns ».

C’est dans ce contexte qu’il convient de situer la désormais fameuse prestation des trois présidentes d’universités (Claudine Gay de Harvard, Sally Kornbluth du MIT et Elizabeth Magill de la Penn) devant la Commission de l’éducation et de la main-d’œuvre de la Chambre des représentants le 5 décembre. Certains élus républicains du Congrès sont exaspérés par la politisation d’universités qui demeurent en partie financées par le contribuable. Nombre de cas de harcèlement antisémites sur les campus sont remontés jusqu’à leurs bureaux. La pathétique dérobade des trois présidentes à la question, posée avec insistance par Elise Stefanik, représentante de l’Etat de New York et ancienne de Harvard, « est-ce que le fait d’appeler au génocide des juifs constitue un cas de harcèlement dans votre université ? » a indigné bien au-delà du camp conservateur. Mal conseillées par leur cabinet d’avocat, elles ont été incapables de répondre clairement. « Si ces discours donnent lieu à des actes, alors oui », selon Magill. « Ça dépend du contexte », pour Gay.

Le changement de ton du New York Times entre ses éditions du 5 et du 6 décembre a été remarqué. Le premier article était titré « Des Républicains essaient de mettre en difficulté Harvard, MIT et Penn à propos de l’antisémitisme ». Le second, « Les présidentes de colleges sous le feu des critiques pour avoir esquivé des questions sur l’antisémitisme ». Entre-temps, nombre d’élus démocrates avaient fait part de leur indignation, y compris le gouverneur de Pennsylvanie lui-même, Josh Shapiro, qui avait jugé les réponses de Magill « inacceptables ». Elle a démissionné le 9 décembre.

Afin de protéger ceux de leurs étudiants qui militent, sur les campus, au sein d’organisations telles que Students for Justice in Palestine (SJP), les trois présidentes d’université ont cru pouvoir se réfugier derrière le premier amendement et une jurisprudence de la Cour suprême (notamment Brandenburg v. Ohio de 1969) qui garantit aux citoyens américains une liberté d’expression à peu près totale. Ce qui témoigne d’une extraordinaire mauvaise foi : ces universités ont leurs propres règlements, bien plus restrictifs en matière de liberté d’expression. Bien sûr, les propos racistes, sexistes ou homophobes y donnent lieu à des procédures disciplinaires qui débouchent ordinairement sur l’expulsion. Mais de telles procédures ont été également engagées contre des étudiantes féministes qui, comme Lisa Keogh, d’Abertay University (Ecosse), ayant osé dire, lors de séminaires sur le genre, que « les femmes ont un vagin » : un propos considéré comme une « micro-agression contre les personnes transgenres »… Récemment, une professeure de biologie de l’évolution de Harvard, Carole Hooven, a été poussée à la démission par la bureaucratie « DEI » pour avoir déclaré préférer utiliser l’expression « femme enceinte » à celle de « personne enceinte » et avoir déconseillé « l’abandon de la distinction entre mâle et femelle »…

Un calcul cynique

La démission de Claudine Gay, première femme noire à diriger Harvard, le 3 janvier, a déclenché de sérieuses polémiques. On devrait plutôt s’interroger sur les raisons qui ont présidé à sa promotion, selon l’éditorialiste Bret Stephens. Son parcours scientifique est des plus minces : 11 articles publiés en 26 ans, aucun ouvrage paru sous son seul nom. « L’écart [entre sa production académique et cette promotion] donne l’impression que Gay a été choisie non pas à cause de qualifications universitaires, auxquelles Harvard est censé donner de la valeur, mais plutôt de sa race », écrit l’éditorialiste noir John McWhorter. Pour lui, le seul fait que ses rares travaux universitaires soient, en outre, bourrés de plagiats, suffisait à retirer son poste à Claudine Gay. Les règles de cette université concernant le recopiage d’extraits de travaux publiés par d’autres sont très strictes ; on aurait mal compris que sa propre présidente soit dispensée de les respecter.

Les dirigeants des universités américaines sont d’abord des spécialistes en relations publiques et des professionnels de la levée de fonds. Aussi sont-ils de moins en moins recrutés pour leurs compétences universitaires. Mais l’idée qu’ils se font de leur mission est-elle de faire progresser le savoir et de le transmettre, ou plutôt de « faire évoluer la société » et de « piloter le changement culturel » ?

Sur le site juif Tablet, Tony Badran, chercheur à la Foundation for Defense of Democracy, s’indigne de ce que les rares militants de SJP à avoir subi des sanctions disciplinaires pour avoir tenté d’organiser une intifada de campus, comme à Rutgers ou au MIT, ont vu ces condamnations levées pour un motif révélateur : ils risquaient l’expulsion du territoire des Etats-Unis. « Il s’agit plutôt de détenteurs de passeports étrangers, notamment de pays arabes et musulmans, qui ont décidé de profiter des infrastructures éducatives américaines, tout en important les passions et les préjugés de leurs pays d’origine sur les campus américains. » Si les citoyens américains jouissent d’une liberté d’expression presque absolue, ce n’est pas le cas des étrangers présents sur le territoire américain. En y ayant plaidé, comme certains étudiants, pour une « intifada de New York à Gaza », ou en ayant justifié le pogrom du 7 octobre, ils risquaient une expulsion, réclamée d’ailleurs par 19 représentants républicains à la Chambre.

Certes, admet cet auteur, la mansuétude de l’Université à leur égard a des origines idéologiques : « la Palestine a trouvé sa place au cœur de l’intersectionnalité progressiste ». Mais cette indulgence procède aussi d’un calcul plus cynique : les universités américaines accueillent de plus en plus d’étudiants étrangers (15 % en moyenne dans les universités faisant partie de la prestigieuse Ivy League, un quart des effectifs à Harvard et près d’un tiers de ceux du MIT). Un nombre croissant d’entre eux provient de pays où la haine des juifs fait partie de la culture locale.

Etant donné le niveau extravagant des frais de scolarité et de logement exigés par les universités prestigieuses, seuls des enfants de familles très fortunées peuvent accéder à ces eldorados de la qualification. Ce qui, dans le cadre des systèmes politiques en vigueur dans certains pays, implique leur appartenance aux cercles du pouvoir local. Certains Etats font des dons mirifiques aux universités dont elles attendent, en contrepartie, des enseignements plus ou moins en phase avec leurs propres valeurs. Ainsi, le Qatar a distribué 2,7 milliards à des universités américaines entre 2014 et 2019. Les institutions bénéficiaires de cette manne auraient tort de s’en priver, d’autant qu’elle leur permet de remplir leurs quotas de « minorités », auto-imposés au titre de « l’affirmative action ».

Comment s’étonner, dans ces conditions, que l’image de l’enseignement supérieur aux Etats-Unis se dégrade ? En 2015, 57 % des sondés disaient lui faire confiance. Ce taux était tombé à 36 % l’an dernier. C’était avant la vague d’antisémitisme sur les campus. De plus en plus nombreux sont les Américains qui commencent à estimer que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Comme l’écrit Bret Stephens dans le New York Times, « 200 000 dollars ou davantage, c’est cher payé pour des leçons sur la meilleure façon de devenir antiraciste »…

Brice Couturier, essayiste et journaliste. Son dernier livre, OK Millennials ! Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure… L’enquête d’un « baby boomer » sur les mythes de la génération woke, est parue aux Editions de l’Observatoire.

Source lexpress