Depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre, #NousToutes au cœur d’un malaise militant

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L’organisation féministe, pointée du doigt pour avoir réagi tièdement aux violences faites aux femmes en Israël, s’empêtre dans les polémiques. Echaudées par ses liens avec des collectifs accusés d’antisémitisme, certaines membres ont pris leurs distances. Le gouvernement a menacé dimanche de couper les subventions aux associations «trop ambiguës» sur le sujet.

La marche féministe et sa nuée de pancartes violettes déferlant dans les rues de Paris se sont teintées, le 25 novembre, de couleurs plus inhabituelles : celles de la Palestine. Un peu moins de deux mois après l’attentat sans précédent du Hamas en Israël ayant fait 1 163 morts et la réponse sanglante de l’Etat hébreu à Gaza, la manifestation contre les violences faites aux femmes, organisée pour la première fois par une «inter-orga» constituée de dix collectifs féministes rassemblés autour de #NousToutes, s’est retrouvée au cœur de tensions liées à une guerre qui divise profondément la société française.

Présence d’hommes hostiles «cagoulés», groupe de femmes juives empêchées de manifester, décision de l’Union nationale des familles de féminicides (UNFF) de prendre ses distances… Les polémiques se sont enchaînées, donnant l’impression que #NousToutes, à l’image de La France insoumise, n’a pas su trouver une voie rassembleuse. Comment le plus grand mouvement féministe français, à l’origine de marches ayant rassemblé des centaines de milliers de personnes depuis sa création en 2018, et dont le cœur de lutte est les violences de genre, a-t-il pu se laisser déborder par des organisations à l’agenda tout autre ?

En plus d’une dizaine de témoignages, nous avons eu accès à des centaines de messages échangés dans des groupes WhatsApp ou sur la messagerie Discord. Ils révèlent le rôle actif joué par au moins deux organisations – Du pain et des roses (DPDR), la branche féministe du parti d’extrême gauche Révolution permanente, et la Relève féministe, créé après l’affaire Quatennens – pour pousser un agenda tout autre. Quitte à «silencier», selon les militantes interrogées, les voix plaidant pour que l’inter-orga dénonce avec plus de force que ne l’avait déjà fait #NousToutes les violences sexuelles et les féminicides perpétrés par l’organisation terroriste le 7 octobre. Ce malaise n’a pas échappé à la ministre déléguée à l’Egalité entre les femmes et les hommes, Aurore Bergé, qui a menacé dimanche 11 février sur Radio J de supprimer les subventions «à la moindre ambiguïté sur des propos qui auraient été tenus le 7 octobre». Allant bien au-delà des demandes de remise en question réclamées par les militantes, la ministre a exigé, sans préciser les conditions, un devoir d’exemplarité spécifique aux mouvements féministes en «refus[ant]» même que «l‘Etat soutienne financièrement des associations qui ne sauraient pas caractériser ce qui s’est passé».

Contacté par Libération, le cabinet se défend de «jeter le discrédit sur les associations féministes avec lesquelles la ministre travaille parfaitement. Chacun peut évidemment librement critiquer la politique du gouvernement israélien. C’est totalement différent des déclarations liées aux actes terroristes islamistes à l’encontre des femmes, qui ont subi exactions et mutilations. L’Etat ne saurait financer des associations qui nient les violences subies par les femmes ou pire les justifient». #NousToutes rappelle, que le mouvement n’ayant pas le statut d’association, il ne touche aucune subvention d’Etat.

«L’un d’eux a hurlé “mort aux juifs”»

Voyant dans cette déclaration «un prétexte pour attaquer les associations féministes» et rappelant «que toute organisation peut faire des erreurs mais que cela ne mérite pas de les empêcher d’aider des milliers de femmes», Léa fait pourtant partie des militantes échaudées. Récemment, cette trentenaire, mère de deux enfants en bas âge, avait choisi de rallier #NousToutes, appréciant cette «association non transphobe, plutôt à gauche et relativement structurée». En août, elle rejoint un comité local parisien ; le 25 novembre, elle est dans la rue. Mais c’est la douche froide. Sur le parcours, une jeune femme l’aborde, et lui demande si elle peut défiler à ses côtés : l’inconnue a vu sur un groupe WhatsApp de #NousToutes que Léa avait un patronyme juif comme le sien, et «a peur d’être agressée» vu son «type juif séfarade». «On a marché au milieu des drapeaux palestiniens et parfois à côté d’hommes cagoulés, l’un d’eux a hurlé “mort aux juifs” à dix centimètres de ma tête. A ce moment-là, je me suis dit : “J’espère que ça ne se voit pas sur mon visage que je suis juive et que je ne vais pas me faire tuer là, maintenant, au milieu d’une manifestation contre les violences.”» Lena Ben Ahmed, membre de la coordination nationale de #NousToutes, confesse son impuissance : «On le condamne, mais on n’y est pour rien. On ne peut pas mettre une militante derrière chacune des 80 000 personnes» ayant pris part à la marche.

Quand bien même les organisatrices ne pouvaient empêcher la présence de ces individus hostiles, c’est la goutte d’eau pour Léa, qui décide d’en rester là. Déjà, dans le sillage du 7 octobre, elle s’était posé de nombreuses questions. Dans les groupes WhatsApp de #NousToutes et des communautés LGBT + que cette bisexuelle fréquente, «il y avait quasiment exclusivement des messages de soutien à la Palestine, avec à l’intérieur des messages de soutien au Hamas et une diabolisation extrême de l’Etat d’Israël». Quant aux viols commis ce jour-là, elle considère qu’«ils ont été extrêmement silenciés. Et quand il y a eu un appel à la reconnaissance d’un féminicide de masse en Israël, il y a eu énormément de voix, de #NousToutes notamment en interne, pour dire que c’était un scandale, alors qu’en Palestine, les femmes souffrent. Mais oui, en Palestine, les femmes souffrent. Et si vous voulez faire un texte pour dénoncer un féminicide de masse en Palestine, je serai la première à le signer».

Léa n’est pas la seule à avoir mal vécu la journée du 25. «Avec mon amie juive, on n’a pas fini la manif car entre l’omniprésence des drapeaux palestiniens et tous ces hommes cagoulés qui n’étaient pas là pour défendre la cause féministe, on ne s’est pas senties à notre place, surtout dans le contexte de flambée des actes antisémites», témoigne à son tour la militante féministe Diane Richard, qui a fait partie de la coordination nationale de #NousToutes avant de prendre du champ cet été. D’autres témoignages, remontés au comité de pilotage de l’organisation, font état d’un malaise similaire après la manif : une militante, «chez elle car enceinte, en voyant des images sur Internet, s’est demandée si c’était bien la manif contre les violences de genre», tandis que cette «autre amie lesbienne, à un moment, ne s’est plus du tout sentie safe au milieu de beaucoup d’hommes cisgenres qui n’étaient pas là pour dénoncer les violences de genre». Jessica Suzes, membre de la coordination nationale de #NousToutes, rappelle «qu’il y avait des cortèges de femmes juives» comme Oraaj ou des femmes juives, comme Hanna Assouline présente au titre des Guerrières de la paix, mais «admet que la communication aurait dû être meilleure pour que chaque personne puisse se sentir de venir manifester. C’était la première fois que ce n’était pas une manif #NousToutes, on a essayé. On présente nos excuses, on essaiera de faire mieux la prochaine fois».

Alors que la guerre s’enlise et qu’on décompte à ce jour 28 340 morts à Gaza, selon le bilan fourni lundi par le Hamas, la volonté de lier cause palestinienne et féminisme est explicite dès la conférence de presse précédant la manif. Sasha Yaropolskaya, la représentante de DPDR, exhorte le mouvement féministe à prendre à bras-le-corps «la cause de la Palestine, qui est aussi une cause féministe». Ce soutien à la Palestine, qui ne fait pas débat au sein de l’inter-orga, se confond avec celui au Hamas, pourtant classé comme une organisation terroriste : le 7 octobre, celle qui se définit comme une «journaliste et militante transféministe et anti-impérialiste» saluait sur Twitter, à la vue d’un bulldozer pénétrant en territoire israélien, «des images incroyables après des décennies d’oppression sanglante». Interrogée sur les viols avec actes de torture subis par les femmes israéliennes ce jour-là, Sasha Yaropolskaya répond invariablement, s’exprimant au nom de Révolution permanente : «Nous nous opposons à la fois au génocide de Tsahal sur la bande de Gaza et à toutes les exactions contre les civils israéliens.» Lors de la manif du 25, des activistes de DPDR seront filmées et confrontées après avoir arraché des collages «Je suis Shani Louk», du nom de cette jeune Israélo-Allemande dont le corps supplicié a été exhibé dans les rues de Gaza.

«C’est pas de la violence, c’est du débat politique»

Eva Vocz, chargée de plaidoyer travail du sexe au sein d’Act Up-Paris et membre active de l’inter-orga, évoque de «l’entrisme», et ce dès le 7 octobre, avec un lobbying de la part de «meufs dans l’orbite du NPA» pour en faire une «manif pro-Palestine». «A la base, ajoute cette militante de 30 ans, elles comptaient même faire un die-in pour Gaza avec des combinaisons ensanglantées, et placer Urgence Palestine en tête de la manif !» Un projet finalement abandonné face aux protestations vigoureuses de l’UNFF et aux réticences de #NousToutes. «Rien que d’y avoir pensé quand elles savent que nous, on éponge le sang de nos mortes, que bon nombre d’enfants ont assisté à la mort de leur maman, c’est juste atroce», s’indigne Sandrine Bouchait, présidente et cofondatrice de l’UNFF. «Cette action était préparée par des bénévoles du “pôle action” de l’inter-organisation Urgence Palestine», tient à préciser Sasha Yaropolskaya, qui s’est vu reprocher d’avoir prévu ce die-in.

Membre de la coordination nationale #NousToutes, Maëlle Noir balaie les soupçons de noyautage : «Chaque collectif essaie de pousser pour son agenda politique, c’est le principe d’une inter-orga. En revanche, c’est une manif contre les violences de genre, donc il a été décidé par tout le monde que le cortège Urgence Palestine se situerait à l’arrière.» «On n’a pas fait d’entrisme, on avait chacune nos mandats et on a poussé sur nos revendications», confirme Agnès Aoudai, 47 ans, de la Relève féministe, que les reproches de violence agacent : «C’est pas de la violence, c’est du débat politique. Il y a des militantes plus aguerries que d’autres, c’est sûr, mais on n’a silencié personne», assure cette syndicaliste CGT qui se définit comme une «juive décoloniale».

Il n’empêche. Au cours d’échanges tendus qui ont suivi la manif du 25 novembre sur le canal Discord de l’inter-orga, Cecil Lhuillier, dit «Chèch», lance : «Lorsque des personnes ont évoqué la question de l’antisémitisme, de sa simple mention, vous avez toutes fait comme si de rien n’était.» Chèch sait de quoi il parle. Lors de la première réunion pour préparer le texte d’appel de la manif, le 12 septembre, ce militant anti-sida de 49 ans suggère d’inclure l’antisémitisme dans la liste des oppressions à dénoncer. «Et là, un silence de dix secondes.» Finalement, il obtient que le mot figure dans le brouillon. Mais, lorsque l’appel à manifester contre «les violences de genre, sociales et d’Etat» est publié mi-octobre, le terme d’antisémitisme a disparu. Chèch le signale sur Discord, s’étonne que sa suppression n’ait pas été débattue, rappelle la flambée des actes antisémites post-7 octobre«Réaction de Sasha : oui mais on mentionne “les racismes”. Sauf que dans l’appel, on dénonce la traque des adolescentes musulmanes portant l’abaya et le fait que les femmes noires et racisées sont plus exposées aux violences», relève le militant. Pourtant pro-palestinien assumé, il dit n’avoir «jamais vu ça en vingt-cinq ans de militantisme, un tel lâchage. Toutes les personnes juives sont assimilées à des suppôts de Nétanyahou et de l’extrême droite, et on en vient à faire avec elles exactement ce qu’on reprochait à l’Etat de faire avec les musulmans, les obliger à se justifier sur les attentats».

Interrogée sur cette suppression qu’elle dit ne pas comprendre, Maëlle Noir objecte que le texte a été «validé avant le 7 octobre», qu’«il y avait “racismes” au pluriel dans l’appel», et que ce terme «comprend l’antisémitisme, l’islamophobie (également absent de l’appel), la négrophobie, etc.» Elle reconnaît toutefois : «Ce n’est pas du tout évident pour le plus grand nombre que l’antisémitisme soit inclus dans l’antiracisme.»

«Instrumentalisation» par l’extrême droite

Les divisions éclatent sur la place publique après le 25, à propos d’un cortège de femmes juives, issues du collectif Nous vivrons, empêchées de rejoindre la manifestation où elles comptaient rendre hommage aux victimes israéliennes du 7 octobre. Interrogée à ce sujet, Maëlle Noir reconnaît une «confusion» entre le collectif juif et le groupuscule d’extrême droite Némésis, dont elles avaient eu écho, la veille, de la préparation d’une action similaire. Elle affirme avoir craint également une provocation de la Ligue de défense juive. Reste que Nous vivrons, qui multiplie les happenings pour dénoncer les propos ambigus de figures de La France insoumise, participe à braquer les projecteurs sur le malaise d’une partie de la gauche, et de certains collectifs féministes face à l’antisémitisme. Une gauche paralysée par la peur de «donner des gages au gouvernement d’extrême droite israélien, et qu’il s’en serve pour légitimer son opération à Gaza et donc les milliers de morts civiles à Gaza», analyse l’essayiste Illana Weizman, autrice de Des blancs comme les autres ? Les juifs, angle mort de l’antiracisme (Stock, 2022).

Dans Libération le 27 novembre, Diane Richard invite les mouvements féministes à faire leur «mea culpa», regrettant une «minimisation, voire une négation des viols commis par le Hamas». En réponse, une partie de l’inter-orga fait bloc autour de #NousToutes et dénonce dans un communiqué des «attaques contre le mouvement féministe» et une «instrumentalisation» de cette lutte par l’extrême droite, à laquelle Nous vivrons se voit assimilé. Maëlle Noir rapporte également qu’au lendemain de la mobilisation, #NousToutes a subi une vague de cyberharcèlement. «Les retours constructifs sur la manif ont été dilués dans des messages d’une violence inouïe, avec des appels au viol et des menaces de mort», s’indigne Maëlle. Cette récupération de l’extrême droite, bien réelle, a jeté le discrédit sur le mouvement féministe dans son ensemble. Mais pour Illana Weizman, le fait que «le RN instrumentalise la lutte contre l’antisémitisme» ne doit pas servir de prétexte à la gauche pour négliger ce combat. «Cette instrumentalisation existe, mais on fait quoi des juifs qui souffrent dans cette histoire ? Ils sont soit instrumentalisés, soit mis de côté».

Jugeant la réaction de #NousToutes décevante, Diane Richard revient à la charge début décembre : «La gauche doit sérieusement se poser la question de son propre antisémitisme, sans quoi les juif·ves de gauche ne se sentiront pas en sécurité dans nos luttes», écrit-elle sur Instagram. Un post qui lui vaut de nombreux messages de soutien. «Tu touches un sujet sensible qui m’a justement fait quitter la sphère militante», lui écrit Mathilde (1). «J’avoue m’être aussi éloignée de #NousToutes car je ne me sentais plus à ma place, la bienveillance prônée à sa création s’est perdue», renchérit Laura (1). «C’est rassurant de voir qu’on a quand même quelques alliées», la remercie Thomas (1), «juif de gauche» pour qui «les dernières semaines ont été plutôt pénibles». Mais aussi de subir une avalanche de messages haineux, sur les réseaux sociaux et en interne, où Diane est notamment accusée de «mettre en danger la vie des militantes de #NousToutes par ses prises de parole».

Acmé d’une crise couvant depuis 2021

Jusqu’à la rupture. «Je n’en reviens pas d’être confrontée à autant de violence dans un collectif féministe, écrit Diane, toujours en décembre, dans un message annonçant son départ. Je ne suis pas militante pour subir ça.» Après coup, la militante féministe critique la répression envisagée par le gouvernement, qui «créerait un précédent dangereux pour la liberté des associations féministes», et analyse cette gêne à dénoncer l’antisémitisme comme une volonté des responsables actuelles de #NousToutes «de se racheter par rapport aux critiques les visant comme étant trop blanches et bourgeoises. Elles veulent être les meilleures alliées des antiracistes, ce que j’approuve, mais à condition que cela ne soit pas au détriment de notre propre cause». Pour Eva Vocz, «si l’intersectionnalité s’arrête dès qu’il est question de femmes juives, c’est sans moi». Des critiques balayées par Agnès Aoudai, de la Relève féministe : «Diane a fait beaucoup de mal, et au féminisme en voulant casser un mouvement, et aux juives, en parlant à la place des concernées. On lui a rien demandé, on n’a pas besoin d’elle.»

Fin décembre, l’inter-orga fait le bilan après l’envoi d’un questionnaire à toutes les participantes. Consulté par Libération, il fait état «de difficultés importantes, voire de ressentis d’exclusion, de discrimination et de violences, et ce dans presque chaque retour». Maëlle Noir l’explique notamment par un choc de «différentes cultures militantes qui entraient en contact pour la première fois», quand Sophie Barre, membre de la coordination nationale, évoque «des frictions interpersonnelles que l’on retrouve dans toutes les organisations». Elle insiste : «Les tensions dans le féminisme sont courantes, l’essentiel est d’avoir des objectifs communs.»

En réalité, le malaise dépasse la question de l’antisémitisme. Plus qu’un épisode isolé, le conflit autour du positionnement à adopter sur la guerre Hamas-Israël apparaît comme l’acmé d’une crise couvant depuis le départ en 2021 de Caroline De Haas, cofondatrice de #NousToutes. Créé en 2018 dans le sillage de la déferlante #MeToo, le principal collectif féministe français, dont la page Instagram compte plus de 500 000 abonnés, doit notamment son succès à son choix initial d’opter pour une ligne rassembleuse. «#NousToutes a été fondé comme un mouvement d’éducation populaire pour former les jeunes sur les violences sexuelles et sexistes», se remémore Annabelle (1), cofondatrice qui l’a quitté en 2020, en insistant sur sa visée «grand public».

Rapidement taxé d’être trop lisse, voire discriminant, le collectif évolue vers 2022 sur une ligne intersectionnelle en prenant position sur le travail du sexe, la transidentité ou le port du voile. Le collectif lance ainsi son propre décompte des féminicides incluant les personnes trans, s’est mis en lien avec Act Up, l’association de lutte contre la transphobie Acceptess-T, et s’est rapproché des mouvements antiracistes, de lutte contre l’islamophobie ou les violences policières comme le comité Adama ou Lallab. Un virage politique salué par nombre de militantes, dont cette manifestation devait être l’aboutissement.

«Difficultés à mêler antiracisme et féminisme»

Ceci dit, cette reconfiguration ne s’est pas faite sans remous et a entraîné une vague de départs depuis deux ans. Les raisons invoquées sont diverses : manque de démocratie interne et recours à la cooptation «entre copines», sentiment d’une hiérarchisation des oppressions, influence grandissante prise par des militantes professionnelles…

Cet été, après les émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk, les départs se sont accélérés. Parmi les motifs avancés par les quatre partantes de la coordination nationale, la «remise en lumière d’agresseurs présumés». L’une d’elles évoque notamment auprès de Libération la reprise de contact avec le comité Adama, accusé d’avoir couvert les violences sexistes d’un de ses membres. Une autre parle d’une story Instagram de Taha Bouhafs, accusé de violences sexuelles en 2022, et relayée par Jessica Suzes, membre de la coordination nationale. Interrogée, cette dernière explique : «Je ne savais pas qu’il était mis en cause pour violences. Quand on me l’a signalé, j’ai enlevé cette publication et je me suis excusée. L’erreur est humaine.»

«Je me posais la question de partir depuis janvier et ça a été la goutte d’eau. Il y avait cette idée que si on met en cause des hommes racisés, ça va être utilisé de façon raciste. C’est vrai, on le voit bien malheureusement. Mais les victimes devenaient moins prioritaires, j’ai pu entendre des propos qui remettaient en cause leur parole», s’indigne Diane Richard.

Un des messages de départ, consulté par Libération, écrit : «Nous sommes dans un collectif féministe dont le mot d’ordre est “je te crois”. Remettre en doute la parole des victimes est extrêmement grave. On a entendu des mots comme “elle ment peut-être”, “cette affaire est plus complexe”, “de toute façon des agresseurs il y en a partout”.» Des paroles que les militantes se défendent d’avoir prononcées ou entendues. Une autre partante, Margaux (1), regrette : «J’ai toujours dit qu’il fallait faire attention de ne pas sortir de notre cœur de lutte. Ça a peut-être pu, avec l’actualité autour de la mort de Nahel et la montée de l’extrême droite, s’étioler à un certain moment.» De son côté, Lena Ben Ahmed lit dans ces départs des «difficultés à mêler antiracisme et féminisme» et estime «de notre responsabilité d’appeler à manifester contre les violences policières, même si c’est aux côtés du comité Adama porté par Assa Traoré ou d’autres».

La question de l’après

Dernière friction en date, et non des moindres : l’UNFF a acté, dans un communiqué envoyé le 8 février, «la remise en question de son affiliation» avec #NousToutes, pourtant partenaire privilégié depuis 2019. Cet éloignement intervient après l’organisation par le collectif d’un hommage aux victimes de féminicides, à laquelle l’UNFF, association de référence sur le sujet, n’a pas été conviée. L’affront de trop, même si l’UNFF avait commencé à prendre ses distances après les dissensions ayant traversé cette inter-orga «fortement connotée politiquement», selon le communiqué. Cofondatrice de l’UNFF, Hauteclair Dessertine a bien tenté, tout au long des semaines précédant la manifestation, de défendre une position équilibrée sur le conflit Hamas-Israël, faisant valoir qu’«on ne peut pas parler de la Palestine sans parler du 7 octobre». Mais «on s’est retrouvés face à des gens ultra violents», au point qu’il lui est arrivé de «sortir de réunion en pleurant». Auprès de Libération, deux fondatrices de l’association déplorent une «marginalisation» du combat contre les féminicides dans la préparation de la manif du 25 novembre.

«Cela soulève la question de l’irresponsabilité d’un collectif extrêmement suivi qui ne réagit pas face à des propos visant à hiérarchiser les victimes en fonction de leur couleur de peau», indique le communiqué.

Sandrine Bouchait, présidente de l’UNFF, ajoute : «On s’est entendu dire par Pierrette [Pyram, présidente de l’association afro-caribéenne DiivinesLGBTQI +] que nos victimes étaient moins importantes parce que c’est moins grave, moins barbare, dès lors qu’il n’y a pas de racisme.» Ces propos, tenus durant une réunion, ont été confirmés par deux autres témoins. Libé, la présidente de l’association dit être «désolée de savoir que ses propos ont été mal interprétés», précisant «s’être excusée la réunion d’après» : «Notre but était de parler des violences et des féminicides afrophobes, racistes qui ne sont jamais abordés, mais jamais de nier ou diminuer les autres féminicides.»

A moins d’un mois du 8 mars, se pose désormais la question de l’après. Si l’affaire Depardieu a permis de refaire l’unité au sein des milieux féministes, beaucoup de militantes attendent, comme Lydia (1), qui a quitté le collectif en mai, «que la coordination de #NousToutes reparte sur des bases saines et démocratiques». Et souhaitent, comme sa cofondatrice Caroline De Haas, que «la bienveillance en reste un pilier».

(1) Les prénoms ont été modifiés.

par Marlène Thomas et Eve Szeftel