Dans son livre posthume, Daniel Cohen signe une histoire des 12 000 dernières années

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«Une brève histoire de l’économie» mêle économie, anthropologie, histoire ou climatologie et cerne les défis auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée.

Daniel Cohen s’est donné un défi dans ce court ouvrage, le dernier écrit par l’économiste et publié à titre posthume : résumer l’histoire économique mondiale des 12 000 dernières années en 130 pages, des débuts de la civilisation à la crise climatique en passant par la révolution industrielle et l’essor de l’intelligence artificielle. Le tout en faisant appel non seulement à l’économie mais aussi à l’anthropologie, à la sociologie, à la psychologie, à l’histoire ou à la climatologie. Cet ouvrage n’apporte pas réellement d’idées nouvelles, mais constitue une excellente synthèse rédigée par l’auteur avant une brusque hospitalisation en janvier 2023. Si cette Brève Histoire de l’économie (Albin Michel) est une version brute qui manque un peu de structure et de polissage, l’ouvrage est enlevé et donne une vision d’ensemble (1).

Le niveau de vie global de l’humanité, rappelle Daniel Cohen, a stagné pendant des millénaires, entre les débuts de l’agriculture et le XIXe siècle. Les rations alimentaires d’un travailleur agricole britannique de la fin du XVIIIe siècle sont comparables à celles d’un journalier à Babylone 3 600 ans plus tôt. Malgré les nombreux progrès réalisés entre-temps, l’explication principale est la croissance démographique qui augmentait le nombre de bouches à nourrir à chaque progression des rendements.

Daniel Cohen rappelle qu’il est difficile de prédire l’avenir

Mais la transition démographique, amorcée en Europe au XIXe et qui s’est répandue au cours du XXe siècle dans la majeure partie du monde a mis un terme à cette stagnation : le taux de fécondité a chuté dans la quasi-totalité des pays. Résultat, la population mondiale est largement inférieure à ce que prévoyaient les prédictions des années 60. Une large partie de la population mondiale est aujourd’hui parvenue à la sécurité alimentaire, ce qui n’était jamais arrivé auparavant au cours de l’histoire mondiale. L’espérance de vie a augmenté quasiment partout.

Entre-temps, la révolution industrielle britannique a reposé en grande partie, rappelle l’économiste, sur les épaules des esclaves américains et des peuples colonisés, chargés à la fois de fournir des ressources et des débouchés commerciaux à l’industrie britannique. Et avec le progrès, le CO2 s’est accumulé dans l’atmosphère et le climat s’est déréglé. Ceci est d’autant plus inquiétant que les sociétés se sont déjà effondrées par le passé pour cause de «capacité étonnamment faible à se projeter dans le futur». Pour y faire face, Daniel Cohen ne donne pas de vision d’ensemble. Il n’y a pas, selon lui, besoin d’attendre une solution complète pour agir. Il rappelle que «c’est en faisant les choses qu’on transforme son imaginaire». Il conviendrait donc de «commencer à vivre autrement, même si les gestes de départ sont symboliques».

Alors, qu’adviendra-t-il de l’économie mondiale ? L’économiste rappelle qu’il est difficile de prédire l’avenir. Il cite notamment Keynes, qui en pleine crise des années 30, avait prévu la formidable évolution vers le progrès technique et l’accroissement du niveau de vie général des décennies à venir. Mais imaginait également qu’en 2030, les humains se contenteraient de travailler trois heures par jour, le reste étant consacré à l’art et à la métaphysique. S’il n’en a rien été, c’est, selon Daniel Cohen, parce qu’il n’a pas pris en compte «l’extraordinaire aveuglement du désir humain».

L’essor du numérique, dont les excès inquiètent l’économiste

Keynes n’aurait pas davantage pu prédire l’essor du numérique, dont les excès inquiètent Cohen, comme il l’avait déjà expliqué dans son précédent essai Homo economicus. Notamment le temps consacré aux écrans dès l’adolescence. Ou la féroce course à l’attention auxquelles se livrent les plateformes. Et encourageant, comme le font Facebook ou Twitter, les contenus clivants. Et faisant fi des désordres psychiques engendrés. L’auteur a également été témoin de la formidable montée en puissance de l’intelligence artificielle. Sa principale crainte ? Qu’elle se traduise par une poursuite du déclin des interactions humaines, par le remplacement progressif des services à la personne par des machines.

Daniel Cohen consacre également un chapitre sur le lien entre enrichissement économique et bonheur. Notamment le paradoxe selon lequel l’enrichissement d’un pays ne provoque pas d’augmentation du nombre de gens heureux, alors que dans une société donnée, on trouve généralement la plus importante proportion de gens heureux parmi les plus riches. La raison ? L’envie et le besoin de dépasser un groupe de référence : on est riche ou pauvre par rapport à nos proches.

En revanche, note également l’auteur, le niveau de bonheur est maximum chez les jeunes, amorce une longue diminution pour ne remonter progressivement qu’à partir de 50 ans. Parce que «la vieillesse libère d’un poids – celui d’accumuler des biens inutiles – et redonne leur place aux biens intrinsèques», comme l’affection des autres ou le sentiment d’avoir un but dans la vie. Résultat ? «On retrouve à 70 ans le bonheur d’une jeune personne de 30 ans.» Daniel Cohen écrivait probablement ceci en connaissance de cause : il avait 69 ans lors de la rédaction de cet ouvrage.

(1) Une brève histoire de l’économie, Albin Michel, 176 pp., 19,90 €.

par Savinien de Rivet