Selon Elie Barnavi, « une solution sera imposée ou ne sera pas »

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Selon l’ancien ambassadeur d’Israël en France, les Etats-Unis doivent dès maintenant contraindre Israël à la création d’un Etat palestinien.

Où va l’opération militaire israélienne dans la bande de Gaza, qui a déjà causé plus de 16 000 morts ces deux derniers mois ? Pour l’historien et ancien ambassadeur d’Israël en France Elie Barnavi, la destruction du Hamas est possible. Et les terribles événements qui ensanglantent la région depuis le 7 octobre ont ouvert une courte fenêtre durant laquelle la communauté internationale, Etats-Unis en tête, peut imposer une solution de paix aux Israéliens et aux Palestiniens. Mais il ne faut pas compter sur le gouvernement Netanyahou, qu’il considère comme une équipe « d’incapables ».

En bombardant le sud de Gaza, après en avoir détruit le Nord, quel objectif cherche à atteindre Benyamin Netanyahou ?

Elie Barnavi. D’abord, survivre politiquement. Cela fait des années que sa principale préoccupation est de s’accrocher au pouvoir afin d’échapper à la justice. Tout le monde le sait en Israël, y compris au sein du Likoud, son parti. Mais l’opération baptisée « Epées de fer » n’est pas la guerre du seul Netanyahou. Elle a deux objectifs : démanteler les capacités opérationnelles du Hamas et libérer les otages. Avec un ordre de priorité entre les deux qui n’a cessé d’évoluer depuis le début de la guerre.

Ces deux buts de guerre ne sont-ils pas contradictoires ?

Il y a une évidente contradiction, qui pose une difficulté opérationnelle. Mais la principale difficulté, c’est l’incapacité du pouvoir de définir « le jour d’après ». Comme ne cessent de le demander les Américains : « Qu’est-ce que vous voulez, en fin de compte ? »

Est-il possible de démanteler le Hamas ?

Oui. Je n’adhère pas au mythe désabusé qui consiste à dire que c’est impossible.

Selon ce « mythe désabusé », bombarder les civils à Gaza renforce le Hamas en radicalisant les Palestiniens…

Il y a une énorme différence entre la radicalisation de civils et la capacité militaire d’une organisation qui compte des dizaines de milliers de membres armés. Que les Palestiniens nous détestent davantage, c’est évident. De là à transformer cette détestation en capacité militaire, c’est une autre affaire… Démanteler le Hamas, cela ne veut pas dire tuer jusqu’au dernier des combattants, ou empêcher tous les tirs de roquette.

Cela signifie le rendre incapable de gouverner le territoire et de lancer des opérations d’envergure contre Israël. Dans le nord de Gaza, ce travail a été fait, peu ou prou. Il y a encore une forte présence militaire du Hamas dans le Sud, notamment quatre bataillons à Khan Younès. On peut en venir à bout. Une armée puissante peut démanteler une organisation terroriste, cela s’est déjà vu. Pensez à l’élimination des Tigres tamouls…

On a vu aussi les Américains se casser les dents face au Vietcong, ou les Français face au FLN en Algérie…

Les Américains et les Français n’ont pas perdu la guerre sur le terrain, mais chez eux. C’est leur société qui a fini par dire « assez ! ». L’offensive du Têt lancée par les communistes vietnamiens a été un échec militaire, et l’armée française a gagné la bataille d’Alger. Mais dans les deux cas, l’opinion publique a fait défaut. Nous n’avons pas cette difficulté : la volonté d’éliminer le Hamas est unanime. Pour une simple raison : on ne peut pas vivre avec un voisin pareil.

Quand Tsahal a attaqué le nord de Gaza, il a appelé la population à se rendre dans le Sud. Maintenant qu’il attaque le Sud, privant les Gazaouis de refuge, est-il concevable de mener la même opération ?

Personne ne veut tuer des civils. Mais si le but de la guerre est d’en finir avec le Hamas, comment l’atteindre sans aller le chercher là où il est, incrusté dans la population civile ? En deux mois de guerre en milieu urbain, on a tué 16 000 Palestiniens, dont beaucoup d’enfants, mais aussi un tiers de terroristes. Dix mille civils palestiniens tués, c’est 10 000 de trop. Mais pouvait-on faire autrement ?

On ne le pouvait pas, vraiment ?

On aurait pu utiliser des bombes moins puissantes et envoyer des commandos plutôt que des chars. Mais alors, ce n’est pas une centaine de soldats israéliens, bilan provisoire, qui auraient été tués, mais 1 000, 5 000, 10 000… Si l’armée procède avec cette puissance de feu, c’est pour épargner ses soldats. Elle le fait par ethos militaire, mais aussi parce qu’elle a besoin de l’appui de la société israélienne. Celle-ci supporterait très mal le retour en quantité de body-bags.

Voulez-vous dire que la société supporte mieux les « body-bags » contenant des enfants palestiniens que des « body-bags » contenant des soldats ?

La réponse est oui, bien sûr. C’est la loi de tous les conflits armés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont toléré la mort d’enfants allemands sous les bombes s’abattant sur Dresde. Et les soldats israéliens, ce sont nos enfants. Ils ont 18 ou 20 ans. Je sais que c’est difficile à expliquer aux opinions occidentales. Nous vivons dans des environnements très différents… On a affaire, avec le Hamas, à un ennemi particulièrement retors qui se préoccupe encore moins que le gouvernement et l’armée d’Israël du sort des Gazaouis.En termes de communication, la mort d’un enfant gazaoui est un problème pour nous, un avantage pour lui.

Mais c’est notre faute de l’avoir laissé prospérer et devenir le monstre qu’il est devenu. Les chefs de cette bande d’assassins vivent dans des capitales alliées de l’Occident. Ce dernier, comme nous, a laissé faire. Que fait-on maintenant des [Ismaël] Haniyeh et autres [Saleh] Al-Arouri, tous ces chefs du Hamas qui se prélassent dans des hôtels luxueux ? On les tue là où ils se trouvent ? Ce sont de vraies questions, auxquelles nous n’avons que de mauvaises réponses. Car il faudrait s’attaquer au problème sur le plan politique et stratégique, ce qu’on se garde bien de faire.

En quoi ce gouvernement n’agit pas bien du point de vue politique et stratégique ?

C’est une équipe d’incapables, qui allie à la corruption morale l’incurie et l’incompétence. Netanyahou a fabriqué la guerre dans laquelle nous nous trouvons. Depuis son retour aux affaires en 2009, il a favorisé le Hamas, sciemment, pour éviter la possibilité d’un Etat palestinien, tout en maintenant l’Autorité palestinienne aussi bas que terre – sans la supprimer, toutefois, car on en a besoin comme supplétif…

Netanyahou pensait qu’il était en train de gagner son pari : les accords d’Abraham, bientôt la normalisation avec l’Arabie saoudite – n’était-ce pas là la preuve que plus personne ne se souciait des Palestiniens ? Les cassandres parmi nous qui s’entêtaient à faire valoir qu’il était illusoire de passer par pertes et profits un peuple de plus de 5 millions d’âmes s’attiraient des sourires condescendants, aussi bien en Israël que dans les chancelleries occidentales.

Que faire à présent ?

La situation est surréelle. Netanyahou nous a entraînés là-dedans, l’opinion le sait, le monde le sait. Mais il n’accepte pas une once de responsabilité, il campe sur les mêmes positions qu’avant la guerre : pas de force internationale à Gaza, pas de rôle quelconque pour l’Autorité palestinienne, et, bien sûr, pas d’Etat palestinien…

Et on continue la colonisation en Cisjordanie…

Comme si rien ne s’était passé, en effet ! Pourquoi ? Netanyahou n’est pas un imbécile. Ce n’est pas un autre Trump. Il est intelligent, cultivé, il sait lire une carte géopolitique… Mais il a besoin de sa coalition pour survivre. Or, il sait que celle-ci exploserait au moment même où il dirait que, peut-être, après tout, il faudrait négocier avec l’Autorité palestinienne.

Quant à l’opposition, elle est paralysée par la guerre : impossible, par exemple, d’appeler à des manifestations. Netanyahou pense donc avoir du temps devant lui. La guerre, la commission d’enquête qui ne manquera pas d’être mise sur pied, des élections… il se dit que tout cela prendra de longs mois.

Où en est l’opinion israélienne ?

Elle est arrivée dans la guerre gravement divisée. Il y avait deux Israël qui se regardaient en chien de faïence. L’attaque du Hamas, évidemment, a déclenché un réflexe unanimiste et patriotique. Et, au moment où l’Etat se défaisait sous nos yeux,la société civile a pris le relais. Ces mêmes organisations qui ont porté la protestation pendant plus de neuf mois se sont muées du jour au lendemain en sociétés d’entraide. C’était extraordinaire…

Que va-t-il se passer après ? Eh bien, nous reviendrons aux clivages d’avant, parce que rien n’a été réglé. Dès que l’état d’urgence sera levé, l’unité se révélera pour ce qu’elle est, ponctuelle, fonctionnelle, et en définitive, factice. L’opinion israélienne ne supportera pas le maintien de Netanyahou. Les sondages sont sans ambiguïté : 80 % des personnes interrogées veut le voir partir. Un chiffre exceptionnel, surtout en temps de guerre. Les gens le détestent, jusque dans son propre parti.

Au point que des dissidences s’expriment et poussent Netanyahou vers la sortie ?

C’est une possibilité. Théoriquement, une « intifada » au sein du Likoud peut chasser Netanyahou et déboucher sur une coalition de substitution. Certains membres de la secte dévouée à la personne du chef qu’était devenu ce parti commencent à s’agiter. La peur s’estompe, les langues se délient.

Mais je suis pour ma part en faveur d’élections. La coalition actuelle serait alors clairement défaite et l’opposition pourrait construire un gouvernement réellement différent. Si, comme il est probable, Netanyahou et ses partenaires s’accrochent au pouvoir, il faut s’attendre à des manifestations d’une ampleur telle qu’aucun gouvernement ne saurait y résister.

Comment amener une paix durable dans la région ?

Il n’y a qu’une solution raisonnable : la création d’un Etat palestinien aux côtés de l’Etat d’Israël. Ce n’est pas une idée originale, elle a été avancée dès 1937 par les Britanniques, avalisée dix ans plus tard à l’ONU par la communauté internationale, négociée dans ses moindres détails depuis. La séquence catastrophique inaugurée par le pogrom du 7 octobre crée les conditions idéales, si j’ose dire, pour la mettre enfin en œuvre. Gaza doit servir de levier. On ne peut pas laisser derrière nous un territoire dévasté, inhabitable et anarchique. Mais on ne peut pas non plus y rester nous-mêmes, comme le propose Netanyahou.

Heureusement, Biden a été très clair : il n’y aura ni diminution du territoire palestinien ni présence militaire israélienne permanente. Il faut donc mettre en place un dispositif en trois volets : une force internationale qui assure la sécurisation du territoire ; le retour immédiat dans la bande de l’Autorité palestinienne ; et le lancement concomitant de la reconstruction. Les Gazaouis doivent entrevoir un horizon d’espoir, sortir de l’abattement et du nihilisme sur lesquels a prospéré le Hamas.

Ces mesures, immédiates et simultanées, sous l’autorité d’un « groupe de contact » réunissant Européens, Américains et Arabes, devraient déclencher un cercle vertueux en vue de la création d’un Etat palestinien. Point essentiel : tout cela doit se faire sans négociation avec les parties – ni avec Netanyahou ni avec Mahmoud Abbas [président de l’Autorité palestinienne, NDLR], deux zombies politiques dépourvus de légitimité.

Comment se passer des acteurs des deux camps ?

Une solution sera imposée ou ne sera pas. Lorsqu’un cadre rigoureux d’un plan de paix sera établi – et je rappelle que tout a déjà été négocié –, les représentants des deux camps seront appelés à nouer les derniers fils. Il faut bien que quelqu’un signe. Les Américains, dont nous sommes extrêmement dépendants, ont le pouvoir de contraindre notre gouvernement. Après tout, chaque fois qu’ils ont vraiment voulu obtenir quelque chose d’Israël, ils l’ont obtenu : retrait du Sinaï après la campagne de 1956, désengagement après la guerre du Kippour, conférence de Madrid en 1991… Vous savez, on ne peut pas faire la guerre sans pièces de rechange pour nos avions ou sans munitions.

Biden peut-il faire pression sur Israël à quelques mois d’une élection ?

Je le crois. Il ne perdra pas une seule voix juive, il a amplement prouvé son empathie envers Israël. Mais il faut se dépêcher. Trump est en embuscade. Quant à l’Europe, elle est notre principal partenaire commercial, scientifique, touristique, et le principal bailleur de fonds de l’Autorité palestinienne. Elle a, elle aussi, des moyens de faire valoir ses valeurs et ses intérêts. Il y a une courte fenêtre d’opportunité, qui risque, une fois de plus, de nous claquer au visage. Si on ne fait rien, un néo-Hamas prospérera sur les ruines de la bande de Gaza.

Bio Express

Professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv, Elie Barnavi a été l’ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002. Il est aussi conseiller scientifique à la Maison de l’Histoire européenne, à Bruxelles. Son dernier ouvrage paru : « Confessions d’un bon à rien » (Grasset, 2022).

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