Quand le philosophe David Enoch explique et justifie les actions d’Israël

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La réponse d’Israël à l’attaque meurtrière du Hamas est-elle juste ou disproportionnée ? Le philosophe spécialiste d’éthique et enseignant à l’Université hébraïque de Jérusalem David Enoch répond.

Quel est votre sentiment, plus d’un mois après les attaques du 7 octobre ?

David Enoch : Les attaques du Hamas du 7 octobre n’ont pas seulement été horribles, elles ont été d’une horreur sans précédent et ont aussi connu un succès sans précédent. Les Israéliens se sentent donc bien plus vulnérables aujourd’hui. Ils sont aussi, dans l’ensemble, profondément déprimés, même s’ils ne connaissent pas quelqu’un qui a été tué, kidnappé ou blessé dans leur entourage immédiat. Ce sentiment est dévastateur. Voilà qui explique en partie la férocité de la réponse israélienne et l’usage de la force dans les zones de conflit. Les images, les vidéos et les descriptions de ce qui se passe à Gaza témoignent d’une calamité incroyable. Mais cela ne signifie pas nécessairement qu’Israël agisse de manière injuste, bien que cette riposte crée d’horribles dégâts.

Peut-on expliquer cette situation d’extrême violence sans pour autant la justifier, et relever à la fois l’horreur des attaques terroristes et la violence meurtrière de la riposte israélienne ?

Bien sûr, on le peut. Quelle personne saine d’esprit pourrait nier l’horreur des attaques du 7 octobre ? Ils ont visé des civils, ils ont torturé, violé en masse, kidnappé des bébés et des grands-parents. Si vous ne pensez pas qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité, notre conversation est terminée. Je ne vois pas ce qu’on peut dire de plus à ce sujet. Les actions de l’armée israélienne à Gaza sont assurément tragiques. Le simple fait qu’elles aient causé des dommages considérables, de nombreuses victimes – y compris des victimes innocentes, dont des enfants – est insupportable. Mais il ne s’ensuit pas que les actions d’Israël soient injustifiées ou disproportionnées. Pour l’affirmer, nous aurions besoin de beaucoup plus d’informations sur la nature du danger dont Israël se protège, sur la disponibilité ou l’indisponibilité d’autres moyens pour protéger ses citoyens, et sur les possibilités, s’il y en a, de libérer les otages. Le statut moral des actions d’Israël à Gaza n’est pas clair du tout. Ensuite, nous pouvons bien sûr expliquer des actions sans les justifier. Nous le faisons d’ailleurs tout le temps. Cependant, nous avons tendance à opter pour des explications simplifiées à l’extrême, comme si un unique facteur expliquait des phénomènes sociaux complexes. Je suis d’accord pour dire que la politique d’Israël au cours des dernières décennies, à l’égard de Gaza, voire à l’égard des Palestiniens en général, fait partie des conditions générales qui ont donné lieu à cette attaque. Cela n’ébranle en rien l’horreur de ces actions, ni le fait que toute personne dotée d’une conscience morale devrait être consternée par elles, indépendamment des explications historiques sur la manière dont elles ont vu le jour. Nous pouvons discuter de sujets sur lesquels nous manquons d’informations, à condition de tenir compte de notre ignorance et de nos incertitudes. Il convient de les prendre en compte plutôt que de se cacher derrière des slogans. Des universitaires affirment, par exemple, comme si c’était évident, que la campagne israélienne à Gaza est disproportionnée. Penser que c’est évidemment vrai, c’est se méprendre sur moralité de la guerre.

Quelle est la spécificité du droit de la guerre contre le terrorisme ?

Je ne suis pas un expert en la matière, mais je sais qu’en termes de droit humanitaire international, il existe des discussions dans la littérature sur les différences entre un État pleinement souverain ou un agent non étatique. Le Hamas peut être considéré en partie comme un agent non étatique, mais, en réalité, il a agi pratiquement en tant que souverain à Gaza. D’un point de vue moral, et je pense aussi d’un point de vue de justice internationale, nous savons qu’Israël n’a pas le droit de prendre des civils pour cible, c’est très clair. Nous savons également qu’un pays est autorisé à cibler des combattants, même si cela risque de nuire à des civils innocents. La question qui se pose alors est la suivante : quel est la nature du préjudice ? C’est là que le calcul de proportionnalité entre en jeu. Il est important de souligner que l’exigence de proportionnalité exige que nous comparions, dans une optique conséquentialiste, le préjudice causé par les forces armées israéliennes non pas à l’ampleur du préjudice que le pays a subi, mais plutôt à l’ampleur du préjudice que l’utilisation de la force est censée prévenir. Il s’agit là d’une distinction cruciale, car l’une des choses que nous avons découvertes le 7 octobre est que le danger est bien plus grand que nous ne le pensions, à la fois en ce qui concerne la frontière avec Gaza, mais peut-être encore plus au nord, en ce qui concerne la frontière avec le Liban et le Hezbollah, qui est bien mieux équipé et bien plus dangereux que le Hamas. Aussi, si vous voulez éviter une guerre régionale totale, voire plus que régionale, avec un nombre de victimes bien plus grand, il est possible que les pertes causées dans la bande de Gaza soient conforment à l’exigence de proportionnalité.

Le philosophe américain Michael Walzer, spécialiste de l’éthique de la guerre, dit qu’il faut qu’Israël veille à rechercher la justice sans basculer dans la vengeance. Qu’en pensez-vous ?

Je n’ai pas vu cette déclaration, donc je vous crois sur parole. Il est banal de dire qu’Israël ne devrait pas chercher pas à se venger, mais je pense qu’il ne devrait pas non plus chercher à obtenir justice. Permettez-moi donc de dire quelques mots à ce sujet. Certaines pensent que l’envie de se venger n’est jamais justifiée. Ce n’est pas mon cas. Je ressens personnellement l’envie de me venger dans cette affaire, et cela me semble justifié. Mais je veux faire une distinction entre un sentiment individuel compréhensible ou même justifié, d’une part, et la manière dont nous devons agir et utiliser la force pour rétablir la sécurité, en prenant compte des dommages collatéraux, de l’autre. S’il est parfaitement logique de ressentir un sentiment de revanche, ce besoin ne saurait jamais être une base légitime pour l’utilisation de la force. Je serais d’accord avec Walzer sur ce point. Ensuite, j’ignore ce qu’il entend par « rechercher la justice ». S’il s’agit de la recherche d’une justice rétributive, celle qui punit le crime pour assurer la paix, alors c’est peut-être une considération légitime pour l’utilisation de la force par l’État. Mais je n’en suis pas sûr. Car lorsque nous punissons des criminels, nous le faisons habituellement en les traduisant devant un tribunal. L’idée que la justice puisse se faire au détriment de la vie d’innocents m’est insupportable. La seule chose qui, à mon avis, peut justifier le recours à la force, y compris le préjudice causé aux innocents, n’a rien à voir avec la vengeance ou la justice. Il s’agit, par un calcul du moindre mal, de prévenir des pertes et des souffrances encore plus horribles et un nombre de victimes encore plus élevées à l’avenir. C’est peut-être ce que Walzer entend par « rechercher la justice ». Si c’est le cas, je suis d’accord.

Certains représentants politiques parlent à propos du Hamas d’un « mal absolu ». Ce langage moral est-il le bon ?

Oui, ce qui a été fait est moralement scandaleux. Mais ne suis pas convaincu par cette façon de présenter les choses, en particulier dans le contexte politique. Car nous pouvons affirmer qu’il n’y a absolument aucun moyen de justifier les attaques terroristes, en exprimant son indignation morale avec sang-froid. En revanche, des comparaisons avec les nazis sont avancées par certains en Israël. Cette généralisation, laissant penser qu’il n’y aurait pas d’innocents à Gaza, prépare le terrain pour d’autres catastrophes, dont nous ne voulons pas.

Qu’espérez-vous pour l’avenir ?

La situation est franchement la pire que j’aie jamais vue, d’aussi loin que je me souvienne. Le 7 octobre restera une expérience traumatisante pour les Israéliens pendant des générations, et la dévastation de Gaza aujourd’hui risque d’avoir un effet similaire du côté palestinien. Je doute que ce type de traumatisme puisse pousser peut-être les peuples dans une bonne direction.

Source philomag

2 Comments

  1. petit rappel, piqué sur Wikipédia
    Entre la victoire de l’Allemagne nazie après la bataille de France et la libération du pays, les Alliés – dont les Forces aériennes françaises libres – ont bombardé de nombreux sites en France.
    En tout, 1 570 villes ont été bombardées par les Alliés entre juin 1940 et mai 1945.
    Le nombre total de morts civils est de 68 778 hommes, femmes et enfants.
    Le nombre total de blessés est supérieur à 100 000.
    Le nombre de maisons complètement détruites durant les bombardements est de 432 000 et le nombre de maisons partiellement détruites est de 890 000.
    Les villes les plus détruites:
    Tilly-la-Campagne (Calvados) : 96 %
    Calais (Pas-de-Calais) : 95%
    Vire (Calvados) : 95 %
    Le Portel (Pas-de-Calais) : 94%
    Dunkerque (Nord) : 90%
    Villers-Bocage (Calvados) : 88 %
    Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) : 85%
    Le Havre (Seine-Maritime) : 82 % /etc./

    Les Alliés n’avaient nullement l’intention d’assassiner la population, qui n’y était en majorité pour rien et avait déjà beaucoup souffert, mais de détruire les nazis (les vrais) dont les intentions génocidaires ne faisaient, et ne font, aucun doute.
    Ce fut une immense douleur, mais peu sont ceux qui croient qu’il y avait une autre solution.

  2. Merci pour ce rappel salutaire dans la situation actuelle. Il faut aussi mentionner que le gouvernement collaborationiste de Pétain a largement diffusé les informations sur les victimes de bombardements pour dénoncer des crimes commis par les alliés. L’opinion française, en majorité, n’était heureusement pas dupe de cette propagande. Les gens connaissaient la répression sauvage des forces d’occupation et de la milice pétainiste, avec prise d’otages destinés au peloton d’éxécution. Il y a quand même eu des « bavures » dans les bombardements dont certains n’étaient pas justifiés par un objectif militaire.

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