Zeruya Shalev en 2002 : « J’attends la paix pour écrire… »

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Deux ans après la sortie de son premier livre, Zeruya Shalev accordait une interview à Didier Jacob. La romancière israélienne, qui se plait à faire la chronique des vies intimes, y évoquait son enfance, sa famille et son inspiration étroitement liée à l’histoire de son pays. Archive.

Chef de file de la nouvelle littérature israélienne, cette romancière par qui le scandale arrive observe, dans « Mari et femme », les misères de la vie conjugale

Le Nouvel Observateur. Vous êtes née dans un kibboutz en Galilée. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?

Zeruya Shalev. Je suis née en effet au kibboutz, mais je n’y ai pas grandi. Ce qui s’est passé, c’est que mes grands-parents, qui venaient de Russie et de Pologne, avaient bâti l’un des premiers kibboutz en Israël. Ma mère était née là et, quand elle s’est mariée, elle a voulu aussi y habiter. Mais mes parents se sont aperçus très vite qu’il s’agissait d’un système éducatif anormal. Qu’ils ne puissent nous voir, mon frère et moi, que deux heures par jour, qu’ils ne puissent s’occuper de nous quand nous étions malades, ils n’ont pas pu l’accepter. Alors, une nuit, ils nous ont kidnappés, et le lendemain nous avons dû partir car ils avaient enfreint la loi.

Vous aviez quel âge ?

J’étais bébé. Plus tard, j’y suis allée souvent pour voir mes grands-parents. Je ne pouvais pas supporter les enfants du kibboutz. Ils étaient violents, sauvages. Alors que mon frère et moi étions très doux, très pâles. Nous portions des lunettes comme de petits intellectuels. Les autres ne nous aimaient pas, et nous on se cachait. Je pense que certains des problèmes de la société israélienne actuelle viennent de là, de ce que beaucoup d’enfants n’ont pas assez vécu avec leurs parents. En tout cas, je n’aurais sans doute pas écrit si j’étais restée là-bas.

En lisant vos livres, qui sont animés d’une espèce de rage, on n’imagine pas que vous ayez pu être si introvertie.

J’étais introvertie parce que j’étais solitaire. Après le kibboutz, mes parents se sont installés dans un campus, pas très loin de Tel-Aviv, où il n’y avait aucun enfant. Je jo)uais avec les chats et les chiens. Mon père enseignait là, ma mère, qui était peintre, donnait des cours également. C’était près de la frontière, juste avant 1967, et on se faisait tirer dessus régulièrement. La nuit, on allait parfois se réfugier dans les abris. Mais il y avait une nature magnifique. Les feuilles, le vent, la neige en hiver, c’était mes jouets à moi. Je m’en allais souvent pieds nus dans la nature.

Et votre père vous lisait des histoires…

Oh oui ! C’était tous les soirs des passages de Kafka, de Gogol… Il m’a lu « la Métamorphose » quand j’avais 3 ans. Il était très ambitieux ! Ça durait parfois une heure, deux heures. C’était merveilleux. Et puis la Bible, nous en demandions toujours plus. David, Saül, Jonathan. C’est pourquoi, dans mes livres, la Bible affleure souvent, les phrases émergent, intactes, de ces moments passés à écouter mon père.

Vous lisez la Bible à vos enfants ?

J’ai essayé. Mais mon fils, qui a 6 ans maintenant, trouve que c’est trop triste. Je lui ai raconté l’histoire de Joseph et de ses frères, il a commencé à pleurer, et il m’a dit qu’il ne voulait plus jamais entendre parler de la Bible (rires).

D’où vient dans vos romans ce style tendu, nerveux, syncopé ? Et ce goût des situations dramatiques ?

Je suis attirée par les expériences extrêmes. Ce sont des moments de crise. Donc j’ai besoin de cette écriture intense, de cette nervosité. Et puis c’est la réalité de la vie en Israël. Pleine d’angoisses, d’interrogations et de doutes. Cela dit, quand j’écris, je suis vraiment ailleurs. C’est une impression étrange, comme si je rêvais. J’allume mon ordinateur, je n’ai pas d’idées très précises encore, et soudain des pages et des pages se remplissent sous mes yeux. C’est une expérience intérieure. Comme si quelqu’un d’autre me soufflait quoi écrire. Quand je travaillais sur « Vie amoureuse », je venais juste d’avoir mon bébé, je restais donc à la maison, et menais la vie très ordinaire d’une mère. En même temps, j’écrivais toutes ces scènes érotiques mon enfant dans les bras, pendant qu’il dormait. C’était surréel…

« Vie amoureuse », votre premier roman, a provoqué un énorme scandale en Israël, à cause de l’érotisme des situations et des références à la Bible. Est-ce que « Mari et femme » lui aussi a suscité la polémique ?

Pour « Vie amoureuse », les gens m’arrêtaient dans la rue, me criaient dessus. Encore maintenant d’ailleurs. « Mari et femme », c’est différent. Il y a eu un scandale parce que le livre a été piraté. Des photocopies très bon marché ont été vendues dans les rues, alors que le livre était en librairie. Ce n’était jamais arrivé en Israël.

La situation dans votre pays vous préoccupe ?

Bien sûr. Comment voulez-vous, en pleine Intifada, alors que des gens se font tuer si près de ma maison, que je continue à écrire sur les couples qui se déchirent ? C’est pourquoi, l’année dernière, j’ai essayé de finir cette trilogie, mais je ne pouvais plus me concentrer. Cette atmosphère rend le roman impossible. J’attendrai la paix pour recommencer à écrire.

Article paru dans « Le Nouvel Observateur » du 24 janvier 2002