Le «spinozisme», contre la servitude de l’ignorance

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Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, réconcilie étrangement la liberté humaine et la nécessité des choses. Êtes-vous un «spinoziste»?

Vous descendez tardivement faire vos courses, pour diminuer votre chance de croiser votre voisin un peu rogue. Vous préférez un pain de campagne à votre baguette habituelle. A chaque instant, vous rouvrez l’éventail de tous les possibles. Peut-être vous croyez-vous libre. L’êtes-vous vraiment? C’est une illusion, avertit Baruch Spinoza, qui n’a pas fini de berner les hommes. Une thèse scandaleuse au XVIIe.

La communauté juive d’Amsterdam excommunie, alors qu’il n’a que 23 ans, celui que ses parents auraient bien vu rabbin. C’est en polissant des verres de lunette qu’il tente de gagner sa vie. Il la finira en reclus, ses œuvres posthumes interdites parce qu’accusées d’être «profanes et blasphématoires». C’est que son monde philosophique, tout de froideur mathématique, domestiquant jusqu’à l’amour et la joie, s’accorde mal avec la foi en un Dieu personnel.

L’homme est aussi libre qu’une pierre qui tombe au sol. C’est-à-dire qu’il ne l’est pas. Imaginons une pierre qui aurait conscience qu’elle chute. Elle s’imaginerait peut-être qu’elle dégringole vers le bas parce qu’elle désire qu’il en soit ainsi. C’est ce genre de liberté illusoire dont les hommes se vantent. Comme la pierre qui se croit libre parce qu’elle méconnaît la loi de la gravité, l’homme se croit libre parce qu’il «ignore les causes qui le déterminent». Ainsi le bavard croit parler volontairement, alors qu’il est porté par une «impulsion» qu’il ne maîtrise pas.

La philosophie n’a eu de cesse de dénoncer la servitude de l’homme. Chez Spinoza, cet esclavage n’est pas celui de la technique qui assèche, des passions qui affaiblissent ou des habitus qui déterminent. C’est une servitude de l’ignorance. L’homme n’est pas à la source de son action, et sa tragédie est qu’il ne le sait pas.

Obéir à la nécessité

Mais la liberté ne s’oppose pas à la nécessité. Elle s’accorde avec elle. La liberté, c’est «obéir à la nécessité de sa propre nature». C’est suivre le cours des choses. Cette définition est d’une originalité scandaleuse. Elle suppose une réalité conçue comme immense canevas, une toile où tous les liens et tous les nœuds seraient nécessaires. En fait pour Spinoza, il n’y a qu’une seule réalité. Toutes les cellules de notre être, jusqu’aux galaxies et toutes les étoiles, tout cela n’est qu’un mode particulier d’un attribut de la substance. Cette substance, c’est Dieu, «c’est-à-dire la nature». Les trois ne désignent qu’une seule chose. C’est un monde sans extériorité que bâtit Spinoza, ni transcendant ni vraiment immanent. Tout est en tout, dans un monde sans dieux parce qu’il se confond avec le divin.

Mais c’est un divin sans miracle. C’est un divin de la nécessité logique, de l’enchaînement des causes. Le monde est désenchanté. La nature est aveugle, elle est sourde, elle n’a plus de sens. Spinoza refuse l’idée de finalité chère à la tradition réaliste. La finalité n’est qu’une croyance, une superstition. S’attacher à cette idée? C’est se réfugier dans un «asile de l’ignorance». Ainsi, l’absurde et le rationalisme absolu se côtoient main dans la main. En voulant tout maîtriser on n’arrive plus à rien expliquer. Parce que l’on dissèque mécaniquement toutes les raisons, c’est le sens des choses qui demeure introuvable.

L’amour lui-même est lourd de rationalisme. Car Spinoza parle sans cesse d’amour. Il ne se demande pas ce qu’il aime. Il se demande ce qu’il faudrait qu’il aime. La félicité ou la misère ne dépendent pas de l’intensité de l’amour, mais de la dignité de l’objet aimé. Et l’objet le plus digne, c’est Dieu. Mais aimer Dieu de manière traditionnelle, c’est pour Spinoza rester prisonnier du temps, de la durée. Seul «l’amour intellectuel de Dieu» se situe sur le plan de l’éternité. En effet «nul amour, sauf l’amour intellectuel, n’est éternel», écrit-il dans son Éthique. On l’a aussi surnommé «le philosophe de la joie». Mais c’est une joie qui jaillit de la connaissance, celle la plus haute, qui voit chaque évènement comme découlant de la nécessité naturelle. La joie et l’amour reposent sur l’extension de la puissance de connaître. D’où le scandale. Rien n’est plus éloigné de Spinoza que le mystère de la transcendance. Il n’y a rien du réel qu’il scrute qui n’échappe au mécanisme.