Pierre-André Taguieff: «La bêtise enrubannée est intarissable»

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Le philosophe Pierre-André Taguieff dénonce la sottise moderne qui, au nom de la morale, pousse à la radicalité. Son nouveau livre est sorti le 20 septembre.

«L’ intelligence a des limites, la bêtise n’en a pas», disait déjà Claude Chabrol. Politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff estime, pour sa part, que la résilience de l’imbécile s’est même accrue dans notre monde moderne. Et de citer tous ces mots en «isme» (néoféminisme, antiracisme, anticapitalisme, écologisme, décolonialisme…) qui occupent le débat public. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, le directeur de recherche honoraire au CNRS publie Le Nouvel Âge de la bêtise (L’Observatoire).

LE FIGARO. – Pourquoi consacrer un livre à la bêtise?

Pierre-André TAGUIEFF.- .Rien n’est plus banal que la bêtise, car elle se confond avec l’émission de pensées banales, indéfiniment répétées, et cette affligeante banalité la rend imperceptible à beaucoup, comme si elle était un élément nécessaire du décor. Elle s’intègre pour ainsi dire dans le bruit de fond du fonctionnement social, elle fait partie de la rumeur du monde, celle qu’on n’écoute plus dans la vie ordinaire mais dans laquelle on baigne.

On peut voir dans l’attrait de la ressemblance la raison majeure du regroupement spontané des imbéciles, la force motrice qui les amène à «faire communauté», phénomène relevé par Schopenhauer«En matière de relations sociales aussi, chacun préfère nettement celui qui lui ressemble ; ainsi, pour un imbécile, la fréquentation d’un autre imbécile est infiniment plus agréable que celle de tous les grands esprits réunis.»

On lutte, parfois avec succès, contre l’ignorance, l’erreur, l’illusion et le mensonge. On dénonce ou on moque les délires, les pensées devenues folles, ou encore, à la suite de Socrate, le faux savoir et les raisonnements biaisés des sophistes. Au nom de la vérité, on lutte aussi contre les rumeurs, les préjugés et les mythes, et bien sûr contre le fanatisme sous ses formes religieuses et idéologiques. Mais peut-on lutter efficacement contre la bêtise, en particulier contre la bêtise de ceux qui sont supposés savoir et penser, et comment? Telle est la question que je pose dans mon livre. On aura compris que c’est surtout la bêtise des intellectuels qui fait l’objet de mes descriptions, de mes analyses et de mes tentatives de conceptualisation.

Peut-on définir la bêtise?

Il n’est pas facile de définir la bêtise, car, en raison de l’extrême diversité de ses illustrations possibles (elles-mêmes pourtant claires), on peine à passer de la perception de certaines ressemblances (d’«airs de famille», dirait Wittgenstein) à la construction d’un concept, ou plus exactement d’un noyau conceptuel, sur la base des caractéristiques communes des cas de bêtise identifiés. Certes, l’on peut s’en tenir à des critères simples, tels que l’incapacité à analyser des données ou à résoudre des problèmes, ce qui définit le manque d’intelligence. Et, par exemple, le recours à des arguments fallacieux dans les débats politiques témoigne souvent d’une incapacité cognitive, qu’on prend naïvement pour des preuves de mauvaise foi ou de démagogie.

Mais on ne peut donner une définition scientifique de la bêtise, phénomène irréductible aux instruments de mesure disponibles. On ne peut la réduire à un simple manque d’intelligence dont on pourrait mesurer les degrés, ni même à un manque de jugement. Alors que l’intelligence est peu probable, minoritaire et non transmissible socialement, la bêtise est hautement probable, majoritaire, socialement transmissible et renouvelable. Elle est même contagieuse, par imitation ou intimidation. C’est là sa supériorité. Elle semble indestructible. On ne peut guère espérer que l’ébranler furtivement. C’est l’une des tâches de l’ironiste.

Quels sont aujourd’hui les exemples les plus probants de la bêtise?

La bêtise semble n’avoir pas d’histoire. Et pourtant. Jean Cocteau disait: «Le drame de notre temps, c’est que la bêtise se soit mise à penser.» C’est là peut-être la marque du nouvel âge de la bêtise: le surgissement d’une bêtise dotée des signes extérieurs de l’intelligence. Et cette bêtise masquée s’orne en outre de références culturelles prestigieuses. Elle est «cultivée», disons enrubannée. Cette bêtise huppée plastronne dans les médias. Voilà de quoi nous désarçonner. Raison de plus pour tenter de comprendre le phénomène.

Aujourd’hui, en France, la palme de la bêtise tout-terrain revient à Sandrine Rousseau. Ses saillies passent souvent par l’emploi systématique du fameux couteau suisse qu’est la «déconstruction», gros concept creux qui fait entrer en transe les écoféministes décoloniales et intersectionnalistes depuis une trentaine d’années. Sur LCI, le 22 septembre 2021, la militante «radicale» s’est confiée: «Je vis avec un homme déconstruit, et j’en suis hyper-heureuse.». Cet heureux «homme déconstruit» aurait, selon sa compagne «hyper-heureuse»«pris conscience des normes implicites» qui sont des «constructions sociales» fondant sa «position dominante». Il aurait ainsi fait preuve d’éveil, il serait devenu woke. Sur LCI, le 23 septembre 2021, on pouvait lire ce tweet de la militante écoféministe, désireuse d’expliquer sa déclaration de la veille: «Quelqu’un comme Emmanuel Macron n’a pas déconstruit les discriminations. Et c’est un problème. La déconstruction est une démarche personnelle, ça demande du temps, des lectures, et une volonté aussi de déconstruire les a priori que nous pouvons chacun·e avoir.»

Sa bêtise est à la fois répétitive et inventive, et aussi sans frontières. Bien qu’elle se répète beaucoup, car elle jouit d’enfiler les clichés (manière de rester fidèle à elle-même), il lui arrive de surprendre. Elle donne en permanence sur tous les sujets d’actualité des spectacles de bêtise idéologisée, applaudis par les «cons» de son camp, qui la trouvent courageuse. Mais elle est aussi roublarde et pratique l’art de la provocation calculée qui séduit les médias. Sans en être pleinement consciente, elle a professionnalisé, en tant que comédienne pseudo-politique, la mise en scène d’elle-même comme délicieusement simplette, spontanément caricaturale.

Elle prêche sans sourciller pour la «radicalité»: «Aujourd’hui, ce qui peut vraiment nous sauver, c’est la radicalité.» La «radicalité», c’est-à-dire la rupture totale avec le monde tel qu’il est, et sans attendre. Il s’agit une fois de plus de «transformer le monde» et de «changer la vie»: Marx + Rimbaud = Rousseau. Elle est donc une «bonne cliente» pour les professionnels du spectacle médiatique.

Comment la bêtise des «belles âmes» peut-elle nourrir ce qu’on appelle des discours de haine?

Le propre des nouvelles «belles âmes» est de s’installer confortablement dans le camp des «bons combats» pour les collectionner, afin d’incarner avec la fermeté requise le Bien et le Juste. C’est là qu’on rencontre le paradoxe des «ismes» et des «anti-ismes» de bonne réputation: néo-féminisme, antiracisme, anticapitalisme, antisionisme, écologisme, décolonialisme, transgenrisme. Car on découvre que la haine est partout dans les discours et les comportements de ces activistes farouches partis en croisade contre la haine et surtout contre les «discours de haine». C’est ainsi que se fabriquent des saints et des martyrs de plateaux télé, des combattants et des victimes de pacotille.

Les «belles âmes» d’aujourd’hui prennent la figure de nobles extrémistes, et plus particulièrement celle de militants engagés dans toutes les «bonnes causes» idéologiques. On aura reconnu les extrémistes dits «progressistes», de gauche ou d’extrême gauche, «insoumis» en quête de «soulèvements» à toute occasion. Il y a une bêtise spécifique chez ces extrémistes, tous partisans d’un quelconque jusqu’au-boutisme, une bêtise aggravée par le fanatisme idéologique. D’où l’impression que les extrémistes sont extrêmement bêtes. Mais ce n’est pas toujours vrai. Car leur fanatisme fait d’eux des adeptes du principe selon lequel «la fin justifie les moyens». Ils sont parfois dotés d’une intelligence tactico-stratégique.

C’est dans les rangs des «belles âmes» engagées qu’on rencontre, outre les stupides primaires et ordinaires qui, frappés d’une «faiblesse générale de l’entendement», illustrent la bêtise spontanée, «simple» et «honnête» (de loin la plus répandue), un grand nombre d’individus incarnant la forme «la plus dangereuse», selon Robert Musil, de la bêtise: la bêtise sophistiquée, «intelligente», parfois subtile et toujours immodeste. Non pas la simple inintelligence, qui se réduit à la non-compréhension propre à un esprit passif, mais une forme d’activité de l’esprit mettant l’intelligence au service de causes absurdes ou de fins dénuées d’intérêt. C’est la sottise active, bavarde et engagée, infatigable et intarissable de Bouvard et Pécuchet, ces «deux agités» (Clément Rosset). Car s’il y a des «têtes creuses plus ou moins vides», comme le notait Karl Kraus, il y a aussi, et en grand nombre, des têtes creuses plus ou moins remplies de certitudes. De certitudes idéologiques, qui rassurent ou apaisent, ou au contraire excitent et poussent à l’action «radicale». L’opium ou l’amphétamine. Les conformismes suiveurs ou les fanatiques à l’esprit guerrier.

En quoi la «loi de Godwin» permet-elle d’analyser la bêtise?

La «loi de Godwin», formulée par l’avocat Mike Godwin en 1990, désigne le fait que plus une conversation ou discussion est longue et difficile, plus la probabilité qu’y surgisse une comparaison ou une analogie impliquant les nazis, le nazisme, Adolf Hitler ou la Shoah, en vue de disqualifier l’argumentation de l’adversaire, est proche de 1, c’est-à-dire quasi certaine. Dans un échange argumentatif intense, le gagnant est celui qui arrive à pratiquer d’une façon efficace, c’est-à-dire crédible, la «reductio ad Hitlerum» définie en 1953, avec une pointe d’ironie, par Leo Strauss. Le «point Godwin» désigne donc une forme d’abus des comparaisons ou des analogies historiques, qu’illustre l’assimilation accusatoire et disqualificatoire avec le nazisme et le génocide hitlérien des Juifs d’Europe. Dans les controverses politico-médiatiques, on se réfère ordinairement, selon le cliché, aux «heures les plus sombres de notre histoire».

Le «point Godwin», dans sa version française ou gallocentrique, se redéfinit en remplaçant Hitler, le nazisme, les nazis et la Shoah par «les années trente», Pétain, Vichy (et la collaboration), le fascisme (ou les fascistes) et les rafles de Juifs. Les amalgames polémiques les plus ordinaires sont formés sur ce modèle. C’est ainsi que, dans le discours victimaire contemporain, «les musulmans» sont désignés comme «les nouveaux Juifs» qui seraient également soumis à des discriminations et des persécutions, tandis que l’«islamophobie» illustrerait le «nouvel antisémitisme» ou le «nouveau racisme».

La forme la plus élémentaire du «point Godwin» consiste à prendre prétexte de l’emploi par un adversaire politique d’un terme censé appartenir au lexique nazi ou pétainiste pour accuser le locuteur de nazisme ou de pétainisme. Opinions, croyances ou expressions peuvent ainsi être jugées «sales» et «salissantes», parce qu’elles sont censées véhiculer ou transmettre le Mal absolu, l’abominable, l’intolérable.

Pouvez-vous en donner une illustration?

Un exemple récent en est fourni par la polémique qui a suivi l’emploi du mot «décivilisation» par le président Macron le 23 mai 2023, mais qui avait été précédemment employé, entre autres, par «l’infréquentable» Renaud Camus, en 2011, pour titrer l’un de ses livres, ce qui l’a rendu inacceptable, voire abominable, aux yeux des lexicophobes d’extrême gauche en lutte contre le vocabulaire qu’ils jugent «réactionnaire», «raciste» ou «fasciste». En employant le mot «décivilisation» pour caractériser un processus social et culturel négatif et inquiétant, illustré par la multiplication et la banalisation de diverses formes de violence, le président Macron, selon ses ennemis politiques, aurait fourni malgré lui la preuve qu’il était «réactionnaire» et qu’il menait une intolérable politique «verticale et autoritaire». Une telle inférence est un bel exemple de stupidité. Il aurait suffi de conclure simplement que souvent Macron varie, passant d’une position à une autre, donnant dans le politiquement correct et flirtant avec le verbalement incorrect.

Les cris des indignés permanents témoignent de l’imprégnation des gauches françaises par le néo-puritanisme woke, qui implique un lexicocentrisme paranoïaque consistant à ne voir dans les mots que des armes, des menaces ou des pièges, ou encore des indices ou des preuves de proximités, d’allégeances ou de complicités infamantes. Le militantisme néo-gauchiste se réduit aujourd’hui, pour l’essentiel, à signaler et à condamner publiquement de tels «écarts de langage», assimilés à des fautes morales. Tel est le fonctionnement de la nouvelle vision policière de l’histoire. La police de la pensée s’est transformée en police du langage. L’hyper-moralisme d’intimidation est un puissant facteur d’abêtissement.

Quel est le meilleur remède contre la bêtise?

La bêtise est intarissable et irréfutable. Et sans remèdes. Il faut pourtant vivre avec la bêtise, mais en multipliant les cloisons étanches. On ne peut que la tenir à distance, la prendre comme objet d’analyse ou comme cible d’une ironie moqueuse. Il faut en rire lorsqu’on ne peut l’éviter. C’est ainsi qu’on peut nuire à la bêtise, sans perdre son temps avec elle mais sans jamais pouvoir espérer la faire disparaître, c’est-à-dire la faire taire.

Le Nouvel Âge de la bêtise, de Pierre-André Taguieff, L’Observatoire, 23€ L’Observatoire

Source lefigaro