«Stupeur» de Zeruya Shalev : 80 ans d’histoire israélienne dans un roman exceptionnel

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Cette œuvre sombre et tragique, mais d’amour aussi, ausculte la vie intime de deux femmes ordinaires qui se découvrent une parenté inattendue.

On ne guérit pas d’Israël. Au fil de romans peuplés de trajectoires brisées et de personnalités complexes, Zeruya Shalev raconte comment l’histoire intime est sans cesse bousculée par le destin collectif d’un peuple en éternel sursis. La romancière, née dans un kibboutz en Galilée en 1959, n’a-t-elle été victime elle-même d’un attentat en 2004, échappant de peu à la mort lors d’une attaque contre un bus à Jérusalem ?

Œuvre sombre et tragique, marquée par la menace du religieux et par l’omniprésence de la guerre, et où les existences tentent de se construire malgré l’étouffante vie sociale et le chaos de l’urbanisme. Mais œuvre d’amour aussi, où les tremblements de terre conjugaux font l’objet d’une analyse méticuleuse, épuisante parfois. Si la profondeur psychologique des romans de Zeruya Shalev est sans équivalent dans la littérature d’aujourd’hui, c’est que l’écriture est presque, chez elle, une chambre de torture : aucune peine, aucune fêlure n’est passée sous silence.

Dans ce nouveau roman, qui figure dans notre sélection de la rentrée littéraire, deux femmes se cherchent sans vraiment se trouver. La première, Rachel, combattit autrefois contre les Britanniques avant la création de l’Etat d’Israël. Elle épousa Mano, son compagnon de résistance, avant que celui-ci ne disparaisse dans de troubles circonstances. La deuxième femme du livre, Atara, est la fille de Mano. Qui es-tu, Atara ? C’est la question, lancinante, qui revient au fil du livre. Car elle ignore tout du premier mariage de son père avec Rachel. Lorsqu’elle découvre que celle-ci, bien que très âgée, est encore en vie, Atara tente de la rencontrer. Mais Rachel se dérobe, craignant de faire ressurgir les ombres du passé. Et lorsqu’elle se décide enfin à révéler à la jeune femme pourquoi Mano a choisi de l’appeler Atara, c’est l’état de santé préoccupant de son mari qui empêche celle-ci de répondre présente au rendez-vous.

Roman exceptionnel et ambitieux, « Stupeur » embrasse quatre-vingts ans d’histoire israélienne, avec notamment le récit méconnu des activités du Lehi, un groupe paramilitaire sioniste qui officia dans les années 1940 et lutta contre la présence britannique en Palestine. Mais la beauté du livre tient surtout dans la manière dont Zeruya Shalev tisse, telle la Pénélope du récit homérique, une tapisserie du cœur humain qu’elle n’achèvera sans doute jamais. C’est un écheveau d’amour et de deuil, de passion et de renoncement, de désarroi et de souvenir.

Stupeur, par Zeruya Shalev, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, 370 p., 23,50 euros.

Par Didier Jacob