Le damné talent du juif William Friedkin décédé à 87 ans

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Le réalisateur de « L’Exorciste » et de « French Connection » s’est éteint à Los Angeles, à l’âge de 87 ans. Son héritage ? Une immense filmographie.

Réputé pour son caractère bouillant, mais aussi pour son érudition, William Friedkin est décédé à l’âge de 87 ans. Un temps l’un des cinéastes phares du Nouvel Hollywood grâce aux triomphes successifs du drame policier The French Connection (La filière française), lauréat de cinq Oscar, dont ceux du meilleur film et de la meilleure réalisation, et du drame d’horreur The Exorcist (L’exorciste), alors la production la plus populaire de tous les temps, Friedkin connut une carrière en dents de scie ponctuée d’oeuvres cultes, comme Sorcerer (Le convoi de la peur) et Cruising (La chasse). Dans les dernières années, il avait effectué un retour convaincant avec les tordus Bug et Killer Joe.

En près de 60 ans de carrière, il n’a réalisé que 20 films, mais plusieurs de ses projets tombèrent à l’eau — on le disait peu commode du côté des studios. Divorcé trois fois, y compris de Jeanne Moreau, il était marié depuis 1991 à Sherry Lansing, longtemps dirigeante de Paramount.

William Friedkin vient au monde en 1935 à Chicago. Son père travaille dans la marine marchande et sa mère est infirmière, tous deux des immigrants d’origine juive ukrainienne. Il est très tôt fasciné par le cinéma, qui devient une passion à l’adolescence au contact des films Les diaboliques et Le salaire de la peur, d’Henri-Georges Clouzot, et Psycho (Psychose), d’Alfred Hitchcock.

À 16 ans, il est embauché au service courrier d’une chaîne de télévision locale. À 18 ans, il est promu réalisateur. Ébloui par Citizen Kane, d’Orson Welles, découvert à 20 ans, il part pour Hollywood. En 1967, il réalise son premier film, qu’il reniera : le kitsch Good Times, mettant en vedette le populaire duo Sonny and Cher.
Il s’applique par la suite à se forger une réputation de cinéaste sérieux avec deux adaptations de pièces jugées audacieuses à l’époque : The Birthday Party (1968), de Harold Pinter, et The Boys in the Band (1970), de Matt Crowley. Ce dernier film lui vaut des éloges pour son traitement réaliste et sans faux-fuyant de l’homosexualité, sujet encore tabou à Hollywood à l’époque.

La gloire et après

La consécration vient en 1971 avec The French Connection, où Gene Hackman incarne Popeye Doyle, un flic teigneux qui a dans sa mire des trafiquants marseillais. Novatrice, la séquence de la poursuite de voitures fait école.Fort de son Oscar de la meilleure réalisation, Friedkin a beau jeu et jette son dévolu sur le roman de William Peter Blatty The Exorcist (L’exorciste). Scénariste réputé, Blatty lui soumet une adaptation, que Friedkin rejette. S’ensuit une collaboration orageuse, mais en définitive, fructueuse.

Le tournage est ponctué de conflits, mais également de moments de grâce, voire de pur génie. Récit d’une actrice divorcée (Ellen Burstyn) qui appelle à l’aide deux prêtres (Jason Miller et Max von Sydow) afin qu’ils exorcisent sa fille possédée (Linda Blair), The Exorcist fait à la fois courir et défaillir les foules.

Outre ses images saisissantes, ce film jouit d’une conception sonore hallucinante. À l’affiche en décembre 1973, The Exorcist bat tous les records d’entrées d’alors.

On le croit sur une lancée, mais Friedkin ne revient qu’au bout de quatre ans. Remake onéreux du Salaire de la peurSorcerer (1977) est le fruit d’un tournage encore plus cauchemardesque que celui de The Exorcist. Roy Scheider, en bandit qui n’a plus rien à perdre, y conduit avec une poignée de compagnons d’infortune un camion d’explosifs à travers la jungle. Ici, l’épique et l’intime se côtoient de manière captivante.

Un flop à sa sortie, Sorcerer est à présent considéré comme un chef-d’oeuvre par plusieurs. Il n’empêche, cet échec diminua le rapport de force du réalisateur avec les studios. En 1980, Friedkin se retrouve au coeur d’une controverse lorsque son film Cruising (1980) est accusé d’homophobie — le cinéaste s’en défend avec véhémence. Al Pacino y campe un policier qui infiltre la frange sadomasochiste de la communauté gaie, où sévit un tueur en série. Autre flop, autre titre réévalué à la hausse a posteriori.

Une fougue renouvelée

Entre 1983 et 2003, Friedkin réalise huit films seulement. Aucun ne connaît de succès. Il n’en faut pas moins signaler l’excellent To Live and Die in L.A. (Police fédérale, Los Angeles ; 1985), autre drame policier brillamment réalisé, et l’âpre Rampage (1987), sur un tueur en série sanguinaire.

Puis, en 2006, après un hiatus de trois ans, Friedkin refait le coup de ses débuts en proposant deux adaptations de pièces de théâtre, toutes deux de Tracy Letts : Bug (2006), où Ashley Judd et Michael Shannon prêtent corps (littéralement) à un cas déstabilisant de folie à deux, et Killer Joe (2011), où Matthew McConaughey incarne un tueur à gages intraitable en matière d’éthique de travail.

Ces deux films joyeusement tordus attestent une remarquable fougue, et un désir inchangé de sortir les cinéphiles de leur zone de confort.

En septembre, Friedkin devait accompagner au Festival de Venise The Caine Mutiny Court-Martial, ou le procès d’un officier de la marine qui a mené une mutinerie contre un capitaine jugé instable. Voilà un chant du cygne tout désigné pour un éternel rebelle qui, dans son autobiographie, confiait en 2013 : « Je pense à mon histoire d’amour avec le cinéma. Des images ou des fragments surgissent dans ma conscience, comme des lucioles. Lorsque j’arrive à les capturer, leurs fugaces éclats illuminent de sombres recoins de ma mémoire. »

Au tour des films de William Friedkin de se muer en parcelles incandescentes d’immortalité cinématographique.

François Lévesque 

Source ledevoir