Les leçons de vie de Maurice Lévy

Abonnez-vous à la newsletter

À 81 ans, le président du conseil de surveillance de Publicis se passionne pour l’intelligence artificielle. Il raconte 50 ans de bouleversements.

Ne vous fiez pas à son air de lion assagi, l’homme n’a rien perdu de sa soif d’apprendre. Presque deux mètres, de l’énergie à revendre, et une voix rauque qui a donné la repartie aussi bien à Jacques Chirac qu’à Jean-Paul Belmondo en passant par Jack Ma, ou encore Bill Gates. Le 26 mai, quand Sam Altman, le cocréateur américain d’OpenAI, l’entreprise qui a mis au point ChatGPT, l’intelligence artificielle qui révolutionne le monde, fait un voyage éclair à Paris, c’est chez Maurice Lévy qu’il s’arrête, invité d’honneur d’un déjeuner qui rassemble le gratin des patrons français sur la terrasse parisienne de Publicis, dont il est, à 81 ans, président du conseil de surveillance. Celui qui, il y a deux ans, a lancé L’Escalator, un incubateur destiné à partager son réseau avec les entrepreneurs des quartiers, n’est pas du genre à s’en remettre au destin. Lui, le natif d’Oujda, au Maroc, dans une famille qui a fui l’Espagne franquiste, aurait pu, diplôme d’informatique décroché en 1965 à l’université du New Jersey, se contenter d’être un homme de chiffres. Mais, repéré six ans plus tard par Marcel Bleustein-Blanchet, le créateur de Publicis, qui va progressivement lui en confier les rênes, il devient homme de pub. Aux manettes de l’agence durant trente ans, l’homme qui a inventé le terme « ubérisation » laisse en 2017 un groupe mondial, numérique, profondément transformé, à son successeur, Arthur Sadoun. Habitué des rencontres de Sun Valley, qui réunit dans l’Idaho le gotha des dirigeants du monde, le patron, à qui l’on a plusieurs fois reproché son salaire, mais qui appela en 2011 à une taxation accrue des plus riches, observe avec amusement les innovations et les contradictions des tycoons – comme lorsque Mark Zuckerberg a accueilli les participants à une soirée avec un petit message : « No photos, no social network. »« Ce qui ne manquait pas de piquant », glisse Lévy. Le professeur Lévy, expert en soubresauts du monde, délivre ses leçons de vie.

Le Point : Vous avez dirigé Publicis pendant trente ans, vous êtes un patron légendaire du monde des affaires français. Pensez-vous que les Français ont une image négative de vous et de vos semblables, les dirigeants d’entreprise ?

Maurice Levy : En France, on aime son entreprise mais pas l’entreprise, on préfère les fonctionnaires aux patrons, on aime mieux les seconds que les premiers. Rappelez-vous Poulidor et Anquetil… Et on aime qu’un footballeur génial gagne des centaines de millions d’euros, mais on dénie aux chefs d’entreprise le moindre génie et la sanction économique de leur succès : l’enrichissement. On considère que les idées d’un dirigeant, son style de management, ses capacités qui conduisent à la croissance et au développement se mesurent à x fois le smic. Le métier de patron est noble, enthousiasmant, plein de responsabilités, et il ne s’agit pas de les plaindre, ils sont payés pour, et bien payés, mais juste de reconnaître que, pour la plupart, ils font un boulot formidable pour leur entreprise et pour la France.

Selon vous, quelles sont les qualités qui font un bon patron ?

Au-delà des qualités professionnelles et humaines, dans ce monde en perpétuel mouvement, il faut être curieux, conserver le goût d’apprendre et avoir la capacité de s’adapter. Avec ces trois qualités, on est capable d’affronter les changements et particulièrement de les embrasser. Il ne faut surtout pas lutter contre les bouleversements et les révolutions, il faut les accompagner et, si possible, les anticiper.

Quelles ont été les grandes secousses que vous avez connues dans votre carrière ?

Tout a commencé par un gigantesque incendie. C’était un soir de septembre 1972. Informaticien de formation, j’avais 30 ans, je commençais une carrière dans la publicité. Dix-huit mois plus tôt, Publicis m’avait embauché pour moderniser l’informatique. Je dîne à côté des Champs-Élysées, et, en sortant, je vois une foule massée devant l’immeuble de Publicis, en flammes. Le fondateur du groupe, Marcel Bleustein-Blanchet, stoïque, est immobile sur le trottoir, entouré de Pierre Lazareff, Philippe Labro, Élisabeth et Robert Badinter. Vers 5 heures du matin, je parviens à entrer dans l’immeuble et constate les dégâts, énormes. Je découvre le corps de la seule personne décédée dans le drame, une caissière du drugstore. Je casse une fenêtre de notre salle informatique et sors le matériel. Tout est brûlé, mais on parvient à récupérer les bandes intactes, les données sont toujours là ! Quatre jours après, on pouvait travailler sur les campagnes publicitaires en cours, payer les salaires, facturer les clients. Sans cela, Publicis ne s’en serait pas remis. Après ce drame, on a inventé quelque chose qui n’existait pas du tout en France, le travail à distance. On appelait cela le télétraitement !

Le mouvement d’après, pour Publicis, a consisté à sortir de ses frontières ?

Dès 1972, Marcel Bleustein-Blanchet a initié la conquête européenne. On a commencé à racheter des agences, mais ça patinait. On cherchait à imposer la publicité à la française, partout ! Quelle erreur ! Plus tard, Publicis a lancé une étude pour comprendre l’Europe. Son titre : « Le point commun de l’Europe : sa diversité ». On a découvert qu’il y avait plus de points communs entre l’Espagne, le Portugal et l’Irlande catholique qu’entre l’Irlande et l’Angleterre dans la manière dont les gens se comportent, l’éducation des enfants, ou les habitudes de consommation… On avait aussi mis au jour une ligne de fracture culturelle entre la cuisine à l’huile et la cuisine au beurre. Ou même l’humour ! Les Européens ne riaient pas des mêmes choses. Publicis a ensuite présenté l’étude aux annonceurs, notamment américains. On leur disait : vous voulez vous développer en Europe ? Faites confiance à une agence européenne…

Les États-Unis étaient une cible pour Publicis ?

Publicis a créé sa première agence à New York en 1981. Les États-Unis sont le plus grand marché mondial de la publicité, il fallait y être. Cela a été le début de mon épopée Concorde. Je partais le lundi matin à New York, et je rentrais à Paris le mardi soir. J’ai commencé à rencontrer de grands décideurs américains. Quand Marcel Bleustein-Blanchet m’a confié les rênes en 1987, Publicis était une brillante agence française dotée d’un réseau d’agences dans 11 pays. Je savais que nous devions devenir mondiaux. Sinon, nous aurions été boulottés par des concurrents anglo-saxons et nous aurions disparu. Je me suis lancé dans une course pour acheter des agences, au Canada, en Amérique latine, en Asie. Il fallait planter des drapeaux Publicis, très vite, partout. On achetait parfois des sociétés un peu pourries, parfois de petits bijoux.

Comment faire la différence sur le marché de la pub dominé par les Américains ?

Alors que les publicitaires américains militaient auprès des marques pour concevoir des campagnes globales, je vendais la différence. J’expliquais aux annonceurs que les campagnes internationales étaient des campagnes d’aéroport qui n’intéressaient que les voyageurs et que le consommateur « mondial » n’existait pas. Il fallait imaginer des campagnes locales, se mettant à la hauteur du consommateur dans sa langue, dans sa culture. Nous avons ensuite enrichi le concept de différence pour embrasser toutes les dimensions, y compris les diversités de couleur de peau, d’origine, de religion, de genre ou d’orientation sexuelle.

Quelques années plus tard, vous décrochez le budget Coca-Cola…

Deux budgets m’ont toujours fait rêver. Le Club Med et Coca-Cola. Pour le premier, on fait un « pitch » face à Serge et Gilbert Trigano. On avait conçu une publicité sur quatre pages où l’on devinait un couple faisant l’amour. Puis on refermait l’encart et on lisait : « Qu’est-ce qui vous ferait rester un jour de plus au Club ? Une nuit. » Les Trigano n’en ont pas voulu, ils voulaient se débarrasser de l’image sea, sex and sun. Mais nous avons pu travailler ensemble grâce à une autre compétition. Pour Coca-Cola, j’y suis allé au culot en envoyant un fax au directeur marketing. Puis deux, puis trois. J’ai décroché un rendez-vous. Il nous demande de plancher sur le Diet Coke sans caféine pour le Missouri. On bosse comme des fous, et on va « pitcher » à Atlanta. Notre slogan : « No caffeine, no sugar, no limits ». Ils sont enthousiastes, la pub sort, et le produit est en rupture de stock. Quelques mois après, Coca-Cola nous confie le budget pub pour tous ses produits dans 45 pays. C’est un coup génial, nous sommes en 1995, et ça y est, Publicis est définitivement présent sur la carte des grandes agences du monde.

Nous sommes alors aux débuts d’Internet…

Publicis a commencé très tôt à travailler sur la Toile. Nous avons même créé le premier site Internet du gouvernement français ! Et puis il y a les terribles attaques de septembre 2001. Je prends le premier avion qui part pour les États-Unis. Je découvre une Amérique sous le choc. Il me vient une idée : il y a une grosse agence américaine, Bcom3, dont le projet d’introduction en Bourse est anéanti à cause de la crise, un rival japonais, Dentsu, lorgne déjà la proie… Je rencontre le directeur général à New York : « Vous ne pourrez pas rester indépendant. Alors, posez-vous une seule question : est-ce que vous préférez la cuisine japonaise ou la cuisine française ? » Il rit… et on entame la négociation. On double de taille avec cette acquisition, et on devient le numéro 4 mondial. En période de crise, les opportunités sont nombreuses, mais il faut réagir vite.

Cela n’a pas toujours aussi bien fonctionné… En 2013, la fusion avec l’américain Omnicom se termine dans la douleur.

Oui, c’est l’histoire d’un échec. Je connais bien John Wren, le PDG de ce géant américain de la pub, on se voit à Davos et à Paris, et on commence à rêver à une fusion entre égaux. C’est une manière de répondre à la puissance de Google, qui s’attaque au marché publicitaire. On négocie un accord qui nous paraît équilibré. En juillet 2013, on fait l’annonce en grande pompe, tout le monde en parle, c’est énorme. Mais, très vite, notre partenaire louvoie sur les principales mesures qui marquent la fusion entre égaux. Alors, avec Élisabeth Badinter et le conseil, on décide de se retirer. En France, cela passe pour un retentissant échec. Aux États-Unis, on me félicite d’avoir osé sauter du train en marche. Ce n’est pas la même mentalité… Mais, quand même, j’ai été sonné par cette histoire…

Qu’est-ce qu’un patron peut faire après une telle sortie de route ?

Quelle stratégie de rechange adopter ? Soit on atteignait la masse critique par rapport à Google, soit on devenait ultracompétitifs par la qualité de nos outils et de nos prestations. Nous avons choisi la seconde option. On a racheté Sapient, spécialiste de la transformation numérique. L’intégration n’a pas été évidente : faire cohabiter des ingénieurs et des créatifs… Les dirigeants ont aussi planché une semaine lors d’un séminaire à San Francisco. Le cocréateur de Google Sergey Brin a fait un speech ainsi que l’investisseur star Marc Andreessen, ou le directeur de la tech de Facebook, Mike Schroepfer. On a abouti à notre plan Power of One : briser les silos et faire fonctionner toutes nos entités ensemble. Publicis n’est plus une agence publicitaire mais une agence de la transformation. Comment appréhender le consommateur aujourd’hui à l’ère numérique ? En 2017, je tire ma révérence, et je passe les rênes à Arthur Sadoun, président du directoire, qui fait un travail formidable. Il continue à faire évoluer l’entreprise… Elle est beaucoup plus orientée data et high-tech aujourd’hui. Arthur a constitué une offre imbattable pour nos clients, et nos chiffres sont remarquables.

Reste à ne pas rater le coup d’après…

Le rendez-vous à ne pas manquer saute aux yeux, il s’agit d’embrasser la révolution de l’IA. Avec cette question essentielle : comment va-t-elle transformer le marché ? Il ne faut pas se tromper…

L’IA, c’est génial ou terrorisant ?

C’est génial parce que cela peut changer le monde en bien, rendre l’homme meilleur. C’est terrorisant parce que Frankenstein n’est jamais loin… L’intelligence artificielle, c’est Janus, le dieu aux deux visages : d’une part, aider l’homme, le débarrasser des tâches pénibles, mais aussi, d’autre part, le rendre paresseux et incapable de ne plus rien apprendre.

Quelle est la place de l’Europe dans cette guerre de l’intelligence artificielle ?

Elle est nulle part ! Et pourtant, elle a beaucoup de talents. Mais ils partent tous travailler chez les grands de la tech américaine… L’Europe est une construction formidable, elle a des valeurs fortes, parmi lesquelles l’aide aux plus démunis, la protection des citoyens, la liberté, la paix, la redistribution… Le problème, c’est l’endroit où l’on place le curseur. Bruxelles a trop favorisé le consommateur au détriment des industriels. On a empêché la constitution de géants capables de rivaliser avec les Chinois ou les Américains. Enfin, même si cela évolue, la proximité entre les grands groupes et les universités n’est pas admise, comme si l’entreprise allait pervertir le savoir… Or cette proximité est à l’origine des grandes innovations aux États-Unis, en Chine ou en Israël.

En dehors de vos fonctions, vous avez créé une plateforme dédiée à l’art…

Savez-vous qu’il y a plus de 200 millions d’artistes amateurs dans le monde, souvent frustrés de ne pas pouvoir montrer leurs œuvres ? J’ai créé avec mon fils Stéphane et des cofondateurs une plateforme qui permet à tous les artistes, professionnels ou non, contre un abonnement modique, de montrer leurs œuvres. L’application YourArt est un lieu d’exposition et de vente qui permet au plus grand nombre de se rencontrer et de naviguer dans ce flot créatif, et à chacun d’avoir son propre musée imaginaire…§

Publicis, en chiffres

  • 2e place au classement mondial des groupes de communication.
  • 98 000 collaborateurs.
  • 14,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022.
  • 1,2 milliard d’euros de résultat net en 2022.

Par Marie Bordet et Guillaume Grallet

Source lepoint