J’ai bu du bon lait en Israël, qui n’a jamais vu le pis d’une vache

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Du fromage sans vache, du lait artificiel et de la glace synthétique… On dirait de l’art conceptuel, mais c’est la promesse d’Imagindairy, start-up israélienne de pointe, qui vient d’attirer le géant Danone dans son capital. Bienvenue dans un monde où les levures et les champignons remplacent les ruminants.

Trois paires d’yeux me dévisagent en silence. Ils attendent. Je saisis d’une main sûre un biscuit tartiné de fromage frais. Le voyage du toast vers ma bouche est solennel. «Je ne devrais pas remplir un formulaire, signer une décharge?» Hochement négatif de la tignasse bouclée de Roni Zidon, vice-présidente en charge du développement à Imagindairy, la start-up qui m’accueille au nord d’Israël. Pas besoin de le répéter deux fois. Ayant grandi entourée de Charolaises, je suis curieuse de goûter un fromage au lait fabriqué par des bêtes nettement moins imposantes: des micro-organismes.

Cela fait plusieurs jours que je parcours le pays pour savoir ce que nous mangerons à l’avenir – on dit que c’est ici que s’invente l’alimentation de demain… J’ai visité des start-up, mais à chaque fois, rien à se mettre sous la dent, littéralement. C’est le défaut de s’intéresser aux jeunes pousses: le produit se trouve souvent à l’état embryonnaire, voire quasi conceptuel.

Jamais connu le pis d’une vache

J’ai finalement posé mon sac à 60 km de la frontière libanaise, dans le «Startup village de Yokneam». A 15 kilomètres de là, de l’autre côté du Mont Carmel, trône le Technion, le prestigieux Institut de technologie d’Israël que l’on compare souvent au MIT. La région est considérée comme un creuset de l’agrifoodtech israélienne, des initiatives cherchant à faire la révolution dans les champs et dans les assiettes.

Mais revenons à notre fromage. Dans la cafétéria d’Imagindairy, au sixième étage d’un grand bâtiment vitré, on me propose un menu signature: toast de fromage frais de synthèse sur son lit de cracker salé, shot de lait diaphane qui n’a jamais connu le pis d’une vache, et en dessert, son duo glacé saveurs vanille et noisette, dont la crème a été concoctée dans le laboratoire du sous-sol. Enfin de quoi satisfaire ma curiosité et mon appétit. On approche de l’heure du déjeuner et il a fallu se lever tôt pour venir en train depuis Tel-Aviv, le long de la Méditerranée.

Du fromage frais à base de champignons

Je croque mon cracker. En bouche, le fromage est frais, onctueux, assez neutre gustativement. Un mélange de Philadelphia et de Madame Loïc avec une pointe de sel. «Il y a seulement sept ingrédients», annonce fièrement Amir Biran, responsable qualité des produits, lunettes et visage rond. «Quelques arômes, de la matière grasse et des stabilisateurs d’origine végétale… uniquement des ingrédients qu’on trouve déjà dans l’industrie agroalimentaire classique.»

Les convives m’emboîtent le pas. Il y a Roni Zidon, sourire permanent aux lèvres, ainsi que Tomer Gold, vice-président en charge de la recherche. «C’est la dégustation des produits qui m’a convaincu de rejoindre l’équipe l’an dernier», affirme ce dernier, biologiste moléculaire à la grande carrure. De fait, les ingrédients principaux de ce fromage sans vache, ce sont la bêta-lactoglobuline et la caséine, deux protéines animales produites par des levures et des champignons. Bienvenue dans le monde de la fermentation de précision.

«C’est un processus bien connu, utilisé pour produire par exemple de l’insuline, des oligosaccharides de lait pour les préparations pour nourrissons», expliquait un peu plus tôt, Powerpoint à l’appui, Roni Zidon dans une salle de réunion blanche comme un rêve de laitier. Même la présure, la principale enzyme de fabrication du fromage, est produite de cette manière, alors qu’elle provenait autrefois de l’estomac des veaux.»

Marché compétitif et prometteur

A ses côtés, le patron, Eyal Afergan, la cinquantaine, yeux bleus et cheveux poivre et sel. Venu passer une tête entre deux rendez-vous, il en profite pour commenter: «Nous avons choisi des micro-organismes qui font partie de notre alimentation, puis nous les avons modifiés génétiquement.» Lesquels exactement? «Il s’agit de champignons filamenteux et de levures, je ne peux pas dévoiler lesquels (sourire).»

Le discours est rôdé, les slides soignés: l’image est cruciale dans un écosystème aussi compétitif et prometteur – 850 millions de dollars ont été investis dans l’agrifoodtech israélienne en 2022. Imagindairy a même tapé dans l’œil du géant français Danone, devenu investisseur stratégique au printemps dernier (pour un montant qui n’a pas été rendu public). Pas mal pour une start-up qui fête ses trois ans.

«L’opportunité de marché est énorme, confirme Roni Zidon. Et tout comme il n’y a pas qu’une seule entreprise laitière dans le monde, nous pensons qu’il y a de la place pour plusieurs sociétés sur ce marché. Nous travaillons avec huit autres entreprises réunies au sein de la Precision fermentation Alliance.» Il y a de place pour tout le monde, peut-être, mais pas question de mâcher le travail de la concurrence. Pour chaque cliché que je prends, il faut d’abord cacher une étiquette, fermer un carnet de notes, tourner un erlenmeyer.

Les miracles du labo du sous-sol

Place au shot de lait. Le nacré et l’onctuosité du liquide berneraient un veau. Les saveurs aussi: le goût est bluffant de fidélité, malgré une touche finale quelque peu fibreuse. On ressert les verres avec l’un des tout derniers crus, lequel fournit une agréable sensation de gras en bouche. C’est la pause déjeuner, et de nouvelles employées – sur la trentaine que compte la société – se pressent pour venir goûter, pour la première fois apparemment, le fruit de leur travail. Elles aussi semblent convaincues.

Est-ce difficile de recréer du lait? Après tout, il s’agit de 90% d’eau avec un peu de sucre, un peu de matière grasse, et des protéines. Mais pas n’importe lesquelles: principalement de la caséine et de la bêta-lactoglobuline — d’autres sont à venir. Toutes deux sont fabriquées au sous-sol, dans une pièce éclairée aux néons, drapée d’une entêtante odeur de levure et de levain.

Concrètement, des levures et champignons génétiquement modifiés sont gavés dans des fermenteurs de sucres, minéraux et vitamines. Ils produisent les protéines d’intérêt dans une sorte de bouillon, qui sera filtré plusieurs fois avant d’être séché. La caséine et la bêta-lactoglobuline obtenues ressemblent à une poudre de lait infantile et correspondent – «à l’amino-acide près» – aux protéines produites par voie naturelle, me promet-on.

D’ailleurs, ça coûte combien, un litre de ce lait? Dans la salle de réunion, Eyal Afergan, un sourire complice aux lèvres, élude: «Il finira par être moins cher que du lait de vache.» Mais le différentiel est-il d’un facteur dix, cent? «Non, non!, objecte-t-il, avant de glisser: Nous sommes proches du prix du lait de vache en magasin, mais nous ne pouvons pas divulguer à quel point.»

Un dessert vert

La dégustation se clôt par les glaces vanille et noisette – qui saturent mes papilles de sucre. Ce menu tartinade, lait et crème glacée, c’est un peu le pavillon témoin, une vitrine à destination de l’industrie alimentaire, qui vendra ensuite elle-même les produits en supermarché. La promesse est celle d’une déclinaison infinie de produits lactés – sans lactose, sans matière grasse, avec tel arôme ou telle texture, et en un temps record. Le procédé de fabrication d’un produit test prend deux à trois semaines, un mois en comptant les analyses.

Tout ce qui sort des fermenteurs appartient à ce qu’on appelle la novel food, ou nouveaux aliments, qui nécessitent l’aval d’une autorité de sécurité alimentaire avant d’être mises en vente. Le marché cible est en priorité celui des «flexitariens» américains – les Israéliens suivront peut-être un jour. Imagindairy a déjà soumis une demande d’autorisation de mise sur le marché à la FDA, et espère lancer prochainement une production industrielle.

Sans vache et sans carbone

L’argument marketing? Réduire l’empreinte carbone des consommateurs soucieux du climat, alors que l’élevage pèse 15% des émissions de gaz à effet de serre (8% en Suisse), sans compter le bilan carbone des fourrages. «Nous voulons offrir la même expérience d’une manière beaucoup plus durable, sans lactose, cholestérol, antibiotiques, ou hormones de croissance, déroule Roni Zidon. La réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), de l’utilisation de l’énergie, du sol et de l’eau est très impressionnante.»

Les émissions de GES chuteraient de 93% par rapport à des protéines classiques, promet déjà une vidéo sur le site… des résultats préliminaires qui doivent être confirmés par la méthode la plus aboutie en la matière, l’analyse de cycle de vie. Cela reste en tout cas dans le même ordre de grandeur que les résultats annoncés par Perfect Day, une société américaine qui commercialise déjà des gâteaux et desserts glacés aux protéines de synthèse. Les études scientifiques indépendantes en la matière sont, en revanche, quasi inexistantes.Mais il n’y a pas que des pipettes et des laboratoires en Galilée. De l’autre côté des immeubles de verre, le «startup village» se pare de champs d’agrumes, de maïs et de culture maraîchère. Il est justement temps de prendre congé de cette laiterie sans vaches pour rejoindre une paysanne à l’ancienne, attachée à sa terre, dans un moshav à quelques kilomètres de là. La suite au prochain épisode.

par Nina Schretr

Source heidi