Instagrammable, par Eliette Abécassis

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Le mot « instagrammable » fait son entrée dans le dictionnaire du Larousse, qui paraît le mercredi 24 mai. Eliette Abécassis nous en parle dans sa chronique.

Un nouveau mot est entré dans le Larousse. Instagrammable, qui signifie : « susceptible d’être instagrammé ». Il s’agit donc d’un adjectif qualifiant une photo qui pourrait être postée sur les réseaux sociaux, en particulier sur Instagram. Mais à quels critères obéit donc cette image pour être susceptible d’être affichée, publiée et visionnée en « Story » ? C’est toute la question, et la réponse ne cesse d’évoluer, en fonction des critères de l’instagrammabilité (ce mot n’est pas encore entré dans le Larousse). Ce qui est sûr, c’est que l’image en question doit être bien cadrée, avec des couleurs vives ou des filtres, que le sujet doit être clairement défini et lisible. La photo est posée, voire mise en scène, elle ne peut pas du tout être prise sur le vif. Que doit-elle représenter ? C’est un monde. C’est notre monde. Comment le caractériser ?

Voici : Instagrammables, la nourriture bien présentée, les toasts à l’avocat, les gâteaux appétissants, les plats végétariens, les légumes verts, mais aussi les devantures des restaurants, les buvettes charmantes, les cafés soignés. Pas Instagrammables, les vieilles bâtisses, les villes moches, les HLM, les banlieues. Pas instagrammables, les sculptures, les voitures, les rayures, les moulures, les dorures, les bavures, les raclures et plein d’autres mots en -ure. Instagrammables, le bateau qui s’éloigne du port, les vieux quartiers de la ville où fleurissent les géraniums à chaque balcon, mais pas instagrammables les géraniums. Instagrammables, les grands parcs aux belles allées bordées d’arbres, pas instagrammables les petites routes minables, les autoroutes, les sentiers sombres. Instagrammables, les bars des hipsters, les boutiques hôtels, les allées piétonnes des villes d’Europe, pas instagrammables les plats traditionnels et les potées paysannes, les bières et les verres vides, les objets en plastique. Instagrammables, les chats croisés au détour d’une ruelle, qui sont les rois d’Instagram, il y a même des comptes de chat, et des millions de photos de félins publiées chaque jour – certains atteignent plus de followers que les Kardashian, qui sont toutes instagrammables. Mais pas instagrammables, les chiens. Instagrammables les bébés aux mille facéties, dans tous leurs états, si possible les pires, ou les plus intimes, en train de manger, de marcher, de roter, de vomir – ou de naître. Pas instagrammables les vieux, les assez vieux, les presque vieux, les trop vieux. Instagrammables la jeunesse, les corps musclés, les sportifs, les naïades en maillots de bain sises dans des paysages paradisiaques, des plages de rêve, au bord des piscines et des lacs, à bord des yachts. Pas instagrammables la cellulite, les ventres mous, les grosses cuisses et les fesses abondantes. Instagrammables la mer, et l’eau d’une façon générale ; pas instagrammable, la rase campagne, sauf par un soleil filtrant. Instagrammables les avions, les billets d’avion, les concept stores. Pas instagrammables, les grandes surfaces, les trottoirs, les marchés, les chambres mal décorées aux papiers peints vétustes. Instagrammables les concerts, les pièces de théâtre, les cinémas, les films. Instagrammables les pots de crème, les parfums, les maquillages, les habits, et en général tout ce qui se vend, pas instagrammables l’acné et les boutons, les rides et les ridules (retouche à faire sur Photoshop), bref : tout ce qui ne se vend pas. Instagrammables les beaux, pas instagrammables les moches. Instagrammable serait-il le synonyme moderne de « vendable », après tout ?

Mais qu’est-ce qui est beau, qu’est-ce qui est laid ? Instagram a introduit un nouvel étalon de valeur qui n’appartient qu’à lui et qui modèle les consciences et les visions, les orientant de façon implacable selon un schéma unique, des lois insondables et mystérieuses mais que tous respectent tacitement, sous peine de ne pas l’être, instagrammable, et qui a pour but finalement de commercialiser un objet.

Moi, je ne suis pas instagrammable. Pourquoi ? Il faut avoir le bon âge, la bonne robe, la bonne pose, les codes, les hashtags ou mots clés, les « inspirations », les boomerangs, les coups de cœur, les votes, les sondages, les questions, et puis poster, liker, poster, liker, poster, liker. Le pire sur Instagram c’est d’être ridicule sans s’en rendre compte, c’est de vouloir en être mais de ne pas savoir qu’on n’en est pas et puis de toute façon c’est en fait une question de génération, instagrammable. Car ce qui est instagrammable avant tout ce sont les jeunes filles aux joues lisses et aux lèvres pulpeuses, aux corps minces mais ronds – à tel point qu’elles se précipitent chez les chirurgiens esthétiques pour ressembler à leurs photos retouchées, et devenir elles-mêmes, non pas sur Instagram mais dans la réalité, instagrammables !

Eliette Abécassis

Source la-croix