Peur et solidarité du côté des manifestants israéliens, par Etgar Keret

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Pour l’écrivain israélien, les manifestants qui, semaine après semaine, appellent le gouvernement Nétanyahou à la raison ont peu de chance d’être entendus, mais au moins se sentent-ils moins seuls.

Quand j’étais plus jeune, je méprisais tous ces types obsédés, les drogués des infos, qui connaissaient les noms de tous les députés de la Knesset et savaient toujours qui avait fait installer une véranda sur sa terrasse sans autorisation de la mairie, et qui savait vraiment l’anglais. Chaque fois que je me trouvais devant un de ces toxicos des médias, je me disais que cette dépendance permanente aux détails secondaires de l’actualité remplaçait le désir d’observer la réalité en prenant de la hauteur.

Mais depuis ces derniers mois, je suis moi-même devenu un drogué des infos de la pire espèce, un de ceux qui attendent, hypnotisés, devant le portail des informations, à l’affût du dernier scandale ou d’une catastrophe, comme ces voyageurs des aéroports qui continuent de fixer le tableau des départs après que leur vol a été retardé. Assis dans le séjour comme un réfugié sur un champ de bataille, j’attends le prochain coup assené par la réalité : une proposition de loi antidémocratique de ce nouveau gouvernement messianico-fondamentaliste, l’annonce d’actes de violence à l’encontre de manifestants opposés au renversement de régime, la mise à feu d’un village palestinien par des habitants des colonies. Et à l’instant même où ces informations déprimantes nous parviennent, je saute de mon canapé comme un toast dans un grille-pain, j’attrape une des pancartes improvisées fabriquées avec ma compagne et je me précipite dans la rue.

Réalité devenue folle

J’aurais aimé pouvoir dire que je me rends à ces manifestations spontanées avec ma pancarte à la main et la justice au cœur, comme le Mahatma Gandhi, Jeanne d’Arc ou Martin Luther King. Mais à vrai dire, ce qui me conduit jour après jour à ces manifestations aux carrefours animés de la ville est surtout la solitude, la confusion et l’impuissance. Non pas que j’aie des doutes sur la défense des valeurs démocratiques et libérales menacées par ce gouvernement destructeur et dénué de toute empathie. Ma confusion vient d’une réalité devenue folle, qui fait rage autour de moi et menace l’ordre de mon ancienne vie : des promesses politiques fourbes qui rebattent à chaque fois les cartes, une haine polarisatrice soufflée par des ministres, qui transforme mon voisin en ennemi potentiel, le sentiment que l’édifice libéral érigé en soixante-quinze ans d’existence de ce pays peut s’effondrer à tout instant.

Dans cette réalité déstabilisante où le citoyen se sent trahi par son gouvernement, les manifestations sont non seulement un moyen de changer les choses, mais aussi le plus grand groupe de soutien de la ville. Je sais que mes peurs, mes colères, tous ces sentiments pénibles qui mettent mes nerfs à vif et m’empêchent de dormir, sont un cauchemar collectif que je partage avec les autres. En tant que manifestant, aussi mineure et symbolique que soit mon action, le fait de pouvoir enfin agir sur la réalité et de ne pas la subir est ce qui me fait descendre depuis des mois dans la rue avec des milliers d’Israéliens.

Blessé, effrayé, bouillonnant de haine

La semaine dernière, des partisans du renversement de régime ont manifesté pour la première fois. Ils étaient un peu moins nombreux, mais représentaient le groupe de soutien adverse : blessé, effrayé, bouillonnant de haine. Apparemment, le camp qui s’opposait à la démocratie se sentait lui aussi seul et trahi par la réalité politique.

C’est ainsi que nous nous retrouvons dans la rue, deux camps dressés les uns contre les autres, mais un peu aussi en faveur de nous-mêmes : de notre droit à crier avec colère et peur face à une réalité devenue folle, violente et meurtrière. Quand nous sommes seuls, nos cris ressemblent à de la terreur, mais quand nous sommes ensemble, ils sonnent juste et fort. Pourtant, ne vous y trompez pas : il y a en nous plus de peur que de fureur, nous avons peur et pour cause. Aussi longtemps que ce gouvernement destructeur continuera de nous piétiner, nous et nos valeurs, nous descendrons dans les rues non seulement pour manifester et changer les choses, mais un peu aussi comme une thérapie. Quand des centaines de milliers de gens se tiennent à vos côtés et réclament liberté et égalité, ce monde fou nous effraie un peu moins.

Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech.

Source liberation

1 Comment

  1. Ce texte me donne la chair de poule, une telle distorsion de la réalité faisant passer notre gouvernement élu et les électeurs qui veulent enfin un changement pour une justice non élitiste representant la diversité de ses habitants. Non il n’y a pas de haine seulement un manque d’échanges et de vraies rencontres autour de nous.Ma peur, moi qui ait connu la Shoah c’est celle qui pourrait voir la disparition d’Israël en raison de nos dissensions. Sans Israël les Juifs disparaîtraient définitivement, pas seulement les Israéliens…

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