Judaïsme, christianisme, islam : pourquoi jeûne-t-on ?

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En 2023, la fête juive de Pessa’h (5 avril), la Semaine sainte chrétienne (2 au 8 avril) et Pâques, ainsi que le Ramadan et l’Aïd al-Fitr musulmans (22 mars au 21 avril) tombent le même mois. L’occasion, avec la fondatrice du Centre d’étude du fait religieux contemporain Sophie Gherardi, de revenir sur une pratique religieuse commune à ces trois religions monothéistes : le jeûne.

Nul doute n’est aujourd’hui émis sur le fait que les trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam découlent les uns les autres. Nées toutes trois au Moyen-Orient, elles partagent un socle commun et certaines pratiques, parmi lesquelles s’inscrit le jeûne — Moïse, Jésus comme Mahomet se seraient privés d’eau et de nourriture durant des jours. « Dans la société humaine, la conscience que nul excès n’est bon a toujours existé », introduit à GEO.fr Sophie Gherardi, fondatrice du Centre d’étude du fait religieux contemporain (Cefrelco). C’est ce qui donne à la privation de nourriture sa dimension universelle. Des sources archéologiques montrent ainsi que des restrictions alimentaires sont apparues dès la Mésopotamie, il y a plusieurs millénaires. « Cette notion de ‘sobriété’ pouvait aussi se retrouver dans la religion polythéiste romaine« , donne comme autre exemple la spécialiste.

La durée et les modalités de la prescription du jeûne ont évolué au fil des siècles, au sein même des différents cultes. Elle est néanmoins restée l’occasion pour les croyants de se recentrer sur le spirituel et de renforcer leur foi — plus qu’une capacité à dominer ses pulsions, comme cela est le plus souvent évoqué. « L’excès étant considéré comme blâmable, pour plaire à Dieu — qui aime et regarde / aime et juge / juge et se laisse adoré, selon la religion — naturellement, il faut mortifier [soumettre à la douleur, ndlr] son corps. Ainsi, à travers ces pratiques privatives et en modifiant l’état corporel, l’esprit est plus disponible à la spiritualité », nous explique Sophie Gherardi. La dimension d' »adoration du divin » et de « soumission à sa grandeur » à travers le jeûne peut donc se retrouver chez les « trois grands monothéismes », comme ils peuvent être surnommés. Des spécificités peuvent toutefois être dégagées chez chacun d’entre eux, autant dans la façon de le pratiquer que dans sa symbolique.

Judaïsme : exemplarité et civilité

Dans le judaïsme, la pratique est avant tout considérée comme un moyen de se repentir. Yom Kippour, aussi appelé « Jour du Grand Pardon » est l’un des seuls jours de jeûne total du calendrier hébraïque. À l’issue des dix jours du Nouvel An juif (Rosh Hashanah, en septembre ou octobre) et durant 25 heures, du crépuscule au crépuscule, les juifs s’abstiennent de manger et boire, de travailler… et plus encore : « Ce n’est pas qu’une privation de nourriture, mais aussi une privation de tous les plaisirs de la vie. Le port de chaussures en cuir, par exemple, est défendu car considéré comme ostentatoire », détaille Sophie Gherardi. Ce dépouillement, à la fois démonstration de la pauvreté et examen de conscience, est une manière de se rapprocher de Dieu (Yahvé) et « d’ouvrir les yeux sur ce qu’il faut comprendre ». .

La tradition juive est riche en commentaires et teintée de nombreuses références à l’Ancien Testament. Un deuxième éclairage fait ainsi directement écho aux évènements de la ville de Ninive, dont les habitants, alertés de la colère de Dieu par le prophète Jonas, ont entrepris un jeûne collectif de repentance. « Dieu est capable de revenir sur sa décision quand les humains changent de voie et sont capables de repenti sincère », telle est la leçon tirée par les hommes de ce récit de la Bible hébraïque (Tanakh). D’autres commentaires mettent en relation la purification avec celle faite par Moïse sur le mont Sinaï, où les Dix Paroles (Décalogue, Dix Commandements chez les Chrétiens) lui sont révélés.

Tous les jours de jeûne dans le judaïsme (il en existe six autres) sont finalement liés à l’histoire du peuple juif. Celui du 9 Av par exemple, commémore la destruction du premier Temple de Jérusalem, sur le même modèle que celui de Kippour. « Ils ne sont pas liés qu’à des symboliques de mortification, mais d’aussi d’identification communautaire et de responsabilité sociale, nous précise l’experte. Souffrir comme le pauvre permet, le lendemain, de le comprendre et de l’aider. » Cela explique ainsi pourquoi Yom Kippour est souvent respecté par les juifs laïcs attachés à leur identité juive, qui voit davantage dans ce jeûne une tradition du peuple qu’une pratique simplement et seulement religieuse.

Christianisme : faire pénitence

Le jeûne dans le christianisme est sans surprise emprunt de judaïsme : comme Moïse qui ne mange et ne boit pas durant quarante jours sur le Mont Sinaï, Jésus se retire quarante jours dans le désert pour jeûner après son baptême. C’est l’épisode de la « tentation du Christ » dans les Évangiles. Alors, depuis le IVe siècle, les fidèles respectent une diète durant quarante jours avant Pâques, le Carême, alternant jours de jeûne complet et jours d’abstinence (jours maigres, sans viande), comme « imitation » du Christ. « Dans la tradition ancienne, il existait chez les Chrétiens des gens qui se privaient complètement pour se relier au divin, surtout chez les mystiques, sorte d »athlètes de la foi’, explique Sophie Gherardi. Mais ce n’était pas réservé au commun des mortels ». La pratique s’est au contraire assouplie au fil du temps.

« Les catholiques n’ont pratiquement plus de prescriptions de jeûne, si ce n’est deux fois par an : au début du carême (mercredi des Cendres) et le jour du Vendredi saint (commémoration de la Passion et de la crucifixion de Jésus-Christ) ». Absentes chez les protestants, elles se sont davantage maintenues chez les pays orthodoxes, plus proches de l’Orient. Il est dans tous les cas question dans le jeûne chrétien de faire pénitence : « Le Christ a souffert, nous souffrons aussi », résume-t-elle. Une intention qui semblerait-il, commencerait à réapparaître chez les jeunes catholiques : « La visibilisation de l’islam (et ainsi, du Ramadan) dans les pays Occidentaux a réactivé une sorte de désir de ‘néo-Carême’ chez ces Chrétiens, avec des obligations autochoisies », analyse l’interrogée.

Islam : exercice spirituel et communautaire

L’islam a fait du jeûne (saoum) l’un de ses cinq piliers, avec la profession de foi, la prière, l’aumône et le pèlerinage. Elle lui apporte donc une grande importance. Là encore, l’idée d' »imiter » le prophète est retrouvée : le Ramadan correspond au neuvième mois du calendrier islamique, où Mahomet s’est vu révéler le Coran par l’archange Gabriel. Le jour de son début est décidé à la suite d’observations célestes et d’intenses discussions entre savants, puis une fois le mois engagé, les musulmans jeûnent du lever au coucher du soleil et doivent s’abstenir de fumer ou d’avoir des relations sexuelles. « Il faut se rappeler que la tradition est née dans un contexte de pays très chaud et désertique, où ne pas boire constitue une épreuve physique. Jeûner était (et reste) ainsi un véritable exercice spirituel, considéré comme une bonne chose, purificatrice pour le croyant », développe Sophie Gherardi.

Si la tendance vise aujourd’hui à simplifier la pratique et que de nombreuses facilitations existent pour la rendre moins « dangereuse » chez les plus à risque, sa prescription reste particulièrement engageante, physiquement comme spirituellement. « La vie sociale ‘normale’ est empêchée, on ne dort pas ou très peu, on mange beaucoup en peu de temps… Mais en soumettant le corps des choses difficiles, celui-ci, ainsi brimé et discipliné, oblige l’âme à se retourner vers Dieu et à s’en rapprocher », continue-t-elle.

Le Ramadan peut aussi être, comme Yom Kippour pour les juifs, être une marque identitaire. Plus de 70 % des musulmans français en respecteraient la tradition, selon un sondage Ifop de 2011. Durant ce mois sacré, ils se rassemblent pour rompre le jeûne (iftar), ce qui renforce en effet le sentiment de communauté et le lien à l’Oumma (la « mère », la « matrice », communauté des musulmans à travers le monde). Selon Sophie Gherardi, « le Ramadan a un côté dual : si la journée est longue et pénible, la nuit est courte est joyeuse ! », tout comme la rupture du jeûne à la fin du mois, les fêtes de l’Aïd al-Fitr. D’autres jeûnes existent par ailleurs dans l’islam, le plus souvent expiatoires ou compensatoires. « Un jeûne de trois jours peut servir à expier un serment non tenu, par exemple. C’est une sorte, à nouveau, de négociation de l’individu envers lui-même ou la communauté », conclut notre intervenante.

Mathilde Ragot