Joann Sfar trouve notre époque « extrêmement amusante »

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L’infatigable auteur débarque avec deux nouveautés: « Riviera », un polar sudiste en BD. Mais aussi « Et dieu riait beaucoup », un roman humoristique menant deux juifs en quête d’identité du côté d’Israël.

Avec lui, pas facile de tenir les comptes à jour. Après le succès de La Synagogue, sorti en septembre dernier, puis d’On s’en fout quand on est mort, Joann Sfar vient d’ajouter deux nouvelles entrées à une bibliographie qui compte désormais un peu plus de cent cinquante entrées.

Pour Riviera (éditions Sonatine), un polar vintage en noir et blanc, inspiré de ceux de Tardi ou du tandem Muñoz-Sampaio, qu’il dévorait dans sa jeunesse, le Niçois revient sur sa terre natale, avec un drôle de héros. Voilà Monsieur Formidable, un vieux juif tunisien, ancien petit voyou devenu restaurateur, embarqué dans une mission de troisième zone.

Dans Et dieu riait beaucoup (Albin Michel), il est aussi question de vieux juifs, décidés à faire leur alya, ceux-là. L’un se nomme Pierre Cohen, archétype du metteur en scène de théâtre « humaniste ». L’autre s’appelle Raymond Bettoun, mais il aurait très bien pu porter le nom d’Éric Zemmour. Coincés dans un avion, bien paumés, les deux vont s’embarquer dans une joute verbale.

Autour d’un café allongé, avenue Félix-Faure, Joann Sfar, barbe fournie et blouson d’aviateur sur le dos, nous a parlé de ces deux livres, finalement pas si éloignés que ça.

Dans Riviera, Monsieur Formidable est un ami de jeunesse de votre père. Histoire vraie?

Non, en fait, je me suis inspiré du physique d’un copain à moi, très honnête. Il s’agit de Paul Boulakia, qui a été le guitariste du groupe Cookie Dingler. Il a un visage un peu en lame de couteau, il porte toujours une chemise noire et on le trouve très souvent à une table de poker. Je l’ai pris comme « acteur » de mon livre, en essayant de voir où ça pouvait m’emmener.

Représenter la Côte d’Azur en noir et blanc, c’est un défi…

Oui, et j’ai eu tout de suite deux réminiscences: La Baie des Anges, de Jacques Demy, et Mélodie en sous-sol, avec Alain Delon et Jean Gabin. C’est une manière d’échapper aux images trop faciles sur Nice et d’aller chercher d’autres compositions.

Le côté vif du polar vous a plu?

Oui, je me suis vraiment jeté dessus avec beaucoup de plaisir. Frédéric Dard disait qu’un polar devait être écrit en un week-end et qu’un San Antonio devait pouvoir se lire sur un trajet Paris-Lyon. Je ne suis pas encore aussi rapide, mais Riviera a été fait dans cet esprit.

Ce Formidable a un côté cartoonesque…

Les vrais criminels ne m’intéressent pas. Plutôt que de faire une intrigue bien huilée à l’américaine, je préfère partir de petits truandages. Effectivement, il y a un côté irréel. Mais beaucoup de conneries que je raconte sont arrivées. Comme l’histoire d’un mec qui finit avec un pied de parasol dans le ventre, dans les années 1980, après une bagarre de voyous à Juan-les-Pins. Je parle aussi d’un type qui doit réceptionner de l’argent liquide douteux et qui veut à tout prix délivrer un reçu à celui qui apporte les sous. Je ne vous dirais pas où, mais ça s’est bien passé!

Les personnages principaux de vos deux livres sont encore surpris d’avoir encore des érections. Une obsession du moment?

(Il rit) J’ai décalé le curseur pour être tranquille, ils ont vingt ans de plus que moi! En réalité, j’avais beaucoup apprécié Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, de Romain Gary [ancien élève du Lycée Masséna, comme lui, ndlr]. Il raconte qu’il a moins d’érections et que ça commence à l’inquiéter. J’aime bien quand il y a des marqueurs aussi bêtes dans une histoire.

Comment est né Pierre Cohen, le metteur en scène dans Et dieu riait beaucoup?

Je l’ai imaginé après une rencontre avec un grand comédien français qui m’avait dit: « Joann, j’ai 71 ans et le cinéma m’emmerde. À chaque fois qu’on me donne un rôle, la jolie fille n’est plus jamais dans mes bras. » Bon, lui, on aurait dit qu’il n’avait pas vu passer Me Too et Balance ton porc. Et d’un autre côté, j’ai trouvé ça très touchant de sa part, il se voyait encore comme un séducteur et on lui donnait le rôle du grand-père. Je ne me moque pas du chagrin, même quand il est autocentré comme ça.

« Souvenirs d’enfance » en Israël

Ces derniers temps, Joann Sfar se rend souvent à Tel-Aviv, afin de plancher sur l’adaptation en série télé de Klezmer, sa BD qui raconte la vie de combattants juifs en Ukraine, autour des années 1900.

Pas un hasard, donc, s’il a décidé de faire voler le personnage principal de son roman vers Israël. « Pierre Cohen a envie de croire à la Terre promise. Le lecteur, lui, se rend compte dès le début que ça ne va pas le faire », sourit Sfar.

Lui-même assure découvrir « une réalité d’Israël très loin des rêves ou des fantasmes des uns et des autres ». Ce qui ne le préserve pas d’une certaine forme de nostalgie.

« C’est pareil qu’avec Nice. Ce sont des souvenirs d’enfance, liés à mon père. Il était originaire d’Algérie, mais il rêvait d’Israël. On y allait souvent en vacances, il s’était même demandé s’il fallait aller y vivre. En fait, je fais des livres sur les fascinations de mon père… »

« Un monde sans Belmondo »

Conscient d’avoir passé un cap à 51 ans, heureux d’avoir échappé à une Covid féroce l’ayant expédié au bord du gouffre, Joann Sfar concède être gagné par une certaine nostalgie.

Dans Riviera, il se tourne vers l’âge d’or de la Côte d’Azur, ces années 1960 dont son père, André (brillant avocat, puis homme politique, disparu en 2014), lui parlait si souvent. Dans Et Dieu riait beaucoup, il convoque une autre figure.

« Au début du livre, je dis que mon héros ne voulait plus d’un monde sans Belmondo. Je crois qu’on est beaucoup comme ça. Quand il est mort, on s’est aperçu qu’on était dans une autre époque. Et plus le temps passe, moins j’ai d’opinions tranchées. À tort ou à raison, tu ne sais plus où te mettre », estime le bédéaste, romancier et réalisateur.

Esprit potache

Qu’on ne s’y trompe pas, le bonhomme peut rester un grand gamin. Comme il imagine Bettoun, simili Zemmour, écrire ses chroniques au beau milieu d’un club libertin.

Notre époque? Il la trouve « extrêmement amusante »« Pour quelqu’un qui raconte des histoires, elle est formidable. Évidemment, il y a de la tragédie et du drame partout. Mais comme toujours. Il y a une chanson de Brassens formidable qui dit :  »Honte à cet effronté qui peut chanter pendant que Rome brûle, elle brûle tout l’temps ». C’est vrai qu’on a le sentiment, justifié, d’un drame permanent. Mais ce n’est pas pour ça qu’on va se taire et cesser d’observer. »

Jimmy Boursicot