La difficile alyah des Français en Israël

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Environ 30 000 juifs ont quitté la France ces dix dernières années, poussés par la montée de l’antisémitisme et les attaques contre l’école Ozar-Hatorah de Toulouse en 2012 et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes en 2015. Mais la terre promise offre un parcours semé d’embûches.

« Il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus. » Sur la scène du théâtre Suzanne-Dellal, à Tel-Aviv, on joue Molière. Et en français, s’il vous plaît ! Des extraits du « Malade imaginaire » mais aussi de « l’Avare », du « Bourgeois gentilhomme » ou de « Scapin ».

Sur scène, une trentaine de comédiens amateurs, tous originaires de France qui, malgré les 4 500 kilomètres qui les séparent de Paris, n’ont pas lâché le fil d’Ariane qui les relie à leur pays de naissance.

Comme les 30 000 juifs de France qui ont rejoint Israël ces dix dernières années, la plupart de ceux-là avaient claqué la porte avec détermination, fuyant une recrudescence d’actes antisémites. Deux attentats en particulier ont provoqué ces départs massifs.

L’attaque contre l’école Ozar-Hatorah de Toulouse en 2012 où furent abattus trois enfants de 3, 6 et 8 ans, et le père de deux d’entre eux, Jonathan Sandler ; puis, en janvier 2015, la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes qui coûta la vie à trois clients et un employé au lendemain de l’attaque de « Charlie Hebdo ».

Ils furent ainsi près de 8 000 en 2016 à « monter » en Israël, à faire leur « alyah », comme on dit en hébreu, suivant le conseil donné aux juifs de France par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou de « venir enfin s’installer chez eux ». Un chemin riche de formidables expériences, mais aussi pavé d’épreuves bien plus grandes qu’ils ne le supposaient

« Un monde très différent de celui que les Français fantasment »

Cécile Bens, qui dirige cette petite troupe de théâtre à l’école Studio M du producteur Steve Suissa, est arrivée, elle, il y a vingt ans. A l’époque, les juifs français qui faisaient leur alyah partaient à la découverte d’un nouveau pays, cherchaient à renouer avec leurs racines, ou se voyaient, comme les pionniers de 1948, en bâtisseurs du jeune Etat.

En vingt ans, la violoniste devenue comédienne et metteur en scène a vu se métamorphoser les générations d’olim (ceux qui réalisent leur alyah). Elle qui est venue à Tel-Aviv par choix, avec pour mission d’« être un pont entre les cultures des deux pays », constate que « la plupart des gens arrivés ces dix dernières années sont partis non par conviction mais pour fuir la violence ». Et cela change tout.

« Lorsqu’on fuit, on idéalise ce qu’on va trouver de l’autre côté de la Méditerranée », estime l’artiste. Au risque de douloureuses déceptions. « Car la vie ici est très individualiste, au jour le jour. C’est un monde extraordinaire par bien des aspects, mais très différent de la grande famille que les Français fantasment de rejoindre. »

A Paris, l’Agence juive accompagne les candidats au départ. « Lorsque les projets nous paraissent bancals ou précipités, nous rappelons les gens à la réalité : toute expatriation se prépare, Israël ne fait pas exception », affirme Arié Abitbol, le directeur de l’Agence en France. Pourtant, Zoé, la quarantaine, arrivée il y a bientôt huit ans à Raanana dans la banlieue de Tel-Aviv, juge insuffisante la préparation au départ : « Nous n’étions absolument pas prêts à affronter cette expérience. » Elle et son mari ont fui un climat de violence en quittant la France.

Le 9 janvier 2015, lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, Zoé est postée devant l’école de ses enfants en tant que « parent protecteur », un système de rondes mis en place dans les écoles juives pour empêcher toute attaque semblable à celle de Toulouse en 2012. « Est-ce normal, pour une mère de famille, de se retrouver en gilet pare-balles devant son école, tandis qu’un terroriste prend en otage, à quelques kilomètres, des gens qui font leurs courses avant shabbat ? »

« De nombreuses familles volent en éclats »

Leur départ se fait alors en quelques mois. Son époux conserve son emploi en France en télétravail et, financièrement, les choses fonctionnent à peu près. Mais Zoé, elle, réalise un véritable parcours du combattant. L’ancienne pharmacienne affirme :  C’est très dur, on tombe de haut. Aucune équivalence pour mes diplômes, pas de maîtrise de la langue, trois enfants en bas âge… Me construire professionnellement était quasi impossible et mon sentiment de déclassement très fort. Heureusement, mon mari n’avait pas besoin de rentrer en France chaque semaine pour son travail. 

Zoé évoque les « alyah Boeing », dans lesquels l’un des parents, le plus souvent le père, garde son emploi en France et ne rejoint sa famille que le temps du week-end, ou bien une semaine sur deux ou sur trois lorsque les billets d’avion sont trop chers. « De nombreuses familles volent en éclats, décrit-elle, les mères doivent tout assumer dans un monde qu’elles ne comprennent pas et sont dépassées, les enfants livrés à eux-mêmes… »

Ces difficultés, le rabbin Dov Roth-Lumbroso les connaît bien, lui qui épaule de nombreuses familles à Jérusalem avec son association, Derech Laolim.  La vie est idyllique durant trois mois. On s’installe, on ignore les difficultés comme si elles allaient disparaître d’elles-mêmes. Et puis, vers Hanoukka, en décembre, c’est la douche froide. Celui qui n’a pas trouvé d’emploi ne touche aucune aide, les économies partent très vite…

Dès la rentrée scolaire cette année, les associations ont été mises à contribution pour collecter des fournitures scolaires et des vêtements pour les familles en difficulté. Le rabbin l’admet, la vie est dure en Israël malgré une très forte solidarité au quotidien. « Les couples sont soumis à rude épreuve, et lorsque cela devient trop compliqué, c’est la “yerida”. » En français, la « descente », le retour en France. « On voit des femmes repartir avec leurs enfants après un divorce. Des situations extrêmes de personnes qui n’ont plus un sou en poche… »

Les chiffres officiels évoquent 10 % de retours. Mais les sociétés de déménagement confirment officieusement une forte augmentation des départs, qu’elles expliquent par la crise économique qui touche le pays depuis un an.

« C’est marche ou crève »

Virginie a régulièrement pensé repartir. Netanya, la petite ville côtière où elle habite, a accueilli des milliers de Français plutôt « classe moyenne » ces dernières années et vit à la mode française : baguettes dans les boulangeries, crêperie au coin de la rue, épicerie fine…

« Bienvenue dans “la petite Riviera” comme on surnomme désormais la ville », ironise cette mère de deux petites filles, arrivée il y a dix ans. A la terrasse du Mistral, cette quadra aux larges lunettes raconte avec un humour grinçant son itinéraire semé d’embûches. « Après l’attaque contre l’école de Toulouse, je suis restée prostrée trois jours en pyjama sur mon canapé avec ma fille dans les bras. J’étais sous le choc. »

Virginie n’avait jamais songé partir vivre en Israël. Sa carrière de journaliste débutait brillamment, elle vivait confortablement. Mais l’attaque de Toulouse a créé un sentiment d’urgence : elle franchit le pas. « Il y avait le feu, j’ai sauté, je me suis explosé les deux chevilles. Depuis, je suis en convalescence », résume-t-elle.

Impossible en effet de retrouver un emploi dans sa branche. Et son mariage, « qui aurait peut-être tenu en France malgré ses imperfections », vole en éclats face aux épreuves. « Je suis tombée de très haut, passant du ghetto chic de Neuilly, où je vivais sans tenir de budget, à Netanya, où je dois arbitrer pour acheter soit un manteau, soit des chaussures à mes filles. » Virginie ne renie pas ce qu’elle a gagné en Israël :  J’ai réalisé un grand voyage intérieur, une remise en question totale, je suis tombée et j’ai su me relever, cela m’a permis de progresser personnellement. 

L’ancienne journaliste a eu l’audace d’affronter de nouveaux défis comme écrire un one-woman-show qu’elle a joué avec un certain succès. « Mais je garde le sentiment de faire partie de la génération sacrifiée, celle qui a abandonné ses ambitions pour un boulot alimentaire, celle qui garde la nostalgie de la vie culturelle française. Même si nous voyons nos enfants heureux, épanouis, sereins… »

Certains secteurs d’activité permettent aux Français de s’intégrer. Notamment l’informatique où les diplômes français sont assez recherchés. Chloé, elle, travaillait depuis plus de douze ans dans l’industrie cosmétique à Paris quand elle a fait son alyah en 2015 à Hadera, tout près de Netanya, avec son mari et ses enfants. Dans ce secteur encore peu développé en Israël, difficile de retrouver un emploi qui corresponde à son expérience.

Mais la chance lui sourit. Le sésame « Sorbonne » sur son CV, associé aux marques françaises prestigieuses qui étaient clientes de son ancien employeur parisien, séduit le recruteur. « Je ne peux pas le nier, cette embauche était une chance pour mon intégration. Mais, au quotidien, c’est parfois difficile de voir ce job comme une chance ! » sourit-elle.

Les conditions de travail sont très dures, 45 heures par semaine et seulement deux semaines de congés payés. « C’est marche ou crève. » Toute la première année, ses collègues l’appellent « Sorbonne ». Animosité ? Jalousie ? Mauvaise blague ? « J’avais envie de hurler : “J’ai un prénom !” »

Au bout d’un mois, sa patronne passe : « Désolée, on fait moins de bénéfices que prévu, ton salaire sera diminué de 2 000 shekels. » La jeune mère de quatre enfants ne se laisse pas faire : « Ok pour 1 000 mais pas plus. Sinon, je vais voir ailleurs. » Elle garde son emploi et gagne le respect de tous.

« Il faut savoir s’adapter. C’est cela, devenir israélien »

Israël est un pays ultralibéral où les salariés sont très peu protégés, contrairement à la France. « Les Français qui arrivent sont mal préparés à affronter ce monde de l’emploi si différent du leur », confirme l’ancien directeur de l’Agence juive en France, Ariel Kandel, qui dirige aujourd’hui en Israël Qualita, une plateforme associative qui vient en aide aux Franco-Israéliens dans toutes leurs démarches officielles, y compris la recherche d’emploi.

« C’est très difficile mais il faut s’adapter, accepter peut-être des emplois moins prestigieux, moins rémunérateurs. D’un autre côté, les autorités ont, elles aussi, des progrès à accomplir pour mieux accueillir les Français. »

Qualita joue un rôle de lobbyiste auprès des institutions. En particulier pour la reconnaissance des diplômes français. « De grandes avancées ont déjà eu lieu pour plusieurs professions médicales par exemple. » Mais Ariel Kandel n’encourage pas les Franco-Israéliens à attendre que l’Etat règle tous les problèmes. « Il faut savoir s’adapter. C’est cela, devenir israélien. L’alyah est une aventure extraordinaire, mais elle peut être vécue comme un cauchemar. Tout dépend de la manière dont vous appréhendez les choses. »

Pour les retraités, la transition est bien plus facile. « Que voulez-vous, la vie est tranquille ici. Nous avons tout, le soleil, une vie paisible, la possibilité de pratiquer notre religion sans être mal vus, confirme Gilles, arrivé à Netanaya en fin de carrière avec son épouse. Pour nous, il n’y a aucune ombre au tableau. »

Ou presque. Car la hausse du shekel, la monnaie israélienne, ampute les pensions. « On l’a connu à 5,80 pour 1 euro. Maintenant il est monté jusqu’à 3,5. Nous avons perdu un tiers de pouvoir d’achat », confirme Reine arrivée de Nîmes avec son mari, Robert, en 2016.

« Mais même s’il faut manger des pâtes tous les jours, nous ne repartirions pour rien au monde », assure la pimpante septuagénaire qui « ne se reconnaît plus dans la France d’aujourd’hui » et évoque un sentiment d’« insécurité généralisée ».

Un choix qui n’est pas donné à tout le monde. « Rentrer était la seule solution », affirme de son côté Laurence, à Paris depuis 2020 après cinq années difficiles d’« alyah Boeing » à Raanana. « Nous n’étions pas prêts. Nos revenus ne nous permettaient pas de garder le même train de vie qu’en France, mais nous n’en avons pas changé. »

Endettée, séparée de son conjoint, elle est rentrée avec l’une de ses jumelles, étudiante, et son fils. « Mon autre fille fait ses études en Israël. Nous restons tous israéliens », assure Laurence. Elle non plus n’a pas lâché le fil d’Ariane tendu entre la France et Israël : « Le pays me manque, son intensité, son énergie, c’est viscéral. Je repartirai c’est sûr. »

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5 Comments

  1. « Ou presque. Car la baisse du shekel, la monnaie israélienne, ampute les pensions. « On l’a connu à 5,80 pour 1 euro. Maintenant il descend jusqu’à 3,5 »

    C’est la baisse de l’Euro,pas du shekel!!!!

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