Auschwitz en images : apprendre à lire les traces laissées par les nazis

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Les images des nazis, leur histoire et ce qu’elles révèlent : comment il faut apprendre à lire les photographies d’Auschwitz-Birkenau pour comprendre ce qu’elles disent de la Shoah.

La saillie, provocatrice, est connue : si une archive des chambres à gaz avait existé, non seulement il ne l’aurait pas intégrée à son film, Shoah, mais encore l’aurait-il détruite. Claude Lanzmann restera celui qui aura radicalisé la parole sur l’archive. Le cinéaste dira après la sortie de son film, en 1985, que “les images d’archives sont des images sans imagination”. En centrant ce film, qu’il mettra onze années à réaliser, exclusivement sur des témoignages, et uniquement sur la parole de rescapés juifs, tchèque et slovaques principalement (mais jamais français), on dira que Claude Lanzmann avait ouvert l’ère des témoins. Lui assènera surtout qu’il n’avait que faire de “la mémoire, dont on nous rebat les oreilles” ; que ce qui était à la source de Shoah n’était précisément pas la mémoire mais plutôt “l’immémorial”. Toutes les traces faisant, en contraste, l’effet d’un murmure cacophonique.

C’est d’abord contre l’usage illustratif des images de l’holocauste que s’imposera ce film qui revendiquait de ne pas “communiquer de renseignements” – bien qu’on y apprenne beaucoup. Mais c’est aussi vis à vis des historiens que le propos de Lanzmann se fera plus brutal. Le réalisateur leur reprochait en substance de se boucher les oreilles, et aussi un peu de paresse distanciée. À l’époque, ce sont surtout les photos prises par les armées alliées, américaine ou soviétique, à la libération des camps, à l’été 1944, qui circulent pour mettre en images la mécanique nazie, et plus de six millions de morts qu’on peine à se figurer.

Or, si des photos d’enfants en pyjama rayé existent par exemple, elles furent souvent mises à profit pour toute l’émotion dont elles étaient fécondes… au risque de troubler la perception, et de masquer en particulier ce qu’on sait désormais. En effet, à Auschwitz-Birkenau, en particulier, seule une infime minorité d’enfants pénétreront en réalité dans le camp, pour y être immatriculés. Massivement, les enfants juifs déportés, comme les vieillards notamment, ne sont pas demeurés derrière les barbelés, pour y être dramatiquement entassés comme semblent l’indiquer les images : sitôt les opérations de tri achevées à la sortie des convois, ils étaient assassinés dans les heures qui suivaient immédiatement l’arrivée des trains. Si plusieurs milliers d’enfants seront bien tatoués d’un numéro et enfermés dans les camps, et une partie notamment à Auschwitz-Birkenau, ils n’étaient pas juifs, pour leur immense part. Sans avoir cela en tête, on ne peut pas comprendre, par exemple, pourquoi Marceline Loridan-Ivens insistera sur tout ce qu’elle devra au fait d’avoir menti sur son âge – arrêtée alors qu’elle venait d’avoir quinze ans, elle s’était fait passer pour plus âgée.

Contresens et angles morts

De même, les monceaux de cadavres qu’on voit sur ces photos, qui parfois se sont retrouvées dans des manuels scolaires dans les années 1980 ou 1990, sont bien ceux de victimes du nazisme. Les scruter reste une épreuve. Mais souvent, il peut s’agir de déportés morts du typhus ou de faim, par exemple sur ces pellicules américaines gravées pour la postérité à l’arrivée des soldats américains à Dora-Mittelbau, ou Mauthausen, en avril et mai 1944. Pas des 1 100 000 victimes du centre de mise à mort d’Auschwitz, qu’on a pu avoir du mal à se représenter d’autant plus durablement que justement, ces images faisaient écran à ce qui restait difficile à rendre intelligible. En l’occurrence, une mécanique pragmatique, étoffée d’une entreprise de dissimulation. Et si quatre photos clandestines d’Auschwitz existent, prises au péril de sa vie par le résistant juif Alberto Errera, avec l’aide de ses camarades du Sonderkommando, à la porte d’un crématoire d’Auschwitz-Birkenau, la plupart des images voyageront avec des erreurs dans les légendes. Le plus massif était bien ce qui était resté le plus invisible.

Ainsi la connaissance mettra-t-elle un peu de temps à se solidifier jusqu’à ce qu’on sache – et qu’on comprenne – qu’Auschwitz-Birkenau, par exemple, était à la fois un camp de concentration réparti en plusieurs sites, un centre d’extermination et aussi, un pôle industriel, avec ses ateliers et ses usines. En tout, 1,3 millions de personnes y seront acheminées, dont seulement 200 000 ne seront pas assassinées (et vous pouvez lire, pour mieux fixer tout cela, le petit livre “Repères” simplement titré Auschwitz, par l’historien Tal Bruttmann, à la Découverte).

Selon ce qu’on regarde, ce n’est pas la même histoire qui se déplie. A partir des années 1980, alors qu’on se mettra à proposer à plus grande échelle aux rescapés de recueillir leur témoignage, quelque chose changera pour de bon : l’histoire de la destruction des juifs d’Europe aura son tournant linguistique. Avant que la micro-histoire n’achève de bouleverser l’histoire du nazisme et de la collaboration, avec ce changement d’échelle qui amènera par exemple à scruter les rafles à la hauteur d’un commissariat français, ou à s’interroger sur l’imaginaire et la marge de manœuvre des fonctionnaires du bureau des étrangers dans une préfecture, l’histoire orale viendra modifier en profondeur le récit de la Solution finale. Certains y verront l’effet du film de Lanzmann. Les choses en réalité étaient aussi concomitantes, et aux Etats-Unis, un historien comme Geoffrey Harman, par exemple, avait déjà entrepris d’édifier cette histoire orale centrée sur les témoignages. Au même moment, la chute du Mur et l’ouverture des archives, à l’Est, accélérait encore le calendrier, et modifiait à son tour la manière de faire cette histoire.

Alors le savoir s’aiguisera et la connaissance s’affinera. Néanmoins, les images qu’il nous reste de l’ordre concentrationnaire nazi continueront, elles, de voyager. Elles voyageront même d’autant plus que le tabou se fissurera, et que les voiles de la surdité obstinée finiront par s’élimer – car comme le diront bien des rescapés, à l’instar de Simone Veil dans cette archive radiophonique, si l’histoire s’est tardivement dite, c’est parce qu’on n’aura pas voulu entendre, bien plus que parce qu’ils et elles n’auront pas voulu parler. C’est dans ce moment d’élargissement de la parole que les images de la Shoah s’installeront dans les représentations collectives. Massivement mises à profit à des fins d’illustration, ces archives visuelles seront souvent d’une utilisation bancale. Et parfois de vrais faux-amis. Leur usage est de surcroît d’autant plus glissant que les images de la Solution finale (en particulier l’usage du gaz) sont moins nombreuses que celle des camps de concentration, et les légendes disponibles, confuses.

On dispose ainsi de très peu de traces photographiques prises dans l’enceinte du centre de mise à mort d’Auschwitz, qui fut à la fois le camp de concentration le plus important et aussi le centre de mise à mort le plus meurtrier. Mais les deux ne se superposent ni sur la carte des lieux, ni dans le projet des nazis. Utiliser les photos des alliés à l’issue de la guerre a des implications immédiates : les infrastructures du centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau ont été démontées par les nazis eux-mêmes à leur départ. Ce n’est pas le cas du camp de concentration juste à côté, dont les baraques jalonnent notre imaginaire à présent qu’elles ont été enregistrées sur la pellicule. Sans qu’on sache toujours que si elles étaient encore debout, c’est précisément parce que dans l’esprit des nazis, cette réalité-là étaient autrement plus banale. Comme à Sobibor dont le camp, détruit à l’été 1943, finira par sembler évaporé jusqu’à ce que des archéologues n’en fouillent le sol pareil à des entrailles, c’est finalement en creux qu’on est condamné à comprendre qu’autre chose se jouait ailleurs – même si c’était tout près.

Sur une autre scène, à deux pas, on assassinait de sang-froid au tempo d’un métronome bien huilé, et toujours plus perfectionné. C’est cela qui ne devait pas laisser d’images : la cadence et l’ampleur. Et si la distance géographique de l’une à l’autre était courte, l’écart entre les deux réalités, qui pourtant coexistaient à petite échelle, creuse un abysse dans l’entendement. Prendre l’une pour l’autre éloigne de la vérité historique. C’est un exemple du bruit que génèrent, à la manière d’un larsen cognitif, les traces laissées par ces images et le manque d’explications. Il est d’autant plus commode, et risqué de prendre une chose pour une autre que, par définition, les victimes des centres de mise à mort n’ont pas témoigné.

Au-delà du glissement imprécis et de l’impensé qu’il charrie, utiliser ces photos des vestiges des baraques du camp pour exprimer visuellement la Solution finale et la destruction méthodique des juifs d’Europe tient davantage du contre-sens. Elles font écran. Et encore faudrait-il avoir en tête que de tous les camps d’extermination dotés d’un centre de mise à mort, uniquement celui d’Auschwitz disposera de crématoires – et seulement à partir du printemps 1943 et son tournant de rationalisation glaçante. Contrairement à ce qu’on s’imagine parfois, les fours crématoires n’étaient pas destinés à assassiner les victimes, mais à détruire leurs corps après la mise à mort dans l’enceinte des chambres à gaz. À l’exception d’Auschwitz, les corps étaient plutôt brûlés dans des bûchers.

C’est au seuil de ce centre de mise à mort, dans cet espace entre les rails qu’on appelait « la rampe « , c’est-à-dire précisément là, à la sortie des convois, où le tri s’effectuait, qu’une des principales séries d’images a été photographiée. En plusieurs jours, et même sous différentes saisons. Derrière l’objectif, les nazis eux-mêmes – ou plutôt les objectifs, car les photographes étaient au moins deux. Les forces hitlériennes ont documenté l’assassinat en train de se faire. Elles ont photographié non pas les corps qui meurent ou les cheveux des femmes qu’on coupe au crématoire, mais cette grande mécanique qui aurait de quoi rehausser leur prestige, une fois l’ingénierie lustrée sur papier photo. Le sujet, c’est cette ingénierie tandis qu’elle se met en branle, se sophistique, et se peaufine même avec le temps. Du beau travail, en plein jour. Car pour optimiser encore l’arrivée des convois, on étendra la rampe, et on retouchera le tracé des rails.

Une série d’images, qu’on a pris l’habitude d’appeler “l’album d’Auschwitz”, a de ce point de vue-là une valeur historique considérable. Non seulement parce que ces photos datent de l’holocauste en train de se faire, et non de la libération par l’Armée rouge (ou même des séries aériennes réalisées par exemple par la Royal Air Force, l’armée de l’air britannique). Mais encore parce qu’elle attrape une réalité qui est souvent passée à l’as : si Auschwitz occupe une place centrale dans les représentations qu’on se fait tous de la Shoah, il est aussi un espace spécifique dans l’histoire de la Solution finale. Notamment parce que tous les autres centres de mise à mort étaient des centres régionaux, c’est-à-dire que les juifs d’Europe auront été assassinés à proximité de leurs lieux de vie, donc au cœur Yiddishland – là où ils vivaient, là d’où ils venaient. Et aussi parce que, comme on mettra longtemps à le mettre en évidence, bien des victimes de l’Allemagne hitlérienne seront assassinées en dehors de l’univers concentrationnaire – par exemple par des commandos mobiles ou encore dans des ghettos. Saviez-vous par exemple qu’il y aura, numériquement, moins de rescapés encore du ghetto de Varsovie que de rescapés juifs à survivre à Auschwitz ?

Spécificité internationale d’Auschwitz

Contrairement aux autres centres de mise à mort du monde concentrationnaire nazi, Auschwitz-Birkenau, en revanche, avait une vocation internationale. C’est aussi pour cela qu’il est si connu vu depuis la France, même si c’est au prix d’une représentation en partie déformée de ce que fut la « solution finale ». Ce camp situé en Pologne sera le seul du genre : il était destiné à ces centaines de milliers de juifs et de juives dont l’entreprise nazie en Europe consistera à prévoir le transport, puis l’assassinat, dans une économie d’échelle. Un point de convergence dramatique, où mourront notamment des juifs arrêtés en France, français et étrangers. Et aussi ceux qu’on aura convoyés depuis Budapest, à la fin de la guerre, une fois décidée la liquidation des juifs de Hongrie. Et c’est justement ce que permet d’attraper “l’album d’Auschwitz”, qui rassemble des photos prises entre avril et août 1944. Ces photographies concernent toutes le “transfert” des juifs et des juives de Hongrie. “Umsiedlung des Juden aus Hungarn”, c’est même ce qu’on lit sur la page de garde de “l’album d’Auschwitz” (et umsiedlung signifie transfert, ou transplantation).

On dit album, et ce n’est pas métaphorique : physiquement, les quelque 197 photos ont été retrouvées par Lili Jacob, rescapée, dans un album cartonné, à Dora, dans une baraque du camp de concentration de Mittelbau jusqu’alors occupée par les Allemands, alors que les nazis battaient en retraite, en 1945. Contrairement aux dizaines de milliers de clichés réalisés dans les camps par le service anthropométrique, cet exemplaire dans sa banalité apparente et son format plus modeste, les avait suivis jusque-là.

C’est parce que toutes les images d’Auschwitz et des camps de concentration ont longtemps pâti du flou des représentations, de la confusion et encore d’un peu de paresse, que le livre qui sort ce 27 janvier 2023, intitulé Un album d’Auschwitz (au Seuil) a cette importance cruciale. Il est consacré non pas seulement à l’histoire de “l’album d’Auschwitz” retrouvé en 1945, et rendu public grâce notamment à Serge Klarsfeld et Yad Vashem ; mais de surcroît à la portée scientifique de ces archives visuelles nazies. C’est l’histoire comme discipline exigeante qui s’y trouve expliquée, et celle de la Shoah qui s’en trouve enrichie.

Les auteurs de ce livre sans équivalent sont tous les trois historiens. Depuis 2014 et un jour de colloque où ils se sont rendu compte que leurs approches dans les images de la Shoah étaient complémentaires, Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller ont enquêté de longues années. Mais tous trois disposaient déjà d’une connaissance fine et exigeante de la mécanique concentrationnaire. Et c’est ce savoir, encore enrichi par l’exploration obsessionnelle des quelque 200 images revisitées, qui leur a permis de livrer, aujourd’hui en français (et dès 2019 en allemand, ce qui était déjà un événement éditorial important), une relecture de “l’album d’Auschwitz”. C’est leur livre qui nous oblige à présent à lire, mobiliser, et diffuser à notre tour les photos de la Shoah avec une prudence et une exigence sans précédent.

Preuves et illustrations, aujourd’hui objets de savoir

Cet album était loin d’être ignoré, depuis que Serge Klarsfeld l’avait exhumé, en 1980. Mais c’est désormais son analyse au grain fin, son étude à la loupe (au sens propre et pas seulement figuré) et sa confrontation avec l’état du savoir aujourd’hui disponible, qui permet de le contextualiser. Et, mieux : d’en faire un objet de connaissance. Car longtemps, ces images que Lili Jacob avait retrouvées tandis qu’elle-même en réchappait, ont elles aussi servi d’illustration. Certaines sont même très connues justement pour cela.

Les mêmes photographies auront aussi fait office de preuves. À différents procès de l’Allemagne nazi, elles ont ainsi été mises en avant, et on fera même comparaître l’un des deux photographes à qui l’on peut désormais attribuer les clichés – mais comme simple témoin. En 1961, à Jérusalem où se déroule le procès d’Adolf Eichmann, qui vient d’être traqué puis arrêté en Argentine, Lili Jacob avait prêté son album. C’était plutôt exceptionnel : d’abord, Lili Jacob qui avait fait partie d’un des convois en provenance de Hongrie arrivé à Birkenau le 26 mai 1944 et qui avait reconnu les siens sur ces photos prises par les photographes nazis, n’avait pas voulu s’en départir. Mais dès 1947, Lili Jacob avait autorisé le musée juif de Prague à reproduire plusieurs images, dont des copies rejoindront ensuite les collections des musées d’Auschwitz et du musée d’histoire de Budapest.

Du triage à l’arrachage des dents en or

En 1964, Lili Jacob désormais installée aux Etats-Unis, était elle-même venue témoigner : c’était le procès d’Auschwitz, en République fédérale d’Allemagne. On avait alors mieux compris qui avait pris les photos et pourquoi : c’était une commande, et un travail photographique à la gloire de l’efficacité du travail de tri, en particulier. C’était un auto-satisfecit autorisé. Une entreprise de communication motivée par un certain Höss, commandant du camp et protagoniste en chef de l’opération hongroise. C’est en particulier pour cela que la plupart des photos sont réalisées dans un tout petit périmètre : elles sont toutes prises dans cette zone qu’on appelle « la rampe ». Ce espace n’était pas central dans le camp, mais il était décisif : c’est à cet endroit, à la descente même des wagons à bestiaux utilisés pour le transport des juifs et des juives, que les nazis décidaient qui irait directement vers les chambres à gaz et qui serait acheminé plutôt vers l’intérieur du camp. Car en 1944, des juifs désormais pouvaient être affectés à des missions de travail, ce qui n’aura pas été le cas tout au long de la guerre. Aux autres, l’assassinat immédiat, et la sidération de mourir finalement très peu de temps après leur arrivée sur place. Et justement l’album est jalonné par des intertitres, comme autant de têtes de chapitres qui scandent cette histoire qui s’accélère alors même que le temps paraît s’étirer en noir et blanc : “Triage”“Hommes femmes plus aptes”. Et puis encore “Effets”, qui concerne directement le pillage de masse, qui continuait d’avoir lieu à la porte des lieux où l’on assassinait – non sans oublier l’arrachage méthodique des dents en or. Moins d’une journée s’écoulait entre l’arrivée des juifs et des juives, leur assassinat, et l’envoi de leurs vêtements vers l’Allemagne nazie, à destination des civils. C’est cela que le mot « déporté » permet encore bien mal d’attraper.

Les historiens ont déconstruit l’album initial, à mesure qu’ils y ont repéré l’ordre des clichés des deux photographes. Il arrive qu’on distingue parfois leur ombre, cachée dans quelque contrechamp. Pour mitrailler, et sans qu’on sache jamais combien d’images au total auront été produites, ils avaient reçu des autorisations spéciales. L’une des photos est prise du toit d’un wagon, peut-être pour que l’œil se déploie mieux. Une autre est cadrée de biais, et c’est sans doute artistique. Certains points de fuite sont soigneusement cadrés. Ailleurs encore, des saynètes se détachent, comme si allait s’esquisser le récit d’une scène bucolique. Ce qu’on comprend alors en lisant les historiens, et en les suivant tandis qu’ils arpentent les photos, loupe à la main, à quelques pixels près pour relever un nom, un numéro, ou le détail d’un foulard, c’est que l’album est le fruit d’une mise en scène. Au sens où il sert un récit. Le récit d’une opération parfaitement contrôlée.

Pour façonner ce récit, et l’armer symboliquement en somme, des images sont fabriquées. Une poignée de femmes et des enfants ont été forcés à poser. Les historiens peuvent l’affirmer alors qu’ils comparent, pas à pas, et au regard de l’ensemble de la pellicule, le temps que ça leur prend, à cette petite poignée-là, d’accéder au bout de la rampe et finalement aux infrastructures. Pour remonter le fil de leur arrivée, les auteurs les ont mis en vis-à-vis du reste du groupe issu du même convoi. C’est ce genre de recul qui leur permet de rendre explicites les images, de les faire parler. Ici, on aura demandé au petit groupe de se retourner, de prendre la pose, de recommencer. Là, on aura exigé d’un vieillard qu’il se découvre encore. Ailleurs, deux hommes qui portent une femme âgée semblent la forcer à entrer dans ce qu’on saura plus tard être une chambre à gaz – mais elle et eux l’ignorent. Car c’est justement le plus glaçant de ces photos qui, pour beaucoup, sont réalisées avec un souci du détail, de la composition, l’horizon à bon escient et le ciel qui occupe un tiers de l’image : l’asymétrie d’information. Les nazis savent ce que ces gens qui marchent dans l’allée entre les barbelés, et qui finissent par faire halte dans un petit bois comme si c’était une respiration, ignorent. À deux pas, ils vont très vite mourir et c’est pour cela qu’ils sont là. Mais les juifs et les juives hongrois sur les photos, eux, ne le savent pas.

C’est ce calme qui sidère. Dans l’usage qui sera fait de ces photos, et la manière dont elles voyageront, on aura pu justement laisser se dégager l’idée d’une marche inexorable vers un destin passivement subi. En fait, le travail de détail met au jour que certains se sont défiés des consignes ; que d’autres ont conservé un calot sur la tête lors de ce qu’on comprend être une injonction au garde-à-vous ; que cette femme a hurlé et que celui-ci, encore, a levé le yeux pour défier les patrons du camp. C’est ainsi non pas tout à fait leur marge d’autonomie qui se révèle à bas bruit – elle sera nulle, et l’entreprise de destruction, implacable. Mais tout de même quelque chose d’une personnalité, d’une idée qu’on se fait de ce que c’est qu’être un homme, être une femme, être un enfant encore en vie, même une fois le seuil de la machine de mort tout juste franchi. Le livre, depuis son édition en allemand en 2019, est d’ailleurs dédié à quatre visages : en gros plan zoomé sur les photographies d’origine, trois filles et un garçon, quatre enfants qui ce jour-là avaient tiré la langue au photographe. La révolte était là, et ils y étaient, eux aussi, dans leur humanité.

Mais les bourreaux également étaient des sujets dans cette vaste entreprise de destruction. Et alors qu’on les suit, eux aussi, à l’image, jamais peut-être on n’avait approché de si près leur regard, leur façon de faire, de se tenir là, et peut-être finalement quelque chose de leur intention. A minima, satisfaire au chef, et qu’il trouve là de quoi se pousser du col. En quittant Auschwitz-Birkenau devant la progression des alliés, n’avaient-ils pas emporté cet exemplaire de l’album ?

Au sein de cet intense travail qui fait de cette enquête l’un des travaux les plus importants jamais publiés sur la Shoah, les historiens ont écrit quelque part dans leur livre qu’ils avaient “appris à voir certaines choses”. C’est justement toute la valeur de cet ouvrage en format “beaux livres”, qui n’est pas seulement une édition critique de “L’Album d’Auschwitz” , comme il en paraîtra différentes versions, depuis 1980. Ce livre-ci, parce qu’il est centré sur cet album photographique mais le désosse, pour finalement se l’approprier et en faire un objet neuf, nous apprend à regarder à notre tour. C’est précisément parce qu’il sera plus difficile, à l’avenir, de mobiliser les images d’Auschwitz et de s’en servir comme des illustrations, qu’il faut lire ce livre.

Par Chloé Leprince
 
Source france-culture