Pourquoi les Kurdes croient au complot après l’attaque raciste à Paris

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Cinq jours après l’attaque raciste de la rue d’Enghien qui a vu la mort de trois ressortissants kurdes, toute la communauté kurde est persuadée qu’il s’agit d’un complot de la Turquie.

Pourquoi les Kurdes épousent cette théorie du complot, pourquoi ils voient la main de la Turquie derrière ce triple assassinat, pourquoi ils parlent de terrorisme plutôt que de racisme.

La première explication, c’est le poids du passé, du passif.

9 janvier 2013, il y a presque 10 ans : trois militantes kurdes sont tuées dans le même quartier, rue Lafayette à Paris. L’assassin, un Turc, est arrêté, ses liens sont troubles avec les services de renseignement d’Ankara. Mais l’homme meurt d’un cancer, il n’y aura jamais de procès. La vérité n’a jamais été établie. Le Parquet a écarté une nouvelle procédure.

De façon plus générale, c’est un secret de Polichinelle : la Turquie mène, sur le sol européen, une bataille de l’ombre contre les militants kurdes, en Allemagne, en Suède, en France. Une autre agression s’est d’ailleurs déroulée l’an dernier à Lyon. Ankara nie toute implication dans les événements de vendredi dernier. Mais pour les Kurdes, ça ne peut pas être un hasard, un fait divers uniquement raciste.

C’est forcément une répétition de l’Histoire, la preuve que le pouvoir turc d’Erdogan est prêt à tout pour éliminer les militants kurdes, surtout s’ils ont des liens avec le parti PKK, considéré comme terroriste et par la Turquie, et par l’Union Européenne.

Les ambiguïtés françaises

Ça veut dire aussi qu’ils ne croient pas dans la version officielle française. Et ça nous conduit à la deuxième explication : le sentiment des Kurdes, à juste titre, que la France est ambigüe sur leur sort.

D’un côté, depuis le mandat français en Syrie il y a un siècle, Paris tient un discours bienveillant. Parce que la diaspora kurde est importante en France : 150.000 personnes. Parce que les Kurdes sont l’un des rares acteurs démocratiques du Moyen-Orient et qu’ils respectent les droits des femmes. Parce qu’ils ont été le fer de lance de la lutte contre le groupe État Islamique.

Mais d’un autre côté, Paris est tenu par sa coopération avec la Turquie, membre de l’Otan. Et Ankara possède de multiples leviers : le poids des 4 millions de migrants syriens sur le sol turc ; une capacité à conserver un canal de discussion avec Poutine ; le transit par le sol turc de gazoducs et d’oléoducs majeurs pour l’Europe. D’ailleurs, la Turquie ne s’est pas privée ces dernières heures de sermonner l’ambassadeur de France à Ankara après les manifestations kurdes à Paris.

Donc la France ménage la chèvre et le chou. Donc les Kurdes se méfient des versions officielles françaises : encore du grain à moudre pour la théorie du complot.

Les oubliés de l’Histoire

En fait il y a un sentiment kurde d’être des oubliés de l’Histoire. Et ce sentiment alimente, non sans raison, une forme de paranoïa.

Depuis l’éclatement de l’empire Ottoman en 1923, les 35 millions de Kurdes sont presque systématiquement les dindons de la farce. Les promesses du traité de Sèvres en 1920 (qui leur laissait espérer un État) n’ont jamais été tenues.

Répartis entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie (sans compter la diaspora en Europe et en Israël), les Kurdes sont aujourd’hui le plus grand peuple apatride au monde.

Leur identité spécifique, même avec leurs querelles internes, est indéniable. Mais ils n’ont toujours pas de pays. Rien si ce n’est une région partiellement autonome en Irak.

Ils ont été gazés par le pouvoir irakien, sont regardés comme une menace sécessionniste par le pouvoir turc, et sont opprimés en Iran où les mollahs les considèrent comme responsables de la révolte en cours depuis 3 mois.

Des bouc-émissaires, partout. Et pour couronner le tout : lâchés par les Occidentaux, après avoir fait le sale boulot contre Daech. Donc ils se sentent piégés. Non sans raison.

Et c’est comme ça qu’un problème géopolitique non réglé depuis un siècle conduit à adhérer à la théorie du complot sur un fait divers raciste à Paris.

Source radiofrance