A lire : l’implacable livre de Laurent Joly sur la rafle du Vel d’Hiv

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La plus importante opération orchestrée dans le cadre de la solution finale en Europe de l’Ouest restait relativement méconnue. L’historien Laurent Joly, spécialiste de l’antisémitisme sous Vichy, livre une enquête implacable sur ce qui s’est passé les 16 et 17 juillet 1942.

Estera Frenkel avait 29 ans, des boucles brunes, et un métier de couturière. Elle aurait pu tomber sur un policier qui n’appliquait pas à la lettre la circulaire n° 173-42 – toute femme ayant un enfant né avant le 1er juillet 1940 tombe sous le coup de l’arrestation –, qui se montrait indulgent avec les mères d’un garçon ou d’une fille de plus de 2 ans de seulement quelques jours, quelques semaines, quelques mois, et qui les laissait libres. Mais le commissaire Turpault, responsable du 4e arrondissement de Paris, où habitait Estera Frenkel, était un antisémite et un pétainiste notoire, qui aimait faire du zèle. Il faisait défoncer les portes des appartements qui refusaient de s’ouvrir, alors qu’aucune consigne ne l’y obligeait, et ne transigeait pas sur la date butoir.

Le fils d’Estera Frenkel, Richard, était né le 21 juin 1940, dix désespérants jours trop tôt. Ils ont été arrêtés tous les deux, chez eux, dans l’immeuble blanc du 3, rue Castex, non loin de la place des Vosges, où ils vivaient seuls depuis que le père, Nysen, avait été raflé un an auparavant, et ont été envoyés à Pithiviers, dans le Loiret. « Sauvez mon enfant, mon petit bébé innocent », écrira la jeune femme du camp de transit, dans une lettre déchirante envoyée à des proches. Estera Frenkel sera déportée le 7 août 1942, son fils partira pour Auschwitz le 11 septembre.

C’est l’une des tragédies exhumées par « la Rafle du Vél’ d’Hiv. Paris, juillet 1942 », le livre de l’historien Laurent Joly, grand spécialiste de l’antisémitisme et de la solution finale sous le régime de Vichy, qui est publié le 25 mai.

Du 16 juillet 1942, à 4 heures du matin, au lendemain, 17 juillet, à 13 heures, à Paris et en banlieue, 12 884 hommes, femmes et enfants, juifs polonais pour la plupart, ont été arrêtés par la police française puis emmenés, par bus, à Drancy et à la salle des sports du Vélodrome d’Hiver, dans le 15e arrondissement, avant d’être déportés dans les camps nazis. Une centaine a survécu.

Jamais aucun ouvrage historique n’avait approché d’aussi près la réalité et le vécu de ces deux jours, où a été commis « l’irréparable », pour reprendre le mot prononcé par l’ancien président Jacques Chirac, en juillet 1995, lors de son fameux discours reconnaissant la responsabilité de l’Etat français dans la déportation.

Afin de mener cette enquête implacable, Laurent Joly a travaillé sur des documents et des témoignages pour la plupart inédits : il s’est appuyé en grande partie sur le deuxième recensement des juifs du département de la Seine (Paris et sa banlieue), d’octobre-novembre 1941, qui a servi à préparer la rafle du Vél’ d’Hiv, et sur les 4 000 dossiers d’épuration administrative des agents de la Préfecture de Police qui ont rendu des comptes à la Libération.

« Cette histoire si emblématique et si monstrueuse demeurait relativement méconnue, explique l’historien. En fait, il n’existait pas de travaux de recherche récents. “La Grande Rafle du Vél’ d’Hiv” de Claude Lévy et Paul Tillard, qui avait été un succès éditorial et critique à sa sortie, date de 1967. A la fin des années 1960, les principaux problèmes historiques, l’imbrication entre la logique génocidaire nazie et la collaboration de Vichy, le caractère massif de l’opération, étaient cernés. Mais des légendes, des erreurs et des inexactitudes, sur le nombre d’arrestations ou de policiers impliqués notamment, étaient répétées de livre en livre, y compris dans les plus grands ouvrages sur la Shoah, ceux de Raul Hilberg, de Saul Friedlander ou de Michael Marrus et Robert Paxton. L’arrière-plan administratif et la logistique policière avaient été peu étudiés. On ne connaissait aucun visage, aucun nom d’agent ayant participé aux arrestations. Et on ignorait que jamais autant de juifs français n’avaient été sacrifiés par le régime – prétendument protecteur – de Vichy que durant ce mois de juillet. »

27 391 fiches d’arrestation

A l’aube, le 16 juillet, plus de 4 500 policiers parisiens, beaucoup de gardiens de la paix, sont mobilisés. Le nom de code de l’opération n’est pas « Vent printanier » comme le veut une légende tenace. La Préfecture de Police de Paris la coorganise avec Vichy et la réalise sans la moindre participation allemande. L’objectif est de déporter des familles entières, femmes et enfants compris, et non plus seulement les hommes. Fin juin, le général Oberg, délégué du Reichsführer-SS dans la France occupée, a exigé la livraison de 40 000 juifs en âge de travailler. Vichy établit 27 391 fiches d’arrestation pour la rafle du Vél’ d’Hiv. Ce sont les étrangers et les apatrides – Allemands, Autrichiens, Polonais, Tchécoslovaques, Russes, hommes de moins de 60 ans, femmes de moins de 55 ans – qui sont visés, mais plusieurs centaines de Français figurent dans la liste à la suite de leur dénaturalisation par Vichy en juillet 1940.

Les femmes enceintes sur le point d’accoucher, les mères d’enfants de moins de 2 ans, les épouses de prisonniers de guerre, les mariés à une personne non juive ou d’une nationalité qui n’est pas visée par la circulaire, les salariés de l’association Ugif (Union générale des Israélites de France), munis d’une carte de légitimation, seront relâchés.

Chaque victime devra emporter dans une valise une paire de bottes, deux paires de chaussettes, deux chemises, deux caleçons, un vêtement de travail, un pull-over, des draps, des couvertures, un gobelet, une gamelle, des ustensiles de toilette et des vivres pour deux ou trois jours. Une fois les appartements vidés, les policiers doivent vérifier que les compteurs de gaz, d’électricité et d’eau sont fermés puis remettre les éventuels animaux domestiques et les clés au concierge.

Les Allemands n’avaient pas réclamé les moins de 16 ans, mais 4 051 enfants sont arrêtés, dont les trois quarts sont des citoyens français. Des hommes qui ont versé leur sang pour le pays, des infirmes, ne sont pas non plus épargnés. Samuel Friedman, fourreur de 43 ans, sera ainsi embarqué alors qu’il est ancien combattant des guerres 14-18 et 39-40, cité deux fois, blessé six, et tuberculeux.

Le drame de la « rafle monstre », selon la rumeur qui commence à gronder dans Paris, est enclenché. Chaque équipe, un agent en civil, l’autre en uniforme, a une douzaine de visites à faire. Vers 5 ou 6 heures, au numéro 35 de la rue des Rosiers, dans le 4e arrondissement – où près de 150 arrestations sont prévues –, Ita Zitenfeld, une couturière de 53 ans, avale de l’acide chlorhydrique et agonise. Des voisins qui entendent ses râles défoncent la porte. Transportée à l’Hôtel-Dieu, elle meurt à 10h45. « C’est la première victime de la rafle du Vél’ d’Hiv et le seul suicide ayant abouti à la mort, relate Laurent Joly. Contrairement aux fausses informations qui ont circulé, il semble n’y avoir eu qu’un décès durant ces deux jours. »

Afin de répertorier tous les incidents, l’historien a épluché les registres de la morgue et des hôpitaux, les mains courantes des commissariats de quartier, les enquêtes sur les « morts classées sans suite », les dossiers nominatifs des renseignements généraux – « cela n’avait pas été fait ».

Au numéro 33 de la rue des Rosiers, une jeune femme, Dyna Siemiatycka, est raflée avec son petit garçon. En face, trois familles sont conduites au Vél’ d’Hiv, les Kalisz, les Zonszajn, et les Polakiewicz (le couple et ses trois enfants).

Souvent les femmes seules, dont l’époux s’est caché ou a déjà été arrêté, ne s’imaginent même pas que les policiers puissent les emmener. « Mais, messieurs, mon mari n’est plus ici ! lance Malka Reiman aux policiers venus l’appréhender au 114, rue du Temple, dans le 3e arrondissement. Vous l’avez déjà […] envoyé au camp de Pithiviers ! »

Il y a des pleurs, des gémissements, des hurlements, des supplications, des négociations, des crises de nerfs, des tentatives de suicide. Certains policiers sont gênés, se laissent attendrir, disent : « Préparez vos affaires, je reviens vous chercher dans un quart d’heure. » L’inspecteur des RG Pierre Carrasset, qui officiait dans le 11e arrondissement, déclarera en 1945 devant la commission d’épuration de la Préfecture de Police :  J’ai trouvé une autre dame avec deux enfants une autre fois, et je n’ai pas eu le courage de les emmener. Je les ai laissés. 

D’autres, beaucoup d’autres, sont plus « disciplinés » et motivés. Le commissaire Georges Lainé, dans le 18e arrondissement, menace de faire remonter à sa hiérarchie les noms de ceux qui reviendront sans avoir fait d’arrestation. Turpault, dans le 4e, lâche « je m’en fiche de vous, de votre gosse et de son lait » à une femme qui en réclame pour son enfant. Des 45 commissaires concernés, un seul, Roger Jéhanno, dans le 2e arrondissement, peut apporter la preuve, au moment de l’épuration, qu’il a prévenu des juifs de ce qui allait arriver.

Une fois emmenées au Vél’ d’Hiv ou à Drancy, c’est déjà l’enfer pour les victimes. On dort sur des gradins, sur la paille, on manque d’eau, de nourriture, on se partage de rares toilettes bouchées. Les familles sont ensuite transférées dans les camps de transit de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. En attendant l’autorisation de Berlin de déporter les moins de 16 ans, les adultes partent les premiers. Les enfants, séparés de leurs parents, seront déportés et envoyés dans les chambres à gaz avec des inconnus. Comme le petit Richard Frenkel, 2 ans et quelques semaines, parti un mois après sa mère. C’est un des épisodes innommables du Vél’ d’Hiv, qui ne se produira nulle part ailleurs jusqu’en 1944.

« La thèse du moindre mal ne tient pas »

La rafle n’est pas le succès escompté par les autorités françaises. Quelque 15 000 arrestations prévues n’ont finalement pas été faites. Les chiffres sont très variables d’un arrondissement à l’autre, entre Paris et la banlieue, comme le détaille le livre. « Beaucoup de facteurs expliquent ces divergences », analyse Laurent Joly.

« On a plus de risques d’être arrêté quand les policiers débutent leurs douze visites que quand ils les finissent et qu’ils ont appréhendé suffisamment de personnes. On est plus protégé dans les endroits où il y a beaucoup de juifs, car la circulation de l’information et la solidarité marchent davantage. Un concierge antisémite ou à l’inverse révolté de ce qui arrive peut tout changer. L’attitude du commissaire d’arrondissement est également fondamentale, il y a ceux qui poussent leurs hommes, réclament des arrestations en nombre, du rendement, agitent la menace de sanctions. Et puis en fin de compte, ce sont logiquement les plus fragiles qui ont été les plus touchés : les plus pauvres, les moins intégrés, les plus isolés, ceux qui parlaient le moins bien français. »

Les hommes, les femmes et les enfants qui ont échappé à la rafle du Vél’ d’Hiv n’ont pas de répit. Ils sont arrêtés en masse dans les jours, les semaines, les mois qui suivent. La police municipale et la Préfecture de Police sont sur le pont. Jusqu’en 1943, la traque des juifs représente environ 40 % de l’activité répressive de la police municipale parisienne.

Il y aura encore quinze rafles à Paris, celle des 3 et 4 février 1944 sera la dernière. Wigdor Fajnzylberg, 33 ans, avait été épargné lors du Vél’ d’Hiv en raison de ses états de service : engagé volontaire en 1939-1940, médaille militaire, croix de guerre avec palmes, blessé à 85 %. Il est arrêté à 4 heures du matin, chez lui, au 12, boulevard de la Villette, dans le 19e arrondissement. L’ancien combattant se débat, implore sans succès de revêtir son uniforme de soldat, d’arborer ses médailles. Il est descendu de force, attaché sur un brancard avec l’aide de Police-Secours.

D’après l’enquête de Laurent Joly, près d’un adulte sur deux qui était visé par la rafle du Vél’ d’Hiv a finalement été déporté. « La politique de Vichy était de livrer un maximum de juifs étrangers ; la thèse du moindre mal, l’argument de la contrainte fatale, du “on n’avait pas le choix” ne tient pas », s’indigne l’historien.

« A tous les niveaux, la possibilité de dire non était réelle. Des agents n’ont pas défoncé des portes, ne sont pas revenus une deuxième, une troisième fois, quand ils n’ont trouvé personne. Vichy a renoncé plus tard à rafler des juifs en zone libre, face au tollé soulevé. Et regardez ce qui s’est passé en Belgique occupée : à Bruxelles, le bourgmestre Jules Coelst a refusé que sa police arrête des juifs pour le compte des nazis. Pierre Laval [chef du gouvernement, NDLR] et René Bousquet [secrétaire général de la police] ont sciemment ignoré l’arme du droit, indiquée par la convention de La Haye et la convention d’armistice. Elle pouvait leur permettre de s’opposer aux exigences nazies et les empêcher de s’enferrer dans cette entreprise criminelle. »

Après la guerre, il n’y aura, des décennies durant, qu’une seule tentative pour organiser une mémoire collective. Le samedi 21 juillet 1945, dans l’après-midi, au parc des Princes, à Paris, se tient une cérémonie sous la houlette du Parti communiste, révèle le livre. Le père Pierre Chaillet, théologien et résistant, qui a sauvé de nombreux enfants juifs en les faisant passer en Espagne et en Suisse (il sera désigné Juste parmi les nations par l’institut Yad Vashem, en 1981, après sa mort) monte à la tribune. Berthe Falk, rescapée d’Auschwitz, internée deux fois au Vél’ d’Hiv, la première en mai 1940, comme Allemande, la seconde en juillet 1942, en tant que juive, vient témoigner.

Après ? Rien ou presque. Pour qu’un nouveau pas significatif soit franchi, il faudra donc attendre le discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, jour du 53e anniversaire de la plus importante opération orchestrée dans le cadre de la solution finale en Europe de l’Ouest. Il est prononcé à l’emplacement du stade du Vélodrome d’Hiver, détruit en 1959. « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. […] La France, patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »

« La Rafle du Vél’ d’Hiv. Paris, juillet 1942 » (400 pages, 24 euros) sort le 25 mai, chez Grasset.

L’auteur, Laurent Joly, historien et directeur de recherche au CNRS, a écrit de nombreux ouvrages consacrés à l’antisémitisme et à la solution finale sous le régime de Vichy, dont « l’Antisémitisme de bureau. Enquête au cœur de la Préfecture de Police de Paris et du commissariat général aux Questions juives (1940-1944) » (Grasset, 2011), « l’Etat contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite » (Grasset, 2018), et « la Falsification de l’histoire. Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs » (Grasset, 2022).

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Source nouvelobs