Emmannuel Navon : « Le Proche-Orient vit un retournement de situation »

Abonnez-vous à la newsletter

Près de deux ans après la signature des accords d’Abraham, où en sont les relations entre Israël et ses nouveaux alliés arabes, les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan ? Le politologue israélien Emmanuel Navon analyse la nouvelle configuration.

Emmanuel Navon était présent à Paris début mai pour participer à un colloque au Sénat organisé par le think tank Elnet, qui œuvre au rapprochement entre Israël et la France, concernant l’évolution des accords d’Abraham conclus il y a bientôt deux ans entre l’Etat hébreu, les Emirats arabes unis et Bahreïn (rejoints quelques mois plus tard par le Maroc et le Soudan). Pour « l’Obs », le politologue israélien, auteur d’une histoire diplomatique d’Israël (« l’Etoile et le Sceptre », Editions Hermann), revient sur la recomposition du paysage régional en cours au Proche et Moyen-Orient.

Alors que l’Europe est à nouveau touchée par la guerre, au Moyen-Orient, on poursuit la mise en place des accords d’Abraham avec Israël. La région n’est certes pas pacifiée, mais ces accords, que beaucoup considéraient mort-nés, continuent d’être appliqués. Comment l’expliquez-vous ?

Oui, qui aurait pensé ? C’est un paradoxe énorme. Je me souviens encore qu’à l’époque des accords d’Oslo [signés en 1993 entre Israéliens et Palestiniens] et après, un des leitmotivs adressé par les Européens aux Israéliens et à leurs voisins était : « Regardez comment nous, nous avons fait en Europe pour amener la paix, faites la même chose. » J’ai toujours opposé à cela le fait que, pour en arriver là, cela a quand même pris deux guerres mondiales et des millions de morts. Sans oublier que la seconde fois les Etats-Unis ont anéanti l’Allemagne. Ce n’est pas comparable. Sans parler de la menace communiste qui a aussi beaucoup aidé les Européens à s’unir dans la recherche de la paix entre eux. En outre, il est faux de dire que l’Europe est en paix depuis la Seconde Guerre mondiale. Les années 1990 ont été le témoin de la guerre civile en Yougoslavie au sujet de laquelle l’Europe s’est complètement plantée. Il n’y a pas eu de véritable capacité européenne à résoudre le problème et, finalement, ce sont les Américains qui sont intervenus et ont signé les accords de paix, les accords sur le Kosovo donc.

Aujourd’hui, comme vous le soulignez, il y a vraiment un paradoxe, presque un retournement de situation. Finalement, le Proche-Orient, même s’il ne faut pas non plus idéaliser en oubliant la situation en Syrie, en Irak, au Liban… le Proche-Orient, donc, vit un retournement de situation qui permet d’assurer davantage de paix. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, de la même manière que les Etats européens ont œuvré à la paix sous la menace d’un ennemi commun, l’Union soviétique, Israël et ses alliés travaillent à un rapprochement pour faire face à la menace iranienne. Mais la pacification des relations est aussi une volonté des acteurs. On n’est plus dans les années 1950-1960 où Israël était considéré comme un corps étranger. Les discours des acteurs arabes des accords d’Abraham sont des discours de reconnaissance d’Israël, de nos relations, de ce qui est commun à nos cultures… Ce ne sont pas uniquement des questions géopolitiques.

Et c’est vrai que Trump a joué un rôle important pour permettre à ces pays d’officialiser leurs relations avec Israël. Mais je pense qu’il y a aussi une occasion pour les Européens de revoir un peu leur lecture de la région et de ne pas répéter les formules qu’on connaît, qui ne sont plus adaptées. Ces accords ne doivent pas rester un processus dans lequel les Etats-Unis ont le seul leadership.

Comment, concrètement, ces accords lient Israël aux Emirats arabes unis, à Bahreïn, au Maroc et au Soudan ?

De très nombreux liens ont été tissés en peu de temps : sur le tourisme, sur les investissements, sur les échanges universitaires… Contrairement aux accords de paix signés avec l’Egypte [1979] ou la Jordanie [1994] qui n’ont permis que la création de liens entre Etats, nous assistons là à de véritables échanges entre sociétés civiles.

Comment l’expliquer ?

Tout d’abord, les pays concernés par les accords d’Abraham sont complètement différents. Les mentalités, les régimes politiques, les dirigeants… L’Egypte est quand même restée très imprégnée par la mentalité nassériste [de Gamal Abdel Nasser, président de 1956 à 1970]. Moubarak, hier, Al-Sissi, aujourd’hui, ne se sont pas montrés intéressés véritablement par une normalisation. La priorité est donnée à leur intérêt propre dans leur relation avec les Etats-Unis et Israël. On voit aussi comment ces présidents ont traité ou traitent la population égyptienne. Ce régime est très autoritaire. En outre, la seule opposition est incarnée par les Frères musulmans auxquels il ne souhaite pas donner de grain à moudre et apparaître, comme ce fut le cas de Sadate, assassiné le 6 octobre 1981, comme un traître ayant pactisé avec les sionistes.

Les Emirats arabes unis et Bahreïn ne sont pas de grandes démocraties…

Ce sont d’abord des pays riches, prospères, et relativement petits, pas des dictatures de 100 millions d’habitants comme l’Egypte. Et dans lesquels il y a aussi une vraie tolérance. Les Emirats arabes unis construisent un grand centre qui abritera une synagogue, une mosquée et une église. Vous ne verrez jamais ça en Egypte. Bahreïn a quand même nommé une femme juive ambassadrice aux Etats-Unis. Ils sont beaucoup plus ouverts et tolérants. Et ça, on le voit dans leurs discours. Evidemment, ce ne sont pas des démocraties occidentales, mais ils sont très éloignés des mentalités égyptiennes. Le Caire a mené pendant très longtemps le combat du monde arabe contre Israël. C’est une société pauvre, illettrée, dirigée par une main de fer, par un régime militaire. Quant à la Jordanie, c’est une monarchie dont la population est minoritaire et qui a très peur de sa majorité palestinienne.

Comment se passe la normalisation avec le Maroc ?

Le Maroc, c’est autre chose encore. Nous avons des liens historiques avec les Marocains. Beaucoup sont ravis que nos relations soient enfin officialisées. Je discutais récemment avec une femme marocaine qui soulignait que depuis le XVᵉ siècle les juifs sont des sujets de sa majesté. Et l’histoire juive au Maroc fait que les juifs du Maroc devenus Israéliens restent des sujets du roi. Aux yeux des Marocains mais également des Israéliens. C’est quelque chose que j’expérimente dans ma propre famille. Mon père, originaire du Maroc, continue de dire « sa Majesté » lorsqu’il parle du roi. Nous avons toujours cette photo de mon grand-père avec le roi Mohammed V qui l’avait reçu avec d’autres dirigeants de la communauté juive pendant la Seconde Guerre mondiale et leur avait dit qu’il ne laisserait pas Vichy leur imposer l’étoile jaune. Certes, le passé des juifs au Maroc n’est pas idyllique, il y a eu bien des problèmes, mais les liens sont profonds. Aujourd’hui, le tourisme entre les deux pays est énorme. C’est devenu vraiment une industrie. Il y a de plus en plus de liens de business, puisqu’il n’est plus besoin de passer par exemple par la France pour organiser des échanges entre Israël et le Maroc.

D’autres pays vont-ils rejoindre la liste des signataires des accords d’Abraham ?

Pour le moment, je ne pense pas. Je ne vois pas l’Arabie saoudite par exemple franchir le Rubicon tant qu’il n’y aura pas un deal sur l’Iran. C’est trop tôt pour eux. Ils n’ont pas vraiment d’intérêt. Aujourd’hui, Israéliens et Saoudiens entretiennent déjà une coopération dans les domaines sécuritaire et technologique. Pas besoin de relations officielles pour ça. Oman peut-être, c’est possible. Mais je pense que l’heure est davantage à l’approfondissement des liens déjà existants plutôt que dans l’intégration de nouveaux Etats dans les accords : investissements high-tech, échanges universitaires, tourisme. Cela avance très vite ! J’ai moi-même des étudiants émiratis qui suivent un de mes cours. Qui aurait pensé voir des étudiants émiratis à Tel-Aviv ? Voilà de vrais accords de coopération !

On a vu ces dernières semaines des initiatives de rapprochement de la part de la Turquie. Que se passe-t-il de ce côté ?

Oui, on a même vu dernièrement le président Erdogan envoyer ses vœux sur Twitter à son homologue israélien pour le jour de l’indépendance. Il est dans une logique de réconciliation. Mais la question reste : jusqu’à quand ? Aujourd’hui, l’état catastrophique de son économie et son isolement sur la scène internationale le contraignent à adapter sa politique étrangère. Le président turc était dans une position d’alignement avec l’Iran qui ne lui apporte plus rien aujourd’hui. Il est dépendant de la Russie en hydrocarbures et la situation est intenable avec la guerre en Ukraine, car Ankara ne peut prendre parti pour Moscou. Donc, il se retrouve isolé et ce, alors qu’un grand partenariat s’est noué sans lui en Méditerranée orientale autour des gisements de gaz naturel [le projet de gazoduc EastMed, entre la Grèce, Chypre et Israël]. Erdogan s’est piégé dans ses relations internationales et son économie s’effondre [70 % d’inflation], alors que les prochaines élections approchent à grands pas, en 2023. Donc, par pur pragmatisme et cynisme, il revoit ses alliances dans la région.

Cette question du gaz en Méditerranée pourrait être un facteur de stabilisation, de nouvelles alliances, si Ankara entrait dans les accords ?

C’est une question complexe. Erdogan voudrait que le gazoduc passe par la Turquie, ce qui pour le moment n’est pas prévu par les acteurs régionaux qui lui sont hostiles, en particulier la Grèce bien sûr. Mais le projet tel qu’il est décrit sur le papier aujourd’hui ne semble pas viable. Ce que Joe Biden a d’ailleurs affirmé il y a trois mois, des propos interprétés comme un encouragement envers Ankara, une manière de faire miroiter une évolution possible du projet si la Turquie donne des gages. Les acteurs, et Israël parmi eux, sont ouverts à des discussions, semble-t-il. Mais, encore une fois, on est pour le moment au stade d’observation. Erdogan doit donner des gages de sa bonne foi

Quant aux Palestiniens, quelle est leur place dans cette remodélisation des relations internationales dans la région ?

Ne serait-ce que pour leur propre image de marque, les Bahreïnis et les Emiratis veulent que les Palestiniens bénéficient de ces nouvelles relations qu’ils entretiennent avec Israël. Mais, en effet, ce n’est pas le cas pour le moment. Vous avez deux entités. A Gaza, on a le Hamas, lié au Qatar, avec lequel les Emirats et Bahreïn sont en froid. Et en Cisjordanie, Mahmoud Abbas [président de l’Autorité palestinienne, issu du Fatah] qui ne tient les rênes du pouvoir qu’en empêchant que de nouvelles élections puissent avoir lieu depuis 2006. Le pouvoir est tellement corrompu que même les Emiratis et les Bahreïnis ne veulent pas passer par lui. Mahmoud Abbas a aujourd’hui 87 ans, et il est resté dans un mode où il n’est aucunement question de normalisation.

Mais n’est-il pas possible pour les Emirats ou Bahreïn de mener des projets directement en lien avec la société civile palestinienne ?

C’est difficile parce que l’Autorité palestinienne est en capacité de bloquer les choses. Et ça va être un problème.

Des projets ont été bloqués ?

Je ne sais pas s’il y a véritablement eu des blocages, mais l’état d’esprit c’est de dire « pas question » à tout. Les Palestiniens sont dirigés par un homme qui n’est plus dans son époque. Maintenant, on ne sait pas non plus à qui nous aurons affaire après lui. L’une des raisons pour lesquelles il empêche de nouvelles élections est la nécessité de faire barrage au Hamas.

Cette situation peut-elle perdurer ? Les populations attendent des changements, en Palestine comme à Bahreïn par exemple où les accords ont été acceptés par l’opinion publique grâce à l’espoir d’une amélioration côté palestinien…

Il est dans l’intérêt de tous, y compris d’Israël, que la situation économique s’améliore en Cisjordanie. Mais, encore une fois, le problème est dans la mise en place des aides, et ce, avec le comportement de l’Autorité palestinienne et de Mahmoud Abbas qui est très problématique. Je pense que des projets finiront par être montés, mais ce n’est pas évident. C’est un point d’ailleurs sur lequel l’Europe, et la France en particulier, pourrait aider en appuyant les idées côté palestinien.

Propos recueillis par Céline Lussato

Source nouvelobs