Bars, restaurants : mais où sont passés les serveurs ?

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La saison estivale et le retour des touristes donnent des sueurs froides aux professionnels de la restauration. Car le serveur se fait rare. Le turn-over habituel s’est accentué, les anciens ne sont pas tous revenus après le confinement, et le recrutement est de plus en plus ardu.

Ici, c’est un maître d’hôtel qui a « tout plaqué » pour devenir contremaître dans une usine de bois ; là, une serveuse qui s’est formée à la pose de faux cils ; un groupe de jeunes serveurs venus du Sud sont repartis sur la Côte, pour « bosser dans l’immobilier » ; une employée de restaurant vend de la peinture en magasin de bricolage ; un autre encore, employé dans une chic brasserie parisienne, est devenu grutier pour voir sa famille le soir ; et puis il y a ceux qui sont devenus prof de sport, agent de sécurité, représentant de commerce, préparateur de commandes, chargée de ressources humaines…

À Paris, chaque bistrot, chaque restaurateur ou serveur semble avoir sa propre anecdote, sur la grande fuite du personnel après la crise du Covid. L’activité a repris, avec le retour des touristes étrangers dans les rues de la capitale. Et l’anxiété monte, comme d’ailleurs chez les professionnels de tout le pays : aura-t-on assez de bras pour servir la clientèle estivale ?

Les besoins sont importants : en Île-de-France, les patrons de café et restaurant souhaitent recruter 13 645 serveurs cette année, c’est 50 % de plus que l’an dernier, selon l’enquête sur les besoins en main-d’œuvre récemment publiée par Pôle emploi. En France, entre 220 000 et 250 000 postes restent non pourvus dans le secteur des cafés, hôtels et restaurants (CHR), d’après les estimations de l’Umih (Union des métiers de l’hôtellerie), et de fortes tensions existent dans les stations balnéaires et les grandes métropoles.

« S’il continue à faire beau, ça va être compliqué »

Chez Jean-Pierre Reveyrolle, au Café Kléber, planté sur la prestigieuse place du Trocadéro (XVIe), il faudrait quinze serveurs pour assurer l’ouverture sept jours sur sept, de 7 heures à 2 heures du matin. Il en manque « au moins sept ou huit ». « La catastrophe », dit le gérant qui, en quarante ans de métier, n’a « jamais vu ça ». La semaine dernière, un maître d’hôtel a travaillé sur sa journée de repos, les autres ont prolongé leur service. « Sinon, j’étais obligé de fermer la moitié de mon établissement. »

Tous les restaurateurs vous le diront : le turn-over est une réalité ancienne dans le métier. Voilà des années que les affichettes « cherche serveur-serveuse » fleurissent régulièrement en vitrine ou sur le zinc. Mais elle a pris une ampleur nouvelle au sortir de la crise sanitaire.

À la péniche du Petit Bain (bar, petite restauration et salle de concerts), dans le XIIIe, Laurent Segall a réussi à ouvrir in extremis et « dans la douleur » ses 500 m2 de terrasse éphémère sur les quais. « C’est la galère », souffle le directeur, qui cherche quatre barmans supplémentaires. « On débute la saison en faisant des shifts (services) longs, et en épuisant les équipes. S’il continue à faire beau, ça va être compliqué. »

Au Bouquet de Grenelle (XVe), il faut parfois appeler le patron, qui habite au-dessus du café, pour donner un coup de main. « Avant le Covid, on prenait des saisonniers, on s’en sortait. Aujourd’hui, on est tellement en galère qu’on a parfois pris des personnes qui n’avaient pas les capacités, le sérieux requis », glisse Kevin Jollin, 26 ans et déjà responsable de l’établissement. La pénurie de personnel peut aussi accélérer les carrières : « C’est le petit avantage », admet-il dans un sourire. Lui s’accroche, par sympathie pour ses patrons. « La plupart de ceux qui étaient à l’école hôtelière avec moi ont changé de voie… »

« Pas d’autre choix que d’aller travailler ailleurs »

On a beaucoup glosé sur ces serveurs, redécouvrant, à la faveur du chômage partiel et du confinement, les soirées en famille, les jours de repos… Mais la période n’a pas été simple pour tout le monde, souligne cet ancien employé de brasserie, désormais à son compte : « Certains, comme moi, n’avaient qu’une partie de leur salaire déclaré. Le chômage partiel ne permettait même pas de payer le loyer. Forcément ça fait réfléchir ! » Ange Romiti, de la fédération CGT commerce, rappelle aussi le sort des précaires et extras : « Ils n’ont pas eu droit au chômage partiel, et n’ont pas eu d’autre choix que d’aller travailler ailleurs. »

La reprise de l’activité pourrait d’ailleurs en faire revenir certains, observe Khedika Benali, responsable chez Manpower : « C’est le cas de ceux qui n’ont pas été engagés dans le secteur vers lequel ils se sont dirigés. » Mais il faut entendre le dépit de Christophe Saint-Yves, 47 ans, dont vingt-trois passés à servir le client parisien, pour comprendre que le désamour est parfois profond. Lui a quitté la profession peu de temps avant la crise sanitaire, pour devenir coach sportif.

Il raconte son dernier job, place de la Contrescarpe (Ve) : « Dix heures d’affilée avec une pause déjeuner d’une demi-heure, pour 1 500 euros nets par mois. Avant, c’était un métier bien payé, valorisant. On jonglait avec un plateau de 2 kg, il y avait une forme de tradition parisienne, de service-spectacle… » Il peste, comme d’autres, contre la disparition progressive de la rémunération au pourcentage. « On n’est pas des fainéants mais on ne voulait plus se faire avoir. »

« Il y a vingt ans on trouvait un maître d’hôtel en deux jours »

« Les grands groupes ont tué la restauration, en préférant payer au fixe et moins cher des gens moins qualifiés », assène Stéphane, l’un des directeurs du Dôme, brasserie haut de gamme servant poisson sauvage et fruits de mer sur nappes blanches, à deux pas de la tour Montparnasse (XIVe). « Résultat : on a aujourd’hui des gens qui font ce métier par dépit, pas par envie. Il y a vingt ans, on contactait le bureau de placement pour trouver un chef de rang ou un maître d’hôtel, polyglotte et expérimenté, et on le trouvait en deux jours. Il y a dix ans, on mettait déjà deux à quatre mois. Maintenant, on n’y arrive plus. »

Des négociations de branche ont abouti à une nouvelle grille salariale, instaurant une rémunération minimum supérieure de 5 % au smic et une augmentation moyenne de 16,33 % des salaires. « On n’avait pas vu une hausse d’une telle ampleur depuis 2009 », dit Franck Trouet, porte-parole du GNI (Groupement des indépendants de l’hôtellerie). Encore « insuffisant » pour la CGT. Employeurs et syndicats discutent désormais des jours de repos et des amplitudes horaires, mais l’instauration d’un 13e mois, réclamée par les syndicats, a été écartée.

« Le Covid nous a révélé le manque d’attractivité de nos métiers. On ne s’est pas assez occupés de nos employés », estime Alain Fontaine, patron du restaurant parisien le Mesturet (IIe). Depuis le confinement, il a décidé de fermer le dimanche et le samedi midi, « moi qui, à une époque, rêvais d’ouvrir le restaurant tout le temps, même la nuit ». Il a aussi mis en place « deux équipes parallèles, le midi et le soir », pour leur épargner la « coupure » entre les deux services. « C’est 500 000 euros TTC de chiffre d’affaires en moins, mais je paie moins de charges et de coûts de denrées. On doit lutter contre cette image de forçats du travail en restauration. Sinon, le métier ne sera jamais attractif. »

Par Gwenael Bourdon, Pauline Darvey et Victor Tassel