Les positions antisémites et complotistes de la célèbre écrivaine afro-américaine n’en finissent pas d’embarrasser la gauche progressiste, entre déni et annulations.
C’est un texte fleuve comme le New Yorker en a le secret. Intitulé « Les journaux d’Alice Walker dépeignent une artiste qui ne se repose pas sur ses lauriers », il revient sur le parcours de la première femme noire à avoir reçu le prestigieux prix Pulitzer. L’auteure de l’article, Lauren Michele Jackson, universitaire spécialiste de l’appropriation culturelle, y fait défiler les combats et succès d’Alice Walker, aujourd’hui 78 ans : l’enfance avec des parents métayers dans le Sud ségrégationniste, l’accident de carabine provoqué involontairement par son frère qui lui aveugla son oeil droit à l’âge de 8 ans, la participation au mouvement pour les droits civiques, la publication du roman épistolaire La couleur pourpre qui réussit l’exploit d’obtenir à fois le National Book Award et le Pulitzer, l’adaptation au cinéma par Steven Spielberg, les relations bisexuelles avec Quincy Jones ou Tracy Chapman…
Ce n’est qu’à la toute fin de l’article, en quelques phrases, que Lauren Michele Jackson mentionne le fait qu’en 2012, sur son blog, Alice Walker a comparé le conspirationniste David Icke à Malcom X. Le New Yorker explique que ce Icke a signé un livre, « And the truth shall set you free (« Et la vérité vous libérera ») » faisant « la promotion d’absurdités antisémites sur qui contrôle le monde ». Une dérive mise sur le compte de notre époque numérique (« Walker, une vraie boomer, semble avoir plongé profondément dans les eaux saumâtres de Youtube »). Lauren Michele Jackson tente aussi une justification freudienne en se référant à l’enfance de l’écrivaine dans le Sud raciste : « Ayant grandi dans un endroit où les complots, raciaux et sexuels, étaient des réalités quotidiennes avec lesquelles il fallait compter, Walker a peut-être développé un appétit tardif pour plus ». Et voilà tout pour le soutien à ces « absurdités antisémites », présenté comme une simple excentricité de la part d’une vieille dame…
Aux Etats-Unis, la parution événement des journaux intimes d’Alice Walker, « Gathering blossoms under fire : the journals of Alice Walker, 1965 – 2000 Simon & Schuster), a relancé les débats sur les opinions antisémites de celle qui, après la mort de Toni Morrison, fait figure de plus grand écrivain afro-américain. Peut-on être à la fois une admirable militante pour de nombreuses causes humanistes (lutte contre le racisme, le sexisme, les mutilations génitales des femmes, les inégalités sociales…) et défendre les pires préjugés contre les juifs?
Esclaves des juifs
Alice Walker commence à encenser le négationniste David Icke en 2012. En 2016, ce dernier poste même une photo de leur rencontre. Mais ce n’est qu’en 2018 que la polémique éclate, lorsque l’écrivaine recommande, dans le New York Times, la lecture d’ « And the truth shall set you free », précisant : « Dans ce livre d’Icke, il y a toute l’existence, à la fois sur cette planète et sur plusieurs autres, et cela donne à réfléchir. Le rêve d’une drôle de personne devient réalité ».
Ancien joueur de foot passé par l’écologie politique puis l’ésotérisme, le Britannique David Icke est devenu une star de la sphère conspirationniste. C’est lui qui a notamment popularisé la théorie d’un complot des reptiliens, qui assure que les puissants de ce monde seraient en réalité des reptiles humanoïdes venus d’une autre galaxie… Comme l’a souligné le journaliste de The Atlantic Yair Rosenberg, dans « And the truth shall set you free« , Icke mentionne le mot « juif » 241 fois et « Rothschild » 374 fois. S’appuyant sur les « Protocoles des sages de Sion », ce faux plan de conquête du monde par les juifs et les franc-maçons publié au début du XXe siècle en Russie, Icke écrit, entre autres, que les juifs ont cyniquement financé la Shoah et qu’ils ont secrètement contrôlé des groupes néo-nazis tout comme le Ku Klux Klan. Déniant être antisémite, Alice Walker a pourtant réitéré son soutien à Icke, le présentant comme quelqu’un de « suffisamment courageux pour poser les questions que d’autres ont peur de poser, et d’exprimer sa propre compréhension de la vérité, oùque cela le mène ». Encore en novembre dernier, elle postait sur son blog une vidéo sur les reptiliens du théoricien conspirationniste.
Alice Walker n’a jamais caché son farouche antisionisme. Elle a soutenu le boycott économique et culturel d’Israël. Elle a exigé que son best-seller « La Couleur pourpre » ne soit pas traduit en hébreu. Mais en 2017, elle est allée bien plus loin en publiant un poème intitulé « Il est de notre (effrayant) devoir d’étudier le Talmud ». On peut y lire : « Est-ce que les goys (nous) sont destinés à être les esclaves des juifs, et pas seulement/ Cela, mais à y prendre du plaisir? / Est-ce que les filles de trois ans (et un jour) sont éligibles au mariage et aux relations sexuelles? / Est-ce qu’il est juste que des jeunes garçons se fassent violer ? ». Paranoïaque et délirant, le poème assure que le Talmud est la racine des malheurs de notre monde, et reprend à son compte des vieux préjugés antisémites qui dépeignent les juifs en promoteurs de la pédophilie.
Au début de ce poème, Alice Walker fait référence à un vieil ami, « une âme juive », et évoque une maison partagée dans le Mississippi. En 1967, l’écrivaine s’est mariée à un jeune avocat juif, Mel Leventhal, formant la premier couple mixte légal dans cet Etat sudiste. La famille de son époux s’est fermement opposée à cette union avec une « shvartse » (terme péjoratif en yiddish pour évoquer une personne noire). Alice Walker et Mel Leventhal ont donné naissance à une fille, Rebecca, avant de se séparer en 1976. En 2014, dans son livre « The Cusion in the road », l’écrivaine évoqua sa rencontre avec une Palestinienne dans les Territoires occupés. « Que Dieu vous protège des juifs » lui dit la vieille femme, ce à quoi Alice Walker répondit : « C’est trop tard, j’en ai déjà épousé un ».
Deux poids, deux mesures
Dans son court mais cinglant essai « Jew’s don’t count » (« les juifs ne comptent plus ») paru l’année dernière, l’humoriste anglais David Baddiel fustige ce qu’il considère être un angle mort de l’antiracisme actuel. Selon lui, son camp, celui des progressistes, traite l’antisémitisme de manière bien différente que les autres discriminations. Pour étayer sa démonstration, Baddiel rappelle un épisode de 2019. Alors qu’une version en comédie musicale de la « Couleur pourpre » devait être lancée à Londres, l’actrice tenant le rôle vedette de Celie, Seyi Omooba, fut renvoyée du fait de la découverte de messages homophobes publiés sur son compte Facebook quelques années auparavant. Chrétienne évangélique, l’actrice avait refusé de s’excuser. Mais comme le note David Baddiel, si la « cancel culture » cibla alors à Seyi Omooba, elle épargna Alice Walker en dépit de son poème ouvertement antisémite et de son absence totalement de remords. Si Baddiel n’invite nullement à « canceller » l’écrivaine, il s’étonne de ce « deux poids, deux mesures ».
Que faire face à l’antisémitisme d’une icône comme Alice Walker ? Certains ont choisi de complètement l’occulter. La journaliste de la chaîne CBS Gayle King, qui a récemment interrogé l’écrivaine pour la promotion de « Gathering blossoms under fire » ne posa aucune question fâcheuse. « Alice Walker est une antisémite sans remords qui croit en des Illuminati reptiles. Mais puisque les juifs ne comptent pas, elle a le droit à ce genre de traitement flagorneur et sans critique par les médias mainstream » s’est indignée Bari Weiss, essayiste auteure de « Que faire face à l’antisémitisme? ». A Berkeley, le Festival du livre de la région de la baie de San Francisco a pour sa part annulé l’invitation d’Alice Walker du fait de son soutien répété à David Icke.