Djihadiste ou espion ? Quel rôle l’insaisissable «cheikh de Molenbeek» a-t-il joué en Syrie ?

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Figure influente de la sphère islamiste belge ayant rejoint la Syrie en 2013, Bassam Ayachi, 75 ans, comparaissait la semaine dernière devant le tribunal de Paris pour sa participation à une association de malfaiteurs terroristes. Pour sa défense, il affirme avoir travaillé sur place pour les services français et belges. Récit d’une affaire digne du « Bureau des légendes ».

Dans les couloirs du palais de justice de Paris, personne ne prête attention au septuagénaire à longue barbe blanche qui se dirige d’un pas traînant vers la salle d’audience de la 16e chambre correctionnelle, spécialisée dans les affaires de terrorisme. Il est vrai qu’avec son survêtement gris trop large, ses baskets noires trop grandes, son ample parka verte couvrant son bras amputé à la suite d’une attaque de Daech, « Cheikh Bassam », comme le surnomment ses proches, a perdu de sa superbe.

Voici quelques années, les dernières images de ce Franco-Syrien publiées sur les réseaux sociaux le montraient vêtu d’un turban blanc et d’une djellaba noire, un sabre doré à la ceinture, un fusil-mitrailleur dans une main, paradant dans les rues d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, bastion de la rébellion contre Bachar al-Assad, entouré d’un essaim d’hommes armés visiblement à ses ordres ou recevant les visiteurs dans sa grande demeure familiale.

Arrêté en mars 2018 à Villeneuve d’Asq et remis en liberté un an plus tard, Bassam Ayachi, 75 ans, comparaissait la semaine dernière devant le tribunal de Paris. Un procès tenu dans une relative indifférence, au vu du CV et de la réputation sulfureuse du personnage. De cet imam influent de l’islamisme belge, descendant selon ses dires de la famille du prophète, un magistrat disait qu’il avait « radicalisé la moitié de Molenbeek ». « Je suis Monsieur Ayachi, je suis un grand imam, je fais des discours devant 2 000 personnes, je ne suis pas n’importe qui », répète l’intéressé. Toutefois, hormis de rares journalistes, seuls quelques curieux ayant poussé les portes par hasard sont venus garnir les bancs, le plus souvent vides, de la salle d’audience.

« En Syrie, j’étais au service de la France »

Son épopée syrienne tient pourtant du « Bureau des légendes ». « En Syrie, j’étais au service de la France, comme mon père, policier sous le protectorat, m’a appris », clame-t-il d’emblée à la barre en agitant dans l’air son seul bras valide. A l’entendre, si Allah est son Dieu, le général de Gaulle serait presque l’un de ses prophètes : « Mon père le tenait pour un saint homme. » Durant la guerre syrienne, l’imam assure avoir travaillé pour les services belges et français. Il poursuit, sur le même ton offensé :  J’ai payé pour combattre les terroristes, ça m’a coûté mon bras. Je préfère être mort que d’être jugé ici. 

Papy djihad ou honorable correspondant des services, le « cheikh de Molenbeek » ? Il ne faut pas voler vers l’Orient compliqué avec des idées simples, dit la célèbre citation. Cette affaire l’illustre à merveille. Et les quatre jours de procès n’auront contribué qu’à lever un mince coin du voile sur les nombreux mystères qui entourent ce dossier sur fond de chaos syrien, de coalitions fluctuantes entre factions rivales, de faux-semblants et de jeux d’espions…

Commençons par les charges qui pèsent contre Bassam Ayachi. La justice française le soupçonne d’avoir exercé des activités importantes au sein du groupe Ahrar al-Cham entre 2014 et 2018. Non classée parmi la liste des organisations terroristes de l’ONU, cette formation salafiste et nationaliste est toutefois considérée comme djihadiste par la justice française. Et ce, en raison notamment des alliances ponctuelles qu’elle a pu nouer sur le terrain avec le Front al-Nosra ou Jahbat al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida.

L’imam aux yeux bleus

Dans la région d’Idlib, Bassam Ayachi aurait notamment dirigé un tribunal islamique et monté un camp d’entraînement. Mais, selon son récit, le prédicateur serait parti en Syrie avec l’accord de la DGSE et des services belges. Sur place, il aurait même entretenu des relations régulières avec ces derniers, leur fournissant de nombreux renseignements, répondant à leurs instructions, fréquentant à leur demande les organisations terroristes afin de recueillir le maximum d’informations. Doué d’un sens certain de la formule comme de l’esquive quand les questions deviennent embarrassantes, l’imam aux yeux bleus et au visage de sage levantin résume :  Quand on va en discothèque, il faut danser avec le diable […] J’ai dû fréquenter les petits salopards comme les grands. 

Toutefois, des messages retrouvés dans ses deux téléphones portables attestent bien de contacts avec un certain « Cédric Belgique », une « Madame Louise » ou encore une « Madame Mariam », ces deux dernières agissant sous la couverture des représentations diplomatiques françaises en Turquie et au Liban. Ils laissent planer peu de doutes sur la réalité de ces contacts.

Seul problème : le ministère des armées a refusé, à deux reprises, la demande de déclassification des documents « secret-défense » concernant Bassam Ayachi adressée par le juge d’instruction. A l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité, son avocat Me Joris Monin de Flaugergues a plaidé :  Il y a probablement un carton rempli de pièces susceptibles de disculper Bassam Ayachi auxquelles vous n’aurez jamais accès, auxquelles nous n’aurons jamais accès. 

Le secret-défense serait contraire au droit à un procès équitable de son client, avance-t-il. Décision relativement rare : le tribunal a décidé de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel, tout en poursuivant les débats.

Longtemps soupçonné de tenir un double discours, Bassam Ayachi aurait-il joué un double jeu en Syrie ? C’est la thèse du parquet antiterroriste. Pour la procureure du Parquet national antiterroriste (PNAT) :  Il a servi une double cause : à la fois le djihadisme et le renseignement. 

A l’encontre de « l’insaisissable » imam, dont le nom revient « en filigrane » dans de nombreux dossiers de terrorisme, la magistrate a requis une peine de cinq ans de prison dont trois avec sursis (la décision sera rendue le 13 mai).

Une « longue histoire »

Pour tenter de comprendre ce dossier complexe, il faut d’abord se plonger dans la « longue histoire » de l’intéressé, selon l’expression même de la présidente du tribunal. Celle-ci débute en 1946 à Alep. Issu d’une famille de notables et d’érudits religieux d’Idlib, il quitte la Syrie à l’âge de 22 ans pour suivre des études en France, d’abord en sciences politiques à Paris, puis aux Beaux-Arts à Marseille. C’est là qu’il rencontre celle qui deviendra sa première femme après s’être convertie.

Dans les années 1970, le couple s’installe en Arabie saoudite où leurs deux premiers enfants voient le jour. Bassam Ayachi travaille alors comme ingénieur pour des entreprises françaises du BTP. En novembre 1979, un groupe de radicaux religieux attaque la Grande Mosquée de La Mecque espérant renverser le régime wahhabite. Dix ans jours plus tard, la prise d’otages s’achève dans un bain de sang après l’assaut de l’armée saoudienne : 250 morts, 600 blessés. A la suite de cette tentative ratée de coup d’Etat, Bassam Ayachi est jeté en prison par les autorités locales. On lui reproche d’avoir fréquenté des membres du commando. « Je priais seulement dans la même mosquée qu’eux », explique-t-il aujourd’hui.

Le Franco-Syrien est finalement expulsé du royaume avec sa famille. Pendant quelques années, il poursuit ses activités dans le BTP en Libye, avant de s’installer à Aix-en-Provence, où il monte un restaurant oriental et devient l’imam d’une petite mosquée. Il reste une dizaine d’années dans le Sud de la France. Jusqu’au moment où des problèmes avec le fisc le rattrapent et l’amènent à quitter précipitamment le pays. Bassam Ayachi a omis de déclarer ses comptes en Suisse à l’administration fiscale. « C’était abusif, considère encore aujourd’hui l’imam. J’avais pas gagné cet argent en France. » La famille déménage alors pour Molenbeek-Saint-Jean, une commune de Bruxelles où réside une forte communauté musulmane, notamment venue du Maroc.

Molenbeek

En Belgique, Bassam Ayachi apparaît rapidement dans le radar des autorités locales. Il est présenté comme le fondateur du Centre islamique belge (CIB), une association de Molenbeek qui prône un retour à l’islam fondamentaliste. « Je n’ai rien fondé, j’enseignais seulement l’arabe dans cette association. C’est la population qui m’a demandé de venir pour profiter de mes connaissances », se défend-il. Selon un PV de synthèse de la police belge, le centre se distingue par la virulence anti-occidentale de ses prêches ou ses positions en faveur du GIA (Groupe terroriste armé), une organisation terroriste algérienne. « Si je suis contre l’Occident, je ne vais pas rester dans un pays où je ne suis pas content, c’est aberrant », répond le prédicateur.

A l’époque, le CIB aimante des personnes radicalisées et de futurs terroristes. Comme l’un des membres du gang de Roubaix ou bien Abdessatar Dahmane, l’un des assassins du commandant Massoud. Le « Cheikh Bassam » célébrera même son mariage avec Malika el-Aroud, surnommée « la veuve noire du djihad ». « Ce n’est pas parce que vous mariez des gens que vous êtes responsables de ce qu’ils font après », rétorque l’imam.

Parmi ses connaissances figure également Oussama Atar, un Belgo-Marocain passé par les rangs d’Al-Qaida en Irak avant de devenir le cerveau présumé des attentats de novembre 2015 à Paris. Le cheikh l’avait emmené en vacances en Syrie dans les années 2000. « Il était un ami de mon fils à 10 ans. Je ne suis pas responsable de lui à 30 ans quand il devient un grand criminel. Je ne suis pas responsable de tous les criminels du monde », s’emporte-t-il à la barre. La procureure, pour sa part, considère :  De très nombreux individus dangereux ont gravité autour de lui dans une proportion qui ne peut être expliqué que par le hasard. 

En février 2004, un site internet lié au CIB et monté par son fils aîné, Abdelrahman Ayachi, publie, en plein débat en France sur le port du voile, un texte de menaces adressé à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. La missive est signée « Cheikh Bassam ». « Ils ont peut-être utilisé des formules dans ce texte mais je n’en suis pas l’auteur », affirme-t-il.

Quelques années plus tard, un autre site internet, toujours monté par son fils, sera accusé de véhiculer la propagande d’Al-Qaida en Belgique et de recruter des combattants pour l’Irak, diffusant des publications antisémites et des vidéos de décapitation au milieu des sermons et des cours de Bassam Ayachi. Celui-ci se défausse :  Je n’ai jamais participé à ce site. Vous savez, les jeunes, maintenant, ils font des copier-coller sans demander l’autorisation à personne. 

Pour un peu, l’imam se présenterait presque comme un père dépassé par son insolente progéniture : « Les enfants d’aujourd’hui n’obéissent plus à leurs parents », se lamente-t-il ainsi devant les juges.

« Force est de constater qu’il a été victime de nombreuses usurpations d’identités », ironisera la procureure antiterroriste à ce propos. Toutefois, si le nom de Bassam Ayachi revient dans de nombreux dossiers terroristes, lui répond n’avoir jamais été « convoqué ni interrogé » par un juge belge. Ses seules condamnations concernent des infractions routières commises avec son camping-car.

« Goal » et « De Gaulle »

En réalité, ses vrais soucis judiciaires passés surviennent en Italie. En novembre 2008, Bassam Ayachi et l’un de ses proches, Raphaël Gendron, un Français converti à l’islam, sont arrêtés à Bari à la descente d’un ferry venant de Grèce. A bord du camping-car dans lequel circulent les deux hommes, les policiers italiens tombent sur de la propagande d’Al-Qaida mais également cinq clandestins, des Syriens et des Palestiniens, planqués dans une cache aménagée dans le véhicule. « Ils allaient sauter à la mer avant l’arrivée à Bari », se justifie-t-il, à la barre, assurant les avoir fait monter à bord du véhicule afin d’éviter leur noyade.

A l’époque, Bassam Ayachi et Raphaël Gendron ne sont pas au bout de leurs ennuis. Durant leur incarcération en Italie, leur cellule a été placée sur écoute. Sur des enregistrements, les policiers sont persuadés d’avoir capté une conversation dans laquelle ils évoquent un projet d’attentats contre l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle à Paris. « Nous regardions un match de foot et je disais “frappe”, “frappe”, “goal”, “goal” », affirme l’imam. Selon ses dires, une confusion aurait alors été faite entre « goal » et « de Gaulle ». Invraisemblable ? Condamnés pour avoir facilité l’entrée de clandestins, les deux hommes seront finalement relaxés en appel des faits de terrorisme au terme de quatre ans de prison.

Durant toutes ces années, la vie privée du « Cheikh » semble, elle aussi, avoir été pour le moins animée. « Si j’ai bien compté, vous avez douze enfants ? », lui demande la présidente du tribunal. Le chiffre est exact. Pour ses épouses, le décompte s’avère plus compliqué. Entre 1990 et 2018, Bassam Ayachi se marie à six reprises, du moins c’est ce qu’on croit comprendre, parfois sans divorcer de la précédente femme ou en l’occurrence des précédentes… Il s’insurge quand la présidente aborde sa vie maritale :  Vous n’allez me reprocher de bien aimer les femmes, Madame la présidente ? Ce que vous appelez des épouses, c’est du concubinage pour moi, ce n’est pas de la polygamie. 

L’écart d’âge de 50 ans avec sa dernière épouse étonne le tribunal. « Son frère et son mari ont été tués en Syrie, elle voulait travailler comme servante chez moi, raconte le cheikh. Comme elle devait venir aller et venir dans la maison, je me suis marié avec elle, comme cela, elle entre et elle sort de chez moi sans aucun risque pour son honneur. » « Donc, cingle la présidente, ce qu’on appelle en France une assistante de vie, chez vous, c’est une concubine. »

« Des mangeurs de frites qui n’ont rien à faire là-bas »

A la barre, Bassam Ayachi raconte avoir noué, dès 2013, des contacts avec les services de renseignements belges et français. A l’époque, de jeunes musulmans des deux pays le contactent avant de partir en Syrie. Dans la presse, l’imam multiple pourtant les mises en garde, considérant les candidats au départ comme « des mangeurs de frites, des drogués, qui n’ont rien à faire là-bas ! ». Pour lui, la révolution doit rester une affaire exclusivement syrienne. « Des gens parfois âgés de 14 ans me contactaient. Je prévenais alors les services pour qu’ils les empêchent d’aller là-bas », explique-t-il.

Au printemps 2013, le cheikh décide de repartir vers sa terre natale. Dès le début de la révolution syrienne, son fils aîné Abdelrahman et Raphaël Gendron ont pris la tête des Faucons du Cham, une brigade forte de 500 hommes ralliée à l’Armée syrienne libre (ASL). Il informe les services français de ses velléités de départ : « Je leur ai dit : “Je vais aller en Syrie, si c’est interdit, j’y vais pas, si c’est pas interdit, je pars.” Je ne suis pas fou, j’avais pas envie de partir là-bas et qu’on m’accuse de terrorisme. » Il aurait reçu l’aval des services :  Ils m’ont dit : “On travaille ensemble. Si on gagne, la France gagne ; si on perd, tu perds tout seul.” 

Il se rend sur place en camionnette mais se fait refouler par les autorités turques. A l’été 2013, Raphaël Gendron puis son fils trouvent la mort lors de combats. Décide-t-il alors de rallier la Syrie pour reprendre leur flambeau ? Lui assure avoir simplement fait le voyage pour récupérer la dépouille de son fils. Avant de rester bloqué sur place. Ce retour en Syrie a fait l’objet d’un incroyable documentaire du réalisateur Stéphane Malterre, « Au nom du père, du fils et du djihad ».

Dans sa région, Bassam Ayachi constate très vite les exactions commises par l’Etat islamique en Irak et au Levant qui deviendra par la suite l’Etat islamique. « Des salopards de première catégorie, dit-il. Tous ces gens étaient nos ennemis numéro 1, avant Bachar al-Assad. »

« Madame Louise »

Le Franco-Syrien prend alors contact avec une certaine « Madame Louise », travaillant au consulat français d’Istanbul. « Une super femme, très belle, très intelligente », se souvient-il, un rien nostalgique de ces rencontres avec l’espionne. Il vient d’être nommé juge par les différentes factions de la région d’Idlib. « Il appliquait une charia très ouverte », assure sa fille aînée. Lui dit avoir voulu profiter de ses nouvelles fonctions pour monter un groupe de 300 hommes et demande aux Français des moyens pour les entraîner et l’envoi de deux instructeurs pour « faire la guerre à vos ennemis » :  Mon but était de les attaquer avant qu’ils tuent notre peuple. 

Son projet est refusé. Qu’importe, il échafaude un autre stratagème : regrouper les combattants étrangers dans un même endroit sous prétexte de les armer et de les nourrir, afin de recueillir le maximum d’informations sur eux. Nouveau refus. Les contacts avec les services perdurent. Ces derniers lui confient une tablette sécurisée par communiquer.

En février 2015, la voiture de Bassam Ayachi est la cible d’un attentat attribué à Daech. Il perd son bras droit dans l’explosion. A plusieurs reprises, les djihadistes tentent de le supprimer. Un jour, ils empoisonnent ses douze chiens ; un autre, ils attaquent sa demeure à coups de grenades ; un troisième, ils attaquent son bureau et tuent son garde du corps.

Quelques mois après l’attentat, l’imam réapparaît sur les réseaux sociaux. Idlib vient d’être repris à l’armée syrienne. Sur les images, il parade dans les rues de la ville, un sabre doré à la ceinture. « C’était un sabre fantoche, affirme-t-il. Je n’étais pas un combattant, je suis venu après les combats. »

Lors des célébrations de la victoire, on le voit prendre la pose avec des hommes de Jahbat al-Nosra, alliés pour la bataille à Ahrar al-Cham, devant le drapeau noir de leur organisation terroriste : « Nous sommes à un check-point, ils veulent faire la photo avec nous, j’allais pas leur dire : Cassez-vous, connards, et enlevez votre drapeau d’ici ! Toutes ces photos, je les ai envoyées à Istanbul. »

Progressivement, le Franco-Syrien exerce également des fonctions importantes au sein d’Ahrar al-Cham. Il devient le responsable du bureau politique de l’organisation. « J’ai été obligé d’accepter ce bureau pour être protégé et continuer à transmettre toutes les informations. C’était comme une couverture », assure-t-il. Selon ses dires, les salaires des membres du bureau étaient réglés par ses contacts au consulat d’Istanbul, lesquels donnaient également leur accord avant tout recrutement.

« Tu as abandonné tes frères musulmans »

Régulièrement, il se serait rendu à Istanbul sous une fausse identité et sous prétexte d’aller faire soigner son bras amputé ou rechercher une prothèse. Un mail retrouvé dans l’un de ses téléphones portables confirme ces rendez-vous : « En juin 2015, vous êtes passés au consulat pour nous faire part de vos inquiétudes concernant certains de nos ressortissants », écrit un certain Stéphane, sollicitant une nouvelle rencontre peu de temps après les attentats de Paris que le « Cheikh » a condamné publiquement. On lui demande de garder un œil sur le groupe d’Omar Diaby, un djihadiste niçois ayant recruté de nombreux jeunes Français, installé dans la région d’Idlib.

Fin 2017, face aux assauts, d’un côté, des Kurdes appuyés par la coalition, et de l’autre, de l’armée syrienne aidée par les Russes, la déroute de l’Etat islamique se confirme. La situation est chaotique. Des combattants étrangers de l’organisation rallient avec femmes et enfants la zone d’Idlib, enclave toujours sous contrôle rebelle. Certains rejoignent les rangs du Front al-Nosra.

A la demande des services, Bassam Ayachi traverse une nouvelle fois la frontière turque pour se rendre en décembre 2017 au consulat d’Istanbul. Prétexte du déplacement cette fois-ci : un rendez-vous avec une assistante sociale afin de récupérer un document nécessaire pour toucher sa retraite. En réalité, « Madame Louise » s’inquiète d’un possible retour en France des djihadistes de Daech. Elle demande à l’imam de rassembler le maximum d’informations sur ces transfuges étrangers arrivant dans sa région.

En janvier 2018, au moment de repasser la frontière dans l’autre sens, le Franco-Syrien est arrêté par les services turcs. Ces derniers lui disent le pister depuis Istanbul. Ils le soupçonnent de travailler pour les Français. « Tu as abandonné tes frères musulmans », lui lancent-ils. Ils tentent en vain d’ouvrir ses téléphones sur lesquels un logiciel crypté a été installé par les services français. Il contient les photos des terroristes qu’on lui a demandé de détecter. Il se retrouve en prison pendant un mois et demi.

Un beau jour, les policiers turcs l’extirpent de sa cellule. Ils disent vouloir le remettre directement à Jahbat al-Nosra en Syrie. Autrement dit, le condamner à mort. Sur le chemin, il parvient, on ne sait comment, à téléphoner à « Madame Louise ». Celle-ci parvient, on ne sait non plus comment, à le sortir de cette mauvaise passe. Le prédicateur est finalement ramené à l’aéroport. « Ils m’ont pris un billet pour Paris avec mon argent », explique-t-il.

« Madame Mariam »

Le 2 février 2018, à peine arrivé à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, il est pris en charge dès sa descente de l’avion par trois agents des services, puis emmené dans une maison isolée au milieu de la foret, aux rideaux fermés et aux volets clos, située à quarante-cinq minutes de l’aéroport.

Le débriefing dure deux jours. Au terme de celui-ci, les agents le remettent dans un avion à destination de Beyrouth et le chargent d’une nouvelle mission : proposer des faux papiers aux combattants étrangers afin de mieux les pister en cas de retour vers l’Europe. Les services libanais sont dans la confidence. C’est eux qui l’accompagneront jusqu’à Idlib.

Il arrive au Liban, le 5 février. Bassam Ayachi passe quelques jours dans un bungalow au bord de la mer à Tripoli. Il rencontre ensuite un général libanais dont il ne cite pas le nom, en compagnie de « Madame Mariam », une employée de la DGSE qui supervise l’opération. A l’époque, une dizaine de djihadistes de Daech ont fui Deir ez-Zor et sont coincés dans la région d’Idlib avec leurs familles. Par l’intermédiaire d’un contact de Bassam Ayachi, les services veulent gagner leur confiance en leur proposant de faux papiers. Une façon de contrôler leurs déplacements ensuite. « Abou H. [son contact, NDLR] peut-il obtenir la confiance et le contact d’autres membres du groupe de muhajirin [émigrants] ? », lui écrit « Madame Mariam ». Une partie des messages que Bassam Ayachi adresse à son contact est même rédigée par les agents. Lui transmet aussi les informations qu’il reçoit à propos de la situation sur zone : « Le Front al-Nosra a libéré 200 Daishites [combattants de Daech] de la prison [d’Idlib] pour combattre avec eux », écrit-il à « Madame Mariam ». Laquelle lui demande de lui signaler « s’il y a des profils importants parmi eux ».

Le cheikh commence toutefois à nourrir des doutes sur les Libanais. Alors qu’il tente de faire venir sa dernière femme dans le pays, il n’obtient pour elle qu’un visa de quarante-huit heures. Par ailleurs, les services de renseignements du pays du Cèdre lui apprennent qu’ils ne pourront finalement pas l’escorter jusqu’à Idlib. « Entre Libanais et Syriens, on se connaît bien. J’ai senti qu’ils voulaient me vendre aux Américains en leur disant que je pouvais les aider à localiser Abou Mohammed al-Joulani [alors chef de Hayat Tahrir al-Cham, nouveau nom d’Al-Nosra] », raconte-t-il aux juges.

Ses doutes se confirment. A son retour en Syrie, sa jeune épouse est aussitôt arrêtée par les hommes de Bachar al-Assad, puis jetée en prison. Après avoir appris la nouvelle, il coupe son téléphone et prend aussitôt la direction de l’aéroport de Beyrouth. Il veut embarquer sur le premier avion en partance pour l’Europe. Ce sera Chypre. Mais les autorités locales le refoulent en raison de sa fiche S. Il doit repartir dans le même avion pour Istanbul, d’où il parvient à prendre un vol pour Paris, le 22 mars. « Je suis rentré comme tout le monde, j’ai présenté mon passeport et personne ne m’a posé de questions », commente-t-il.

« Cédric Belgique »

En France, il trouve refuge chez une ex-femme à Villeneuve-d’Ascq. Il prévient les services de sa présence dans l’Hexagone. Un certain « Cédric Belgique » lui écrit :

« Salam alaykoum Cheikh, j’ai appris que vous étiez de retour […] J’avoue que nous sommes assez embarrassés, il est urgent que nous puissions nous parler avant que la situation devienne trop compliquée pour nous tous. »Le 26 mars, Bassam Ayachi envoie sa géolocalisation via WhatsApp. Les policiers de la DGSI l’interpellent en douceur le jour même à 17 heures. Bizarrement, ses deux téléphones ne seront placés sous scellés qu’à 19h15. Un expert mandaté par le juge d’instruction trouvera les traces d’un « nettoyage » des deux appareils. Certains messages n’ont toutefois pas été effacés. « La fluidité des échanges démontre leur antériorité et leur substance, avance Me Joris Monin de Flaugergues. Ce ne sont pas les téléphones d’un informateur ponctuel. »

Après son interpellation, le cheikh se retrouve en détention provisoire à la prison de Châlons-en-Champagne. Placé à l’isolement de peur qu’il radicalise les détenus, il sera sorti de sa cellule à la demande des services belges. Ces derniers souhaitent qu’il serve d’intermédiaire avec Omar Diaby. Ce dernier retient en otage une jeune fillette belge dont le père est mort dans les combats. En Syrie, Bassam Ayachi dit avoir fréquenté cette brigade à la demande des services. Restée en Europe, la mère de l’enfant écrira une lettre pour saluer son rôle dans la libération de sa fille. « Evitez d’ajouter à la peine d’un vieil homme qui a perdu son fils et ne reverra jamais sa terre natale la qualification de terroriste par un pays qu’il a servi », a lancé son avocat à l’attention du tribunal.

Au terme de son procès, Bassam Ayachi, lui, n’a formulé qu’un vœu : « J’aimerais prendre ma retraite totale pour partir pêcher à l’île Maurice, Madagascar ou La Réunion. »

Vincent Monnier

Source nouvelobs