Le Struthof, camp de concentration passé sous les radars de l’histoire

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En ce samedi 25 novembre 1944, une escouade américaine inspecte les environs de Rothau, petite commune au cœur du massif vosgien. A soixante kilomètres de là, Strasbourg fête sa libération par la 2e DB du général Leclerc, entrée dans la ville deux jours plus tôt, mais le secteur n’a pas été entièrement « nettoyé ». Des combattants allemands se cachent et, interrogé, un villageois a mentionné un lieu étrange, isolé sur les hauteurs, à l’abri des regards. Au détour d’un ultime lacet, les GI repèrent l’endroit mystérieux et croient reconnaître un campement de gardes forestiers. Ces baraques en bois bâties à flanc de montagne doivent sans doute abriter des gaillards rompus au grand air, pensent un instant les militaires. Un instant, juste un instant.

La double enceinte de barbelés, voilà ce qui capte en premier le regard des hommes qui approchent. Puis les miradors, huit au total. Et, monstruosité, cette sinistre potence dont la corde se balance au vent. Aucune sentinelle, aucun prisonnier, aucune plainte. L’endroit est vide, mais l’horreur transpire. En bas du camp, construit à 800 mètres d’altitude sur le mont Louise, au lieu-dit le Struthof, les soldats poussent d’abord les portes d’une prison bunkérisée puis découvrent, au bout d’un couloir interminable, une salle d’expérimentation médicale et un four crématoire. Des cendres jonchent le sol.

La patrouille de la compagnie K, 3e bataillon du 7e régiment de la 3e division d’infanterie américaine, vient de débusquer le premier camp de concentration dans l’ouest de l’Europe, le Konzentrationslager (KL) Natzweiler, le seul jamais implanté sur le sol de France. Buchenwald et Dachau ne seront libérés qu’en avril 1945. Il est niché dans le Bas-Rhin, sur le territoire alsacien annexé dès 1940 par le IIIe Reich et férocement germanisé. Cette date du 25 novembre 1944 est historique, mais qui la connaît ? Qui s’en souvient ? A l’est, quatre mois plus tôt, l’armée rouge a ouvert le camp de Lublin-Majdanek, en Pologne. Et, le 27 janvier 1945, elle entrera dans Auschwitz.

Les métastases du mal

Le silence règne sur le KL Natzweiler. Les derniers SS sont partis le 22 novembre, après avoir achevé l’évacuation du camp commencée le 2 septembre. Environ 6 000 déportés ont été transférés à Dachau, aux abords de Munich. Refusant la défaite, l’Allemagne a décidé d’emporter avec elle les esclaves encore utiles à son désespéré effort de guerre. D’ailleurs, les soldats de la compagnie K l’ignorent, mais ils n’ont pas mis au jour l’enfer concentrationnaire alsacien dans sa totalité. Ils en ont seulement dévoilé la structure principale, qui gère un réseau de 53 camps annexes ou « kommandos », selon la terminologie nazie. Le mal a métastasé. Ces satellites répartis des deux côtés du Rhin, pour la plupart extrêmement meurtriers, seront découverts par la suite. Au total, 52 000 détenus ont été immatriculés au KL Natzweiler, 22 000 périront.

Il pleut sur les Vosges. C’est bientôt l’automne, et le froid commence à mordre. Comme ce fut le cas, il y a soixante-dix-sept ans, les barbelés du camp attirent l’œil. « Vous sentez combien les piquants sont rapprochés et effilés ? C’est typique des barbelés allemands, vous ne pouvez pas y poser la paume sans vous blesser. » Responsable des actions auprès du public au sein du Centre européen du résistant déporté, inauguré en 2005 par Jacques Chirac sur le site du KL Natzweiler, Sandrine Garcia a le souci du détail. La guide de 48 ans veut absolument faire comprendre aux visiteurs la barbarie nazie, cynique et calculée. Elle répète souvent : « Rien n’a été laissé au hasard. » A commencer par le choix de l’endroit où le « camp souche » a été implanté.

Ici, on parle plutôt du Struthof que du KL Natzweiler. La germanisation, en 1940, du nom de la commune voisine Natzwiller renvoie davantage à la machinerie administrative du IIIe Reich et heurte les oreilles alsaciennes. Avant la guerre, le Struthof était un charmant lieu de villégiature apprécié des Strasbourgeois amateurs de ski de fond et de brochet. Les enfants adoraient y faire de la luge. Cette vie de carte postale bascule en septembre 1940, lorsque le géologue SS Karl Blumberg décèle la présence d’un filon de granit rose à proximité de la paisible station de loisirs. Sa couleur rouge violacé séduit Albert Speer, l’architecte d’Hitler chargé d’édifier Germania, une cité pharaonique à la gloire du Führer. Un fantasme.

« Les escaliers du diable »

Berlin donne son feu vert à l’exploitation de la carrière. Fin mai 1941, 300 hommes, des prisonniers politiques et de droit commun allemands venus du camp de Sachsenhausen, arrivent en gare de Rothau. Chargés d’ériger le camp, ils seront les premiers martyrs immatriculés au KL Natzweiler, bientôt rejoints par des Soviétiques, des Polonais, des Belges, des Luxembourgeois, des Norvégiens, des Français et tant d’autres nationalités – trente et une, à en croire les archives. Beaucoup de résistants, mais aussi des juifs, des témoins de Jéhovah, des Tziganes, des apatrides et des homosexuels, tous à la merci de la nébuleuse alsacienne.

La pente raide sur laquelle repose le camp principal est exposée aux vents glacés du nord. Monter, descendre, monter, descendre, les jambes des internés à bout de forces se dérobent. « C’est voulu. Regardez les marches, elles sont irrégulières et pas du tout aplanies, un calvaire. » On teste, et, si l’on n’y prend garde, c’est la dégringolade assurée. Notre accompagnatrice dit vrai. « Eugène Marlot, un ancien déporté, décédé en 1998, parlait des “escaliers du diable”. Tomber, c’était en plus s’exposer aux injures et aux coups des kapos. »

La pluie redouble, on dirait que la nuit tombe, pourtant il est 16 heures à peine. Sandrine Garcia évoque Primo Levi et Jorge Semprun, leurs écrits sur les camps l’ont profondément marquée. Elle est petite-fille de déportée. « Quand j’avais 8 ans et que j’allais chez ma grand-mère paternelle, d’origine slovène, je lui demandais pourquoi il y avait autant de paires de chaussures dans son placard. Elle me répondait que plus jamais elle ne marcherait pieds nus. J’ai appris plus tard qu’elle avait connu la terreur concentrationnaire. »

Le KL Natzweiler n’était pas un camp d’extermination. En avril 1943, les nazis installent à l’extérieur du site, dans l’ancienne salle de bal de l’auberge du Struthof, une chambre à gaz, pour tester sur des déportés tsiganes une arme chimique de combat, le phosgène. A l’été de la même année, 86 juifs sélectionnés à Auschwitz sont gazés afin de rejoindre la collection de squelettes du professeur d’anatomie August Hirt. Gueule cassée de la Grande Guerre et membre du parti nazi, le médecin veut conserver une trace de la « race inférieure » vouée à l’extermination. Ces cadavres-là ne partent pas au four crématoire situé dans la longue baraque du bas. Les gardiens y brûlent plutôt les prisonniers pendus par la Gestapo ou ceux morts d’épuisement, et ils utilisent leurs cendres comme engrais dans le potager SS.

Mourir vivant

Sandrine Garcia travaille au Centre européen du résistant déporté depuis 2007. A plusieurs reprises, elle a dû faire face à des négationnistes qui s’étaient glissés dans la cohorte des visiteurs. La fureur la gagne alors, puis le dégoût. Quelques jours avant sa mort, en octobre 2018, le militant Robert Faurisson est venu au Struthof contester, une nouvelle fois, la réalité des gazages et des crémations. Depuis, il arrive de temps en temps qu’un de ses disciples distille dans l’enceinte du camp les mêmes thèses nauséabondes avant que les gendarmes, prévenus, interviennent.

Aucun de ces « assassins de la mémoire », pour reprendre l’expression de l’historien Pierre Vidal-Naquet, ne pourrait affronter le regard d’un homme, aucun ne pourrait lutter contre la force de ses mots. Sur ce terrain-là, Pierre Rolinet est invincible. « Aujourd’hui, à chaque fois que je passe la porte du camp, l’odeur du four crématoire me revient, cette puanteur de viande et d’os calcinés. » Président d’honneur de l’Amicale nationale des déportés et familles de disparus de Natzweiler-Struthof, Pierre Rolinet est un survivant. Ou faudrait-il plutôt écrire « un vivant » ?

Le Franc-Comtois est né le 4 juin 1922, à Allenjoie, près de Montbéliard, dans le Doubs. Il porte avec élégance ses 99 ans. Un tantinet gentleman-farmer, il se promène rarement sans sa casquette. Le vieil homme filiforme habite désormais à Brognard, à quelques minutes de son village natal. A chaque entrevue, quand on lui demande comment il va, il sourit merveilleusement et répond : « Je suis toujours debout. » Il fait penser à Imre Kertész. En 2013, trois ans avant sa disparition, l’écrivain hongrois, qui fut interné à Auschwitz, avait donné une interview à Philosophie Magazine. Le Prix Nobel de littérature disait alors : « Pensez aux suicides de Primo Levi et de l’écrivain polonais Tadeusz Borowski, à tous ces survivants qui se sont donné la mort. Je ne veux pas ajouter mon nom à cette liste. Je ne veux pas qu’on puisse dire que j’aurais exécuté moi-même la sentence. » Comme ce frère en déportation, Pierre Rolinet mourra vivant.

Brognard, c’est son repère. Au début des années 1950, il a tracé lui-même les plans de sa maison « pour y accueillir une famille nombreuse ». « Ici, j’ai presque tout bâti », annonce, fier, cet arrière-grand-père. Assis à la lourde table de la salle à manger, il commence à témoigner. Son accent franc-comtois étire les syllabes. Le temps lui est compté, il le sait. Quand il s’essouffle, il va respirer dans un masque à oxygène puis se relance.

Héritage spirituel

Il serait illusoire de vouloir comprendre l’engagement de Pierre Rolinet sans évoquer ses racines chrétiennes. Au XVIsiècle, le pays de Montbéliard s’érige en bastion protestant. L’enseignement de Luther y est rendu obligatoire. Cet héritage spirituel, dans lequel la rigueur morale fait loi, berce les journées de Pierre, plutôt bon élève. Henri, son père, est ouvrier-paysan ; sa mère, Suzanne, aide à la ferme. Tous deux rêvent d’une carrière digne et sans accrocs pour leur aîné. Si seulement leur fils pouvait être pris chez Peugeot, à Sochaux, l’employeur-phare de la région, il aurait, à coup sûr, un bel avenir.

Le gamin écoute ce qu’on lui dit à la maison. Après avoir obtenu son certificat d’études, il entre en apprentissage dans un atelier de la firme automobile et, à 15 ans, obtient son CAP d’ajusteur. « J’ai rapporté ma première paie, je gagnais plus que mon père, il a pleuré. » Henri et Suzanne avaient vu juste : Pierre, promu dessinateur industriel, travaillera chez Peugeot jusqu’à sa retraite, en 1977. « J’y ai passé tant d’années, comme beaucoup d’autres enfants du pays de Montbéliard, rien d’exceptionnel, vous savez. »

Penser que l’ancien employé modèle fait montre d’une docile normalité serait une erreur. Comme le lui ont appris ses parents, l’homme se lève face à l’abject. Dans la ferme d’Allenjoie, la famille Rolinet, révulsée par les mesures antijuives et la collaboration, écoute Radio Londres. En octobre 1942, Pierre est convoqué par le service du personnel de Peugeot : il doit partir travailler en Allemagne. Il refuse. Après l’instauration, en février 1943, du service du travail obligatoire, le Franc-Comtois n’a plus le choix et opte pour la clandestinité, encouragé par son père et sa mère. Jamais leur enfant ne contribuera à l’effort de guerre ennemi. Pierre, âgé de 21 ans, se cache à l’Institut protestant de Glay, à trois kilomètres de la frontière suisse. Il y est surveillant. L’établissement scolaire est sous l’autorité morale de l’un de ses mentors, le pasteur Paul Buchsenschutz, farouchement antipétainiste. « Il m’a dit : “Maintenant, tu es un soldat.” »

« On aurait dit des fantômes »

Désormais, il s’appelle Pierre Georges. Sous sa nouvelle identité, il entre dans la Résistance et aide des réfugiés à gagner la Suisse. Il réceptionne aussi des armes parachutées. « Je n’aime pas raconter ces huit mois de lutte souterraine, on nous avait tellement appris à nous taire », confie, gêné, l’ancien héros. En octobre 1943, accompagné de Madeleine Barot, la secrétaire générale de l’organisation humanitaire La Cimade, il cherche un passage pour que Jacques de Gaulle puisse franchir la frontière. Le plus jeune frère du Général est menacé par la Gestapo. Paralysé, ce père de famille de quatre enfants doit être porté. Le projet est abandonné lorsque le réseau est dénoncé.

Pierre Rolinet est arrêté, le 29 novembre 1943, puis incarcéré à Montbéliard. Transféré à la prison de Besançon, il est condamné à mort. « Avec mes copains de cellule, on s’attendait à être exécutés tous les matins. Ceux emmenés devant le peloton d’exécution chantaient La Marseillaise et criaient : “Au revoir !” » Pierre n’a pas encore été brutalisé, il le sera à la prison de Fresnes, fief des SS. « Un des gardes a sciemment laissé tomber son fusil sur mon pied, j’en ai perdu un ongle. » Transport d’armes, faux papiers, on lui redit qu’il va être fusillé. Mais l’Allemagne nazie réclame de la main-d’œuvre, les Soviétiques avancent sur le front de l’Est et la puissance de frappe américaine rebat les cartes. Certes, le jeune résistant doit mourir, mais d’une mort lente et douloureuse, celle réservée aux ennemis politiques du Reich. Le vendredi 14 avril 1944, le prisonnier arrive au KL Natzweiler.

Quand il évoque sa vie au Struthof, entre avril et septembre 1944, date à laquelle il partira, comme les autres détenus, pour Dachau et dont il sera libéré le 29 avril 1945, Pierre Rolinet éloigne la colère. « Il faut savoir tenir son rang », dit-il simplement. Jamais il n’oubliera le premier jour. « Nous avons croisé un commando qui partait travailler à l’extérieur. On aurait dit des fantômes. L’un d’eux nous a dit se trouver là depuis un mois et demi… Vous vous rendez compte ? Etre dans un état physique aussi épouvantable en quelques semaines. J’ai compris que nous allions mourir vite. » Les images s’enchaînent. Le rassemblement sur la grande place d’appel et les hurlements de Josef Kramer, le commandant du KL Natzweiler : « Par la porte, vous entrez, par la cheminée, vous sortez. » Muté à Bergen-Belsen, où les déportés le surnommeront « la Bête », le nazi sera arrêté par les Britanniques, jugé, reconnu coupable de crimes de guerre et pendu, le 13 décembre 1945.

Suivent le déshabillage et la tonte, de la tête aux pieds. « Vous perdez toute dignité. Les gardes nous ont introduit une baguette dans l’anus afin de vérifier que nous n’y avions rien dissimulé. Et, après, ils nous l’ont mise dans la bouche pour l’inspecter elle aussi. » Sur son uniforme rayé de déporté, les lettres « NN » sont peintes en rouge. « NN » pour Nacht und Nebel (« nuit et brouillard »), qui désigne les farouches opposants au nazisme voués à disparaître dans le plus grand secret. « Les kapos nous repéraient facilement, nous étions leurs cibles prioritaires. » Il porte aussi le triangle rouge des détenus politiques. Comme Robert Salomon, son camarade de combat depuis les premières heures de la Résistance et déporté en même temps que lui, Pierre devient « ein Stück », « un morceau ». Et un chiffre. Il énonce en allemand son matricule, le 11902 : « Elf Tausend Neunhundert Zwei, je le sais encore par cœur. » Robert, lui aussi un gars du Doubs, portait le 11908. « C’était mon ami, mon frère. Il est mort le 19 novembre 2015, je ne m’en suis jamais remis. »

Foi et solidarité

Au camp, tous les soirs, le jeune chrétien récite une prière dans sa tête. « Je demandais à Dieu de m’aider à ne pas faire d’erreur, une erreur et c’était la mort. » Regarder un SS dans les yeux, ne pas se découvrir assez vite quand un kapo passait, écorcher son matricule, se placer à l’extérieur des rangs, là où les gardes frappaient dur, voilà ce qu’il ne fallait jamais faire. Pierre Rolinet, l’homme qui refusait de plier, a dû se faire tout petit. Il mesurait 1,80 mètre. « Oui, j’ai dû beaucoup rentrer la tête dans les épaules… »

Il affirme que la foi et la solidarité l’ont sauvé. Tous les soirs, après avoir déjà déposé le sien au fond de son calot, le protestant ramasse un morceau de pain de la dimension de l’ongle d’un pouce auprès de ses onze compagnons de tablée. « Recueillir ces miettes n’était pas le plus dur, le plus dur, c’était de savoir à qui les donner. Les offrir à un mal en point ou à un de plus de 60 ans ne servait à rien. »

Après quelques semaines de travaux forcés, de privations et de mauvais traitements, Pierre est cachectique, il a perdu 25 kilos. Souffrant de dysenterie, il est envoyé à l’infirmerie, le « Krankenrevier ». « Je voyais ma colonne vertébrale depuis le devant, j’ai cru que je ne m’en sortirais pas. » Le 23 juin 1944, les SS font sortir les malades, leur demandent de se tremper dans une auge remplie d’eau et de désinfectant, puis les déposent nus par terre sur le gravier de la place d’appel avec interdiction de bouger pendant toute la nuit. Les projecteurs sont allumés, un seul mouvement et les gardes feront feu des miradors, les prisonniers ont été avertis. « Il y a eu des cris, des pleurs, certains appelaient leur maman. J’entendais siffler les balles qui les faisaient taire. » Pierre repère une étoile et lui parle en secret jusqu’au petit matin : « Elle m’a protégé et me protège encore aujourd’hui. » Quand, à l’aube, un SS a vociféré : « Aufstehen ! » (« debout »), « nous avons été très peu à nous lever, nous étions entourés de cadavres ».

Peut-il pardonner ? Il s’arrête de parler. Il aimerait dire oui, mais ses mains s’agitent, ses yeux se brouillent. « Comment pardonner à un gardien qui brisait des tibias à coups de pioche et dansait sur la poitrine des mourants ? C’est impossible. Un jour, il a uriné sur un déporté qui venait de rendre son dernier souffle, je l’ai vu de mes propres yeux. » Ce monstre s’appelait Franz Ehrmanntraut, dit « Fernandel », tant il ressemblait à l’acteur français. Avec son chien Rolf, dont le matricule SS était le 1448, l’ancien serrurier semait la terreur au sein des NN. « Vous savez qu’il est mort tranquillement dans son lit ? » En 1973, précisément. Son avis de décès paru dans le journal local indiquait en exergue : « Jésus, je suis à toi, dans la vie et la mort. »

« Objet mémoriel embarrassant »

Les négationnistes qui osent venir au Struthof inquiètent Pierre Rolinet. « Nos témoignages s’estompent alors que nos sociétés démocratiques sont chahutées. Les partis de l’ombre progressent, il faut réfléchir quand on vote et ne jamais écouter les discours de haine. » Le gaulliste, commandeur de la Légion d’honneur et décoré de bien d’autres médailles, est l’un des huit survivants français du camp et clairement leur porte-parole. Oui, les voix du Struthof s’éteignent. Les amicales belges, norvégiennes, luxembourgeoises et néerlandaises ont perdu leurs derniers suppliciés. Et, du côté de l’est de l’Europe, impossible de savoir ce qu’il en est. « Il n’y a jamais eu d’associations officielles. Les Polonais et les Russes rentrés chez eux après 1945 ont souvent été punis d’avoir été faits prisonniers », souligne l’historien Robert Steegmann. En 2009, l’ancien enseignant alsacien a publié, au Seuil, Le Camp de Natzweiler-Struthof, après avoir réalisé, en 2003, la première thèse sur le sujet. Il est une référence.

Incarner la mémoire du KL Natzweiler est un défi. Or, l’enfer d’Alsace demeure peu connu, c’est un handicap supplémentaire. Même s’il fut le premier camp découvert dans l’ouest de l’Europe, le Struthof n’a pas frappé les esprits comme l’ont fait Auschwitz-Birkenau ou Treblinka, impitoyables usines de la mort. Son emplacement n’aide pas, évidemment. « Dans la région, l’abcès de l’annexion n’est pas percé, estime Robert Steegmann. La culpabilité reste présente, qu’il s’agisse du Struthof ou des “malgré nous”, ces Alsaciens enrôlés de force par le IIIReich. » Amnésie collective ? « C’est vrai qu’après la guerre le Struthof est devenu un objet mémoriel embarrassant, confirme Arnaud Robinet, vice-président de la région Grand-Est. Le trouble est d’autant plus fort que, fin 1944, le site a servi de centre d’internement pour l’épuration, et qu’entre 1945 et 1948 il a été transformé en prison. Les Alsaciens ont du mal à parler de tout cela. »

Depuis 2014, le « Natzweiler-Struthof » est classé haut lieu de la mémoire nationale, comme neuf autres sites en France, dont le Mont-Valérien et l’ossuaire de Douaumont. En 2019, le camp a reçu 200 000 visiteurs, beaucoup de scolaires du Grand-Est, pour qui l’entrée est gratuite. « Notre priorité, c’est la jeunesse, insiste Véronique Peaucelle-Delelis, directrice générale de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre. Nous avons lancé un partenariat avec le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Faire venir ces adolescents désorientés est un enjeu de citoyenneté. »

Souvenirs pour l’éternité

Sur place, l’amicale des anciens déportés réfléchit aussi à aviver la mémoire du Struthof. Ils sont ainsi quelques-uns à soutenir le projet d’une sculptrice de renom, Cécile Raynal. L’artiste a longuement rencontré Pierre Rolinet, « un être exceptionnel, entièrement habité par ces années à la lisière de la mort », rapporte-t-elle avec émotion. L’œuvre, intitulée Les Miettes, montrerait un vieil homme aux côtés d’un adolescent. Entre les deux, un morceau de pain.

L’initiative aboutira-t-elle ? Personne ne le sait encore. « Toutes les idées sont intéressantes à regarder, assure Guillaume d’Andlau, directeur du Centre européen du résistant déporté. Mais, pour l’instant, nous avons décidé de lancer, à la mi-décembre, une enquête sur la notoriété du Struthof et les axes à développer pour la transmission de son histoire. »

Passer de la mémoire des hommes à la mémoire des pierres, Pierre Rolinet y a déjà réfléchi. Le vieux témoin nous conduit au cimetière de Brognard. Son épouse, Jacqueline, morte en 2020, repose dans le caveau familial. Son nom est inscrit sur un immense bloc de granit rose, où il est aussi gravé Natzweiler-Struthof. Le roc vient de la carrière à côté du campPourquoi, mais pourquoil’interroge-t-on, emmener ces souvenirs dans l’éternité ? « J’ai eu l’honneur, au Struthof, de côtoyer des êtres exceptionnels, qui n’ont jamais regretté de s’être battus pour la liberté. » Et pour cette âme tranquille, c’est là un combat qui ne finit jamais.