A l’American Colony de Jérusalem-Est, une révolution de palace

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Des enfants se faufilent entre les jambes des employés palestiniens de l’American Colony. Leurs pas font résonner les pavés de marbre de cet hôtel historique, réputé auprès de la clientèle internationale. Un havre de paix niché dans une ancienne demeure de maître ottomane à Jérusalem-Est, la partie arabe de la Ville sainte. Leurs parents, israéliens, flânent autour de la piscine bondée, sous un mur d’enceinte au-dessus duquel pointe le minaret de la mosquée de Cheikh Jarrah. Des Israéliennes âgées plaisantent dans les couloirs, serviette sur l’épaule. Au bar du jardin, un diplomate européen, désorienté, n’en revient pas. On ne parle plus qu’hébreu autour de lui.

L’unique grand hôtel de Jérusalem-Est vit une révolution depuis qu’il a rouvert ses portes, en juin, après quatorze mois de fermeture à cause de la pandémie de Covid-19. Les étrangers composent d’habitude 90 % de la clientèle, aux côtés d’habitants de Jérusalem et de quelques Israéliens juifs et arabes venus de tout le pays. De nouveau autorisés à entrer en Israël depuis le 1er novembre, les touristes ne s’y pressent pas encore. Faute de grives, l’hôtel a alors tâché d’attirer une clientèle locale. Il y a réussi au-delà de ses espérances.

Pendant les deux mois d’été, l’American Colony a fait chambres combles. En septembre encore, au fil des fêtes juives de Roch Hachana, Yom Kippour et Soukkot, l’établissement dirigé par Guy Lindt a affiché un taux d’occupation inespéré de 65 %, « avec quasiment 100 % de clients israéliens ». Cette institution de la ville arabe, refuge depuis un siècle des étrangers, qu’ils soient pèlerins, diplomates, humanitaires, journalistes, artistes ou simples touristes, est devenue, en raison de la crise sanitaire, un hôtel israélien comme les autres.

« Hôtel de l’OLP »

Il n’y a pourtant rien d’évident à ce que des juifs israéliens se pressent en nombre dans cet établissement dominant le vallon de Cheikh Jarrah, lieu de conflit douloureux, où des émeutes entre habitants palestiniens et colons israéliens ont enflammé le pays au mois de mai et provoqué une guerre à Gaza. Le quotidien Haaretz qualifiait lui-même, en août, l’American Colony d’« hôtel de l’OLP ». Le journal de la gauche israélienne se souvenait que, dès les années 1980, des représentants de l’Organisation de libération de la Palestine, alors présidée par Yasser Arafat, y avaient mené des négociations discrètes. Elles avaient abouti aux accords de paix d’Oslo, en 1993.

A l’American Colony, les employés sont quasiment tous palestiniens. « Tout ici parle arabe, les murs comme les gens, note Mahmoud Muna, le libraire de l’hôtel. Une large part des clients internationaux travaillent eux-mêmes avec la Palestine. » Cet intellectuel jovial, la quarantaine, se dit « déchiré » entre son désir d’accueillir à bras ouverts ces clients inespérés et celui de leur faire comprendre qu’ils sont « dans un endroit spécial, à la fois dans le même pays et dans un pays différent ». Car Jérusalem-Est, ville conquise par Israël en 1967 puis annexée, demeure, selon le droit international, la future capitale d’un hypothétique Etat palestinien.

« Je ne sais pas si je dois parler aux clients en anglais ou en hébreu, explique le libraire. Je ne veux pas trop politiser l’affaire. Je suis perdu. » Il est cependant le premier à reconnaître qu’Haaretz se trompe. L’American Colony n’est pas un hôtel palestinien. C’est une utopie. Une île née dans la Palestine historique, dont la langue est l’arabe, la clientèle, internationale, et l’autorité politique, israélienne. L’actuel afflux de clients israéliens bouleverse cet équilibre fragile, unique dans une ville tiraillée par ses aspirations nationales rivales.

Cette utopie a été fondée par de fervents chrétiens venus des Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. En 1873, l’­avocat Horatio Spafford et son épouse, Anna, habitants de Chicago, perdent leurs quatre filles dans le naufrage du SS Ville-du-Havre, paquebot de la Compagnie générale transatlantique, qui relie les Etats-Unis à la France. Anna, qui les accompagnait à bord, a survécu par miracle, accrochée à un mât. En 1881, le couple émigre à Jérusalem avec 16 membres de leur Eglise, où ils se consacrent aux pauvres en attendant le Jugement dernier dont ils pensent qu’il surviendra à la fin de l’année.

Des « colons américains »

Le Christ tardant à revenir, la « colonie américaine » croît. Elle déménage hors de la vieille ville, sur une colline alors champêtre, dans une demeure achetée à une famille de notables de Jérusalem, les Al-Husseini. Les membres de la communauté partagent tout. Ils ne cherchent pas à convertir mais font œuvre de charité. Parmi eux, des artisans allemands, des fermiers suédois… Une première activité hôtelière voit alors le jour. Sur cette colline, un juif arrivé d’Inde crée également un atelier de photos, qui produit et vend des images de la Terre sainte aux voyageurs. Ces photographes sont les seuls à documenter la ville durant la première guerre mondiale. Les autorités ottomanes ont alors chassé la plupart des Occidentaux au début du conflit, mais autorisé les membres de la colonie à rester.

« L’American Colony n’est pas seulement un lieu historique, c’est un lieu où l’histoire s’est écrite », relève l’historien de Jérusalem Vincent Lemire. Ainsi, en 1917, à l’approche des troupes britanniques, une délégation de notables de la ville – arabes, chrétiens et juifs – embarque le maire jusqu’à l’American Colony, se saisit d’un drap de lit d’hôpital blanc et marche vers des soldats pour leur signifier que les troupes ottomanes, qui régnaient sur la ville depuis quatre siècles, ont quitté les murs. Jérusalem accepte la domination anglaise.

Ce drap blanc est aujourd’hui conservé à l’Imperial War Museum de Londres. Sous le mandat britannique, les « colons américains » observent la Ville sainte se disloquer sous l’afflux de juifs sionistes, encouragé par Londres, auquel répond un nationalisme palestinien mal dirigé par les grandes familles arabes. L’hôtel est alors fréquenté par quelques noms illustres de l’ère coloniale, dont T. E. Lawrence, dit « d’Arabie ». La guerre de 1948 laisse l’American Colony végéter durant vingt ans du côté oriental de la ville, contrôlé par la monarchie jordanienne, jusqu’à sa conquête par Israël en 1967, puis son annexion, jamais reconnue par la communauté internationale.

Lauren Bacall, Bob Dylan, Robert De Niro

Depuis le début des années 1960, le petit-fils du fondateur de la colonie et son épouse, Horatio et Valentine Vester, s’emploient à sortir l’­American Colony de son sommeil et à transformer le lieu un brin décati en palace. Une cuisinière anglaise est mise à contribution pour offrir les samedis, jour de shabbat, un brunch non casher qui attire une clientèle juive libérale. « C’était la première “invasion” de clients israéliens, à une époque où les restaurants de qualité n’étaient pas légion à Tel-Aviv », se souvient avec humour leur fils, Paul Vester. Cet octogénaire, amateur des bières palestiniennes Taybeh, dirige aujourd’hui, depuis la Californie, le conseil d’administration de l’hôtel.

Une soixantaine de descendants des premiers colons en demeurent collectivement propriétaires. Mais ils ont confié la gestion quotidienne de l’établissement à une entreprise suisse, Gauer Hotels, qui s’efforce depuis 1980 de le placer sur la carte mondiale de l’hôtellerie de luxe. Peu à peu, l’American Colony devient un petit rival du King David, le palace de la Jérusalem moderne, où descendent les chefs d’Etat étrangers. Des artistes fréquentent, ou ont fréquenté, la maison (Lauren Bacall, Bob Dylan, Robert De Niro ou Natalie Portman), de hauts diplomates et des politiques (Jimmy Carter, Mikhaïl Gorbatchev), des figures de la mode (Giorgio Armani, Miuccia Prada)…

Parmi les 17 directeurs, tous suisses, certains ont fait preuve, discrètement, de sympathie pour la cause palestinienne. Comme celui qui, une nuit, au milieu des années 2000, a enfilé avec un journaliste français des pièces d’armures de croisés prises chez l’antiquaire de l’hôtel. Ainsi harnachés, les deux sont montés à cheval jusqu’au mont des Oliviers, où ils ont uriné sur le mur construit par Israël afin de séparer son territoire et Jérusalem de la Cisjordanie.

L’actuel directeur, Guy Lindt, ne se permettrait jamais un tel écart. Il chérit trop sa « neutralité ». A son arrivée à l’hôtel, en 2018, il a pourtant salué les employés par un étrange discours : il se disait « heureux d’être ici, en Israël ». Un faux pas, vite digéré par les employés palestiniens de l’hôtel. « Il fallait qu’il apprenne », rigole encore un vétéran. Passé, au fil de sa longue carrière, par les Maldives et l’Albanie, Guy Lindt est rentré de Suisse après les confinements pour rouvrir l’hôtel le 9 mai. Soit au moment exact des émeutes qui enflammaient Cheikh Jarrah. Dans les rues, de jeunes Palestiniens incendiaient des bennes à ordures et affrontaient la police montée, tandis que la cour de l’hôtel, encore fermé, servait de zone de repli aux curieux et journalistes.

Accueillant les premiers clients israéliens depuis juin, les employés sont surpris de les voir vaquer tout le jour dans leur chambre, autour de la piscine et dans la cour intérieure arborée, sans s’aventurer dehors. « Je les encourage à sortir. Il n’y a pas de risque : les manifestations sont bel et bien finies, plaisante le libraire, Mahmoud Muna. Et puis ils ne sont pas en uniforme. »

Ce week-end de septembre, Yaffa et Gad Schaefer sont arrivés d’Haïfa, la grande ville du Nord, dont ils apprécient la mixité juive et arabe. Ils y ont vu passer, sans trop le comprendre, ce soulèvement nationaliste palestinien qui a bousculé le pays en mai. « C’étaient des désordres orchestrés par des chômeurs, des jeunes en colère et des “éléments” criminels. Heureusement, à Haïfa, cela a passé en quelques jours. » A 70 ans révolus, les Schaefer représentent en Israël des compagnies internationales spécialisées dans la chimie et les plastiques. Ils comptent des clients discrets en Cisjordanie ainsi qu’à Gaza. Depuis la pandémie de Covid-19, le couple a quasiment cessé de voyager en Europe et fait « le tour des meilleurs hôtels d’Israël ». Il juge l’American Colony supérieur au King David, « car la cuisine n’y est pas casher ».

Le directeur ne compte pas changer le menu. Son choix exclut d’office les juifs religieux, et cela lui simplifie la vie. A l’image des Schaefer, la nouvelle clientèle est plutôt laïque et libérale, aisée, politiquement au centre et de gauche. Fait rare en Israël, le couple Schaefer se dit favorable à ce que Jérusalem-Est soit, à terme, reconnue comme la capitale d’un Etat palestinien, quand bien même ils se sentent ici « presque chez eux ».

Des clients israéliens sûrs de « leur bon droit »

Gad Schaefer dit connaître « par cœur » le quartier : il a étudié à l’Université hébraïque, située dans une enclave israélienne à Jérusalem-Est. Soldat, il a été stationné à Cheikh Jarrah après la guerre des Six-Jours, en juin 1967, où il œuvrait dans la police aux armées. « Les Israéliens ne voient pas ce quartier comme arabe, estime-t-il. Le quartier général israélien de la police aux frontières est situé juste à côté, et le palais de justice se trouve dans la même rue. C’est là qu’est jugé Bibi Nétanyahou ! ».

L’Etat israélien s’est, en effet, lourdement implanté dans la partie arabe de la ville, et la pression immobilière israélienne fait son œuvre aux portes de l’hôtel. « Les Israéliens disent que nous devrions vivre ensemble avec des droits égaux, mais ils continuent de judaïser la ville, soupire l’antiquaire de l’­American Colony, Mounir Barakat, 70 ans. Et nos gars à Ramallah [au sein de l’Autorité palestinienne] ne nous prêtent pas assez attention. Nous ne dépendons que de nous-mêmes. » Cet entrepreneur avisé, descendant d’anciens patrons de la chambre de commerce de Jérusalem, évincés en 1967, est fier qu’une photo de son grand-père orne un mur de l’hôtel : Rachid Barakat, « protecteur » de la colonie au début du XXe siècle. Mais il assure que les clients juifs « viennent ici pour se dépayser », pas pour affirmer une présence juive.

Le propriétaire, Paul Vester, aimerait conserver sa nouvelle clientèle. Les employés, pour leur part, se demandent combien de temps cela va durer. La majorité d’entre eux sont chrétiens, 20 % vivent en Cisjordanie. Ceux de Bethléhem, située à tout juste 10 kilomètres de l’hôtel, sont contraints de se lever vers 3 heures et demie du matin pour franchir le mur de séparation et les points de contrôle de l’armée israélienne, afin d’être à l’heure au travail, à 7 heures.

Ils sont ravis d’avoir pu reprendre leur activité mais regrettent les clients américains, qui paient de bons pourboires, ne demandent pas grand-chose et sont polis à l’extrême. « Les Israéliens… C’est exactement l’inverse. On a des Israéliens de gauche ici, mais c’est fou l’assurance qu’ils ont, ce sentiment de sécurité, ce sens de leur bon droit », râle un employé de l’établissement qui souhaite rester anonyme, car, ici, la neutralité est la règle.

Une impartialité avec laquelle on ne transige pas. Lors d’une soirée de réveillon un peu trop calme, en 2019, une cliente franco-­algérienne qui accompagnait le correspondant du Figaro, Thierry Oberlé, s’était étonnée que le bar de l’hôtel ne diffuse que « de la soupe internationale », et pas de musique arabe. Elle avait obtenu de pouvoir écouter L’Orchestre national de Barbès. Les employés commençaient à danser quand le maître d’hôtel, gêné, a rappelé un compromis officieux en vigueur : pas de musique arabe à l’American Colony. Sans quoi il serait difficile de refuser à des clients israéliens que l’on diffuse de la musique israélienne…