Bras de fer judiciaire entre assureurs et restaurateurs

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Famille Troigros
Le refus d’indemniser les pertes d’exploitation dues à la crise sanitaire a poussé les chefs Olivier Roellinger et Michel Troisgros à dénoncer un scandale. Un bras de fer à deux milliards, avec les juges pour arbitres.

Le château Richeux domine la baie de Cancale (Ille-et-Vilaine). Dans cette vaste demeure aux toits d’ardoise, on sert une cuisine deux étoiles où «la dorade à la rhubarbe du champ du vent» précède «le blanc de barbue à la poudre de Neptune et fenouillette». Aux pianos, Olivier Roellinger, chef triplement étoilé jusqu’en 2008, a laissé les commandes à son fils Hugo. Pour autant, il ne s’est pas offert une douce retraite, en sus de la gestion des affaires familiales. Des chambres d’hôtes, trois magasins d’épices, une pâtisserie, l’homme s’est attelé à un dossier brûlant : un affrontement impitoyable avec les assureurs présents sur le marché français, Axa, Allianz et Generali.

Objectif ? Obtenir que ces trois géants de la couverture des risques honorent leurs engagements. Ils sont plus de 20 000 restaurateurs qui ont souscrit en France une assurance perte d’exploitation. Dans ce type de contrats, le restaurateur comme l’hôtelier voient, en principe, leur manque à gagner pris en charge par leur assureur dès lors qu’il est contraint de baisser le rideau en raison d’une fermeture administrative. Tous les professionnels nantis de ce type d’assurance pensaient alors qu’ils seraient normalement indemnisés, pour les deux périodes de confinements et les sept mois durant lesquels ils n’ont pu exercer normalement leur activité. C’est en effet un décret gouvernemental qui a instauré cette situation. Les assureurs, eux, ne l’entendent pas du tout de cette oreille et, depuis plus d’un an, rechignent à payer. Selon eux, la pandémie ne serait pas un risque prévu dans leurs contrats.

Le conflit s’est envenimé de jour en jour. Depuis maintenant quinze mois. Il se déroule devant des tribunaux mais aussi au septième étage du ministère de l’Economie et des finances ou encore dans les locaux feutrés de la Fédération française de l’assurance. Chaque camp déplace ses pions sur l’échiquier. Pour l’heure, les restaurateurs ont marqué quelques points mais la partie, entre tactique et stratégie, est loin d’être terminée. L’enjeu est de taille : deux milliards d’euros d’indemnisation. Une somme que les 20 000 restaurateurs concernés entendent bien récupérer et que les assureurs ne veulent pas lâcher.

Des assureurs muets

Retour à Cancale, après avoir passé des années à désosser des volailles, le chef Olivier Roellinger est passé maître dans l’épluchage des contrats d’assurance. Il est en outre secondé par sa fille, Mathilde, avocate de formation et inscrite durant onze ans au barreau de Paris avant de rejoindre les cuisines familiales. D’un naturel plutôt calme, le cuisinier s’emporte : «Vous avez beau être couvert pour les pertes d’exploitation, on vous répond que la pandémie n’est pas prise en compte ! Quand on lit les extensions de garantie de ces contrats, on se rend compte que ce sont surtout des extensions de restrictions.» Certains contrats sont encore plus surprenants, qui prévoient que la perte d’exploitation pour raison sanitaire peut être indemnisée, mais à condition qu’un seul restaurant soit fermé par département. Difficilement conciliable avec un virus par nature contagieux.

A 700 km de Cancale, un autre cuisinier trois étoiles ne décolère pas. Michel Troisgros est installé à Roanne depuis trois générations : «Mes relations avec mon assureur sont très anciennes. Je le considère comme un partenaire qui doit nous aider dans les moments difficiles. Et, précisément au moment où nous avons le plus besoin de lui, il n’est plus là.» Outre son restaurant gastronomique, Michel Troisgros exploite également deux autres établissements. Ces chefs à forte notoriété qui ont pris la tête de la fronde se sont naturellement imposés comme les représentants de milliers de restaurateurs un peu déboussolés et ne sachant pas s’ils devaient se résigner ou ruer dans les brancards.

Dans cet affrontement, Libération a cherché à recueillir la position des assureurs. Et plus particulièrement celle des trois «grands» de la profession : Axa, le numéro 1 français et le plus exposé avec près de 15 000 contrats contestés, mais aussi l’allemand Allianz, et l’italien Generali. Tous ont refusé de s’exprimer malgré des sollicitations répétées. La palme revient sans doute à Jean-Laurent Granier, PDG de la filiale de Generali en France. Joint par téléphone, il accepte d’évoquer le sujet et de prendre date avant de se raviser par SMS : «Mon séminaire m’accapare beaucoup plus que prévu. La vie des grands groupes…»

Deux compagnies d’assurances seulement ne se sont pas associées à ce front du refus. Le Crédit mutuel a proposé à ses clients professionnels, dès le début de la crise sanitaire une aide forfaitaire moyenne de 7 000 euros à 27 000 de ses clients. «Quand nos clients ont signé un contrat, on leur a dit : c’est tous risques», justifie Nicolas Théry, le PDG du groupe. Il est vrai que son parcours est plus atypique que celui de la plupart de ses confrères. Il a été permanent de la CFDT avant de passer par Bercy puis de prendre la tête du Crédit mutuel. Son collègue Pascal Demurger, qui dirige la Maif, a versé 80 millions d’euros à ses clients couverts par une assurance perte d’exploitation. Il s’est également illustré en remboursant deux mois de cotisation d’assurance auto lors du premier confinement, au printemps 2020. Au total, l’opération lui a coûté les trois quarts de ses bénéfices : plus de 150 millions d’euros et les sarcasmes de ses concurrents.

Sous couvert d’anonymat, un assureur en vue décrypte la position dure choisie par le trio Axa, Allianz, Generali : «Leur priorité est d’abord de préserver leur cours de Bourse.» Celui d’Axa a ainsi progressé de 12,84 % au cours des douze derniers mois, Allianz connaît une hausse de 13,2 %, Generali affiche un insolent +21 % sur la même période. A la différence de bien des métiers de service, celui d’assureur n’a pas vraiment souffert de la crise sanitaire. Et pour cause : pendant les périodes de confinement, il y a eu peu de cambriolages ou d’incendies de locaux professionnels et encore moins d’accidents de voiture. Résultat, les assureurs ont continué à encaisser les cotisations de leurs clients mais ont eu à indemniser moins de dommages. Ce qui leur a d’ailleurs valu ce rappel à l’ordre d’Emmanuel Macron le 14 avril 2020 : «Les assurances doivent être au rendez-vous de cette mobilisation économique, j’y veillerai».

Des cuisiniers déterminés

Dans le centre de la France, un hôtelier de 53 ans a parfaitement décrypté le message présidentiel. Durant vingt ans, Alain Grégoire a siégé à la direction générale de plusieurs banques et compagnies d’assurances, avant de changer de vie. Son envie d’espace, loin des tours de La Défense, l’a amené à acheter un hôtel-restaurant de 70 chambres à Saint-Nectaire (Puy-de-Dôme). Pour autant, il n’a pas oublié ses anciennes fonctions qui l’ont conduit à devenir le «monsieur assurances» du principal syndicat de restaurateurs, l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (Umih). Fort de cette casquette, Alain Grégoire a créé une plateforme qui recense les demandes des restaurateurs et, surtout, passe à la moulinette tous les contrats d’assurance perte d’exploitation. Son analyse ne s’embarrasse pas de fioritures : «Axa, Allianz ou Generali se sont comportés de la même manière, ils nous ont dit : “Circulez, il n’y a rien à voir”.» Lui a répondu, du tac au tac : «Nous les avons donc prévenus que nous irions au contentieux.»

Aussitôt dit aussitôt fait. Ainsi, Olivier Roellinger a assigné Allianz en justice et réclame pas moins de 2 millions d’euros. Michel Troisgros, lui, demande 1,6 million en compensation de son manque à gagner. Les tribunaux de commerce ont rapidement été submergés d’actions lancées par les restaurateurs. A lui seul, Guillaume Aksil en a réuni 400 sur son bureau. Ce fils de marin breton à la chevelure ébène casse les codes des avocats traditionnels. Son cabinet est certes installé dans les beaux quartiers parisiens, mais il partage son bureau avec ses associés et gare son vélo électrique contre son armoire à dossiers. Dix ans qu’il plaide pour ou contre les assureurs suivant les demandes de ses clients. Cette fois, il est clairement décidé à en découdre avec Axa, Allianz et Generali. «Nous avons audité 300 polices d’assurance perte d’exploitation, détaille-t-il. Dans un tiers des cas, il y a quelque chose à réclamer.»

La faille des assureurs résiderait dans la manière, selon lui, dont ils ont rédigé leurs documents : «Dans un contrat qui couvre tous les risques, si la crise sanitaire n’est pas mentionnée, elle doit être couverte. Quant aux clauses d’exclusion contenues dans les contrats d’Axa ou d’Allianz, elles ne sont pas légales», affirme avec force Guillaume Aksil. Et de comptabiliser : «115 décisions de justice ont déjà été rendues avec un taux de réussite de 78 % et un montant moyen de provisions (qui n’est qu’une partie de l’indemnisation) de 80 000 euros.» Avant d’assigner en justice, il a lui aussi tenté une procédure à l’amiable avec les assureurs : «J’ai écrit quatre fois pour mettre toutes les parties autour de la table et je n’ai même pas eu de réponse.»

Le beurre et l’argent du beurre

Toujours de manière anonyme, afin d’éviter de se fâcher avec ses confrères, le patron d’une compagnie d’assurances décrypte les motivations de ce front du refus. Toute la profession est partie sur un postulat biaisé : «Nous n’avons pas les moyens de payer.» Vraiment ? En 2020, Allianz a dégagé 6,8 milliards d’euros de bénéfices. Pour Axa, c’est 3,2 milliards et pour Generali, 1,74 milliard. Mieux. Ou pire : Axa a quasiment doublé l’an passé le dividende versé à ses actionnaires, de 0,73 euro par action à 1,43 euro. Et ce malgré les recommandations de modération de l’Autorité de contrôle prudentielle et des risques (APCR), le gendarme des banques et des assureurs. Des résultats pas vraiment de nature à faire pleurer dans les chaumières… ni dans les cuisines. En plus de ses coquets bénéfices, Axa a pris soin de provisionner, dans ses comptes, 1,5 milliard pour les risques liés au Covid.

Les premières décisions des tribunaux de commerce commencent toutefois à ébranler les certitudes des assureurs. De Paris à Marseille, en passant par Nantes ou Strasbourg, des jugements sont rendus en faveur des restaurateurs. La réaction des assureurs est alors double. Ils font certes appel des jugements mais entrent discrètement en négociations avec les restaurateurs pour leur proposer une somme forfaitaire d’indemnisation contre l’arrêt des hostilités judiciaires. En même temps, Axa, de loin le plus exposé dans cette affaire, entend bien se couvrir pour l’avenir. La compagnie recontacte donc tous ses clients titulaires des contrats perte d’exploitation les plus litigieux et leur demande de signer un avenant qui exclut toute indemnisation pour une future pandémie. En cas de refus, la police d’assurance est alors résiliée. Les restaurateurs devront alors se trouver une autre compagnie pour les couvrir.

Le trio désavoué par la justice

Le vent tourne pour les assureurs, encore plus violemment depuis le 25 février. Ce jour-là, la cour d’appel d’Aix-en-Provence rend un arrêt confirmant l’indemnisation pour perte d’exploitation de trois restaurateurs marseillais. Tous avaient souscrit un contrat avec Axa. Les termes employés par les magistrats sont cinglants pour l’assureur. «L’obligation essentielle de l’assureur est donc celle d’indemniser son assuré des pertes d’exploitation subies suite à fermeture administrative en raison d’une épidémie.» Axa réagit alors en publiant un bref communiqué dans lequel la compagnie «prend acte de la décision».

L’avocat Guillaume Aksil enfonce le clou : «Il existe un principe dans le droit des assurances quand un contrat n’est pas clair, il doit profiter à l’assuré.» Quatre mois plus tard, les décisions des cours d’appel de Rennes et Toulouse vont dans le même sens que celle d’Aix-en-Provence. Difficile pour Axa de camper sur une position aussi inflexible. La compagnie d’assurances tente alors de négocier un virage à 180 degrés. Elle annonce la création d’une dotation de 300 millions d’euros pour indemniser les restaurateurs. Dans le même temps, une tête vole dans l’état-major d’Axa France : le PDG Jacques de Peretti, promoteur de la ligne dure, est remplacé. Interrogée sur les raisons de ce changement majeur, la direction de l’entreprise dément toute relation de cause à effet avec le conflit contre les restaurateurs. En revanche, ses collègues des autres compagnies sont unanimes pour confirmer que cette mise à l’écart signe un changement de doctrine…

Pour autant, les hôteliers et restaurateurs ne sont pas prêts à signer l’armistice. La preuve : la somme de 300 millions d’euros proposée à 15 000 restaurateurs pour solde de tout compte est loin d’être accueillie avec des flonflons. Le «monsieur assurances» de l’Umih, Alain Grégoire, ne dissimule pas son désappointement : «Une indemnisation à hauteur de 15 % du chiffre d’affaires, c’est du foutage de gueule. Nous conseillons à nos adhérents de refuser. Qui accepterait un dédommagement à hauteur de 15 % de son véhicule endommagé ou de son logement détruit ?» Sa colère est d’autant plus véhémente que les deux autres assureurs, Generali et Allianz, n’ont, eux, toujours pas annoncé le moindre signe d’ouverture.

Le coup de gueule de Bercy

Il est vrai que pour le microcosme de l’assurance, il n’est toujours pas question de payer la totalité de la perte d’exploitation des restaurateurs. La fédération française de l’assurance, bras armé et lobby de la profession, est traversée par des vents contraires. D’un côté, les assureurs mutualistes comme la Maif ou le Crédit mutuel n’ont ni cours de Bourse à surveiller comme le lait sur le feu ni dividendes à distribuer à des actionnaires. Certains ont donc accepté d’indemniser leurs clients avant toute action devant les tribunaux, ce qui les fait passer pour des traîtres à la cause. De l’autre, le trio Axa, Allianz, Generali partisans d’une position dure. D’autant qu’ils n’ont pas vraiment apprécié de devoir cotiser à un fonds de solidarité de 400 millions d’euros exigé par le ministère de l’Economie.

Pour faire plier les assureurs, le ministre lui-même, Bruno Le Maire, a dû piquer un coup de gueule lors d’une réunion et menacer les compagnies d’une taxe de 2 % sur tous les contrats d’assurance automobile. Piqués au vif, les assureurs ne se sont alors pas privés de rappeler qu’ils assuraient les fins de mois de la maison France. Ils sont en effet de gros acquéreurs des bons du Trésor et autres emprunts émis par l’Etat pour financer sa dette. Interrogée sur les luttes intestines qui minent son organisation, Florence Lustman, la présidente de la Fédération française de l’assurance, n’a pas donné suite aux appels et SMS de Libération.

Les hôteliers aussi

Pour l’heure, les assureurs pourraient être fortement tentés de jouer la montre. Les demandes d’indemnisation sont en effet prescrites au bout de deux années. «Une fois passée la date du 14 mars 2022, il ne sera plus possible de lancer des actions en justice pour des pertes liées au premier confinement», rappelle l’avocat Guillaume Aksil. Sans compter qu’à ce jour, Axa, Allianz et Generali ont singulièrement limité la casse à chaque fois qu’ils ont été condamnés à payer. Et ce… grâce à L’Etat. En effet, lorsqu’un restaurant a dû fermer ses portes, il a pu bénéficier de toutes les aides mises en place par Bercy. En l’occurrence, la prise en charge des salariés par le système de chômage partiel et le recours au Fonds de solidarité jusqu’à 200 000 euros par mois pour les autres postes de dépense, comme le loyer.

Ces aides, qui se déduisent des pertes d’exploitation, auraient normalement dû être payées par les assureurs si d’aventure les deniers publics n’avaient pas été aussi présents. Toutefois, les assureurs français, même s’ils comptent bien faire mijoter les restaurateurs en les indemnisant le plus tard possible, ne sont sans doute pas au bout de leur peine. Une autre catégorie de professionnels compte également s’inviter à la table des indemnisations. Les hôteliers n’ont certes pas été directement visés par le décret de fermeture administrative qui ne visait que les restaurants. Mais ils ont vu leurs finances sérieusement amochées par les deux périodes de confinement, la fermeture des frontières et surtout l’interdiction de se déplacer dans un rayon de 1 ou de 10 km.

Ils considèrent donc avoir été dans l’incapacité d’accueillir leurs clients. L’avocat Jimmy Serapionian y voit d’ailleurs une brèche dans laquelle il compte bien s’engouffrer : «Les hôtels sont des établissements recevant du public. Or quand le bar, le restaurant ou le spa est fermé, les clients n’imaginent pas réserver une chambre.» L’hôtel Marignan, un quatre-étoiles, situé au cœur du VIIIe arrondissement de Paris, aurait d’ailleurs obtenu 850 000 euros d’indemnisation. A Cancale comme à Roanne, les chefs étoilés ont d’ailleurs inclus les pertes d’exploitation de leur hôtel dans leur demande d’indemnisation. Si l’on y ajoute celles de leurs confrères, l’addition pourrait atteindre 3 milliards pour les assureurs. Une somme qu’ils pourront néanmoins digérer. En 2019, le secteur a réalisé pas moins de 13 milliards d’euros de profits.

La faille du contrat d’Axa

Dans un contrat d’assurance, il faut bien souvent lire en premier les clauses d’exclusion. En clair, les exceptions qui permettent à l’assureur de ne pas indemniser un assuré bien qu’un dommage soit survenu. Axa a ainsi soutenu que les restaurateurs n’étaient pas couverts contre une pandémie dès lors que plusieurs établissements étaient fermés dans un même département. La cour d’appel de Rennes a sévèrement balayé cet argument le 16 juin en qualifiant cette clause de «non avérée et totalement irréaliste» avant de porter l’estocade : «Il apparaît que l’exclusion de garantie figurant dans l’avenant a pour effet de vider la garantie accordée de sa substance». En clair, la compagnie Axa se voit reprocher d’avoir rédigé des contrats défavorables à ses clients et de surcroît inapplicables.

Franck Bouaziz

Source liberation