Ces Français qui n’ont plus envie de travailler…

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Ils ont vécu le 9 juin, date symbolique du retour au bureau, comme une punition. La démotivation de nombreux salariés menace-t-elle la reprise ?

Ils ont vendu leur appartement lyonnais presque sur un coup de tête. Dans quelques semaines, Laurent et Élisabeth boucleront leurs valises et partiront s’installer dans le Sud, avec leurs deux enfants. « Ces sept mois sans travailler ont été comme un déclic », raconte Élisabeth, hier encore chef de rang dans un restaurant de la chaîne L’Entrecôte. Pendant vingt ans, elle a œuvré soirs et week-ends. « J’ai soudain découvert une vie de famille que je ne connaissais pas. Le parc après l’école, les devoirs des enfants… J’y ai pris goût, je ne me vois pas reprendre ma vie d’avant. » Le contrat de son mari, cuisinier dans la restauration collective, n’a pas été reconduit à l’issue du confinement. Ils entameront leur nouvelle vie au chômage, mais heureux. Lui est convaincu de retrouver rapidement du boulot ; elle espère suivre une formation pour travailler dans une crèche. Combien sont-ils, comme eux, à sortir transformés par cette interminable crise, commencée en mars 2020 avec la mise sous cloche du pays rattrapé par la pandémie de Covid-19 ? Des entreprises comme des 200 000 restaurants du pays qui rouvrent enfin leurs portes monte une rumeur sourde : les Français seraient nombreux, très nombreux, à se détourner du travail. Du simple employé au cadre dirigeant. Dans les secteurs voraces en contrats précaires, les salariés sont partis, trouvant à s’employer ailleurs. D’autres ont pris goût au travail à distance, pour la qualité de vie et l’autonomie qu’il procure. Et, partout, ces longs mois d’inactivité rémunérée ont favorisé des réflexions plus larges sur le sens qu’il y avait à « perdre sa vie à la gagner ».

« La casse est énorme. »

« Le chômage partiel qui est encore en place a développé une forme d’oisiveté obligatoire, analyse Alain Fontaine, patron du restaurant Le Mesturet, dans le 2 e arrondissement de Paris, et président de l’Association française des maîtres restaurateurs. Certains salariés ont beaucoup de mal à revenir. Cette situation a véritablement ébranlé et annihilé la valeur travail. Elle a été vidangée de sa force et de son sens. Beaucoup se demandent : « Qu’est-ce que je fais là ? » La casse est énorme. En particulier dans ce métier. »

Lui a retrouvé sa blouse blanche, ses fourneaux et la frénésie du rythme des services, après sept mois de « calvaire » – traduisez de chômage forcé. Quand 15 % des salariés du privé étaient encore en activité partielle en avril, selon une récente étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, les chiffres atteignaient 73 % pour ceux travaillant dans l’hébergement et la restauration, soit près de 723 000 salariés de ce secteur. Et beaucoup ne reviennent pas. « Il nous manquait déjà 100 000 personnes avant le confinement, et nous en avons perdu 100 000 de plus avec cette crise. Cela veut dire que nous sommes à la recherche de 20 % de nos effectifs. C’est énorme ! » 

Effets pervers des amortisseurs sociaux 

Directeur de la prospective au cabinet Nelly Rodi, une agence de conseil en stratégie business, Vincent Grégoire s’interroge lui aussi sur les effets potentiellement pervers des amortisseurs sociaux massivement déployés , en France comme dans toutes les économies développées, pour atténuer les effets de la crise sanitaire. Unanimement salués, ils n’ont toutefois pas été utilisés partout selon les mêmes critères, ni avec la même philosophie. Et n’auront logiquement pas les mêmes conséquences. Si l’Allemagne, par exemple, s’est montrée particulièrement généreuse avec ses entreprises, les soutenant davantage encore que la France, elle a modéré ses aides aux salariés : la prise en charge par l’État de l’allocation de chômage partiel reçue par un salarié français représentait (et représente toujours) 84 % de son salaire net mensuel (ou 100 % s’il est au smic), contre 60 % pour un salarié allemand (et 67 % s’il a des enfants), une indemnité par ailleurs plafonnée outre-Rhin, à la différence de la France. C’est l’une des raisons qui expliquent la reprise plus rapide de l’Allemagne à l’issue du premier confinement, les salariés au chômage partiel subissant une perte de revenus conséquente – que nombre d’employeurs avaient d’ailleurs choisi de compenser. À compter du 1 er juillet 2021, les Français au chômage partiel percevront une indemnité correspondant à 72 % de leur salaire net, plafonnée à 27,68 € par heure. Un durcissement, donc, qui reste toutefois plus généreux que l’indemnisation allemande. « Les aides sont un truc très français, insiste Vincent Grégoire. C’est une bonne chose, et elles ont fait le job en limitant la casse sociale. Les ménages, même les plus modestes, ont réussi à épargner. Le risque auquel nous sommes dorénavant confrontés est de voir s’installer un désenchantement de l’effort. Face à la réalité économique, l’atterrissage peut être dur. 2020 a été l’année de la résistance ; 2021, celle de la résilience ; 2022 sera celle de la réinvention et de la renaissance, mais il faudra pour cela se mettre en mouvement… » 

« Renaître » en travaillant comme avant ? Vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter dans un grand centre commercial de la région de Toulon, Nadine a du mal à s’y résigner. Privée de travail entre novembre et juin, elle a repris le boulot « avec des pieds de plomb », souffrant de la même démotivation que disent ressentir 48 % des salariés français, selon une récente étude de Workday, spécialisé dans les solutions cloud pour les services RH et finance. Cette mère de trois enfants avoue avoir pris goût au « confort » d’une vie plus douce. « Sous contrat à temps partiel, j’étais indemnisée à 100 % de mon salaire tout en restant chez moi, libérée des trajets en voiture, de la pression des objectifs de vente. Je commence à envisager une autre voie. Je ne sais pas laquelle, mais je suis sûre aujourd’hui que je ne veux plus de cette vie. C’est trop épuisant. » 

« Donner envie aux gens d’y retourner » 

Motiver ces troupes ayant perdu le lien entre effort et rétribution, c’est le job d’Alexandre Gallay. « Il faut donner envie aux gens d’y retourner. Les salariés ont un grand besoin de reconnaissance. Les entreprises doivent prendre conscience de ce phénomène et les accompagner dans ce sens pour les remotiver. C’est essentiel pour aller chercher ces points de croissance dont on a besoin », souligne-t-il. À l’heure de la reprise, ce coach spécialiste du bien-être en entreprise ne chôme pas ; des patrons désireux de (re)mobiliser leurs équipes le sollicitent. Et les plaintes qu’il entend le poussent à militer pour que l’impopulaire réforme de l’assurance-chômage, qui prévoit un changement du mode de calcul des indemnités pour lutter contre les successions de contrats courts, soit bel et bien mise en place. Selon lui, « les filets que sont les prestations sociales et de chômage n’incitent pas les gens à reprendre le travail ». Alexandre Gallay raconte voir des patrons se démener pour maintenir leur activité et entendre, à l’inverse, certains salariés se plaindre de conditions de travail dégradées.

Au gouvernement, ces lamentations ont le don d’exaspérer ceux qui ont mis en œuvre le « quoi qu’il en coûte » et mobilisé, pour préserver le pouvoir d’achat des salariés (qui a même augmenté, l’an dernier, de 0,6 %), toute la puissance de l’État providence. « Ce que les Français ont vécu était difficile mais ne justifie pas un tel discours lénifiant », s’agace un ministre de premier plan, inquiet de l’état d’esprit global de la société, alors que de nombreux chefs d’entreprise se plaignent auprès de son cabinet d’une recrudescence des arrêts maladie indus (ce que ne confirment toutefois pas les statistiques). « C’est un discours déresponsabilisant. On a un vrai sujet sur les salaires modestes, mais sur le temps de travail, non ! Avec les difficultés qui s’annoncent devant nous, on a au contraire besoin d’un discours de mobilisation générale. La question, c’est : quel niveau de vie voulez-vous avoir demain ? Le pays a besoin de volonté, pas d’un discours de nurserie. »

La situation angoisse particulièrement le gouvernement, inquiet des difficultés rencontrées par le secteur du tourisme, qui pèse 9 % du PIB. « Nous faisons face à un gros problème de recrutement. On l’a pris à bras-le-corps avec des formations massives ; le nombre d’apprentis a plus que doublé », souligne un conseiller de Bercy, qui pointe également un problème global de salaires : sauf à les augmenter, il sera difficile de maintenir l’attractivité de certains métiers pénibles ou de secteurs en tension. Aux États-Unis, le géant de la restauration rapide McDonald’s a dû frapper fort en faisant passer ses nouveaux contrats de 11 à 17 dollars l’heure pour attirer à nouveau de la main-d’œuvre.

Décrochage de la France 

Mais l’inquiétude déborde largement les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie et s’immisce dans les couloirs des entreprises, avec des cols blancs au ralenti. Partout, « les chefs d’entreprise font remonter une reprise du travail compliquée, confie un conseiller ministériel. Des gens renâclent à travailler en présentiel, insistent pour ne venir que deux jours ou décident d’autorité de prolonger leur week-end… » Dans l’immédiat, ces accrocs ne devraient pas freiner la reprise – l’économie repart même en trombe, l’OCDE prévoyant une croissance de 5,8 % dans l’Hexagone en 2021. Mais, à moyen terme, ils risquent d’accentuer le décrochage déjà sensible de la France, où le retour du PIB au niveau préépidémique n’est attendu que pour le 2e trimestre 2022, c’est-à-dire bien après les États-Unis, le Japon, l’Allemagne, la Russie ou le Royaume-Uni. « Il y a vingt ans, nous avions une richesse par habitant égale à celle de l’Allemagne. Nous avons depuis décroché de 15 % ! remarque un proche de Bruno Le Maire. Il n’y a qu’une solution pour résoudre ce problème : le volume global de travail. » Qui reste, en France – patrie des 35 heures ! – le plus faible de tous les pays de l’OCDE, à cause d’un chômage élevé et d’un taux d’emploi particulièrement faible chez les seniors.

La fameuse « préférence française pour le chômage », conduisant politiques et syndicats à privilégier pouvoir d’achat et protection des droits des chômeurs par rapport aux réformes visant à en réduire le nombre (un concept théorisé par Denis Olivennes en 1994), pourra-t-elle survivre à la crise qui s’annonce ? En coulisse, plusieurs membres du gouvernement militent pour que soit mise en œuvre la réforme si décriée de l’assurance-chômage, et que l’âge de départ à la retraite soit repoussé sans attendre, afin de briser la spirale qui encourage départs anticipés et contrats courts.

Mais comment convaincre l’opinion et retrouver une dynamique quand cette longue période de confinement, de stop and go, a laissé le champ libre à l’expérience d’une vie délestée du carcan du travail, du rythme effréné et de la pression des supérieurs, estompée par l’éloignement physique ? La crise du Covid a questionné les motivations de certains, ouvert d’autres champs des possibles, ceux d’une vie meilleure et moins agitée, centrée sur soi, sa famille ou son potager. « Le mot qui ressort systématiquement, c’est escape : les gens cherchent à échapper à leur situation », raconte Garance Yverneau, du cabinet d’accompagnement 5 A Conseil, consacré à la carrière des femmes, qui a vu son activité bondir de 40 % pendant le premier confinement.

Inflation d’autoentrepreneurs 

Le mal-être subitement mis au jour est multifactoriel : « Mes clientes ont du mal à concilier vies personnelle et professionnelle, se plaignent d’un manque d’autonomie et d’une perte de sens : on ne comprend pas pourquoi on continue à se lever le matin, et à quoi on sert. Le transport qu’on a économisé avec le télétravail est un énorme sujet ! » Susie, cadre dans la finance, a apprécié de pouvoir lancer une lessive à 10 heures du matin et de travailler à l’heure du déjeuner sans que ses performances en pâtissent, assure-t-elle. Et elle ne comprend pas pourquoi elle devrait renoncer à cette nouvelle qualité de vie. La perspective d’un retour au bureau l’a tellement angoissée qu’elle est, depuis le 9 juin, en arrêt maladie. « Je sais que cela ne pourra pas durer, confie-t-elle. Mais je ne m’imagine pas revenir plus de deux jours par semaine. » Elle songe à entamer une carrière en indépendante pour reprendre définitivement la main sur son emploi du temps. Une tendance lourde, estime Garance Yverneau. « Clairement, il y a une espèce de point de non-retour. Beaucoup souhaitent se lancer en autoentrepreneur ou dans l’artisanat . Il y a déjà quelques réussites, mais aussi beaucoup de désillusions. Notamment quand le salaire ne suit pas. »

Chargée des ressources humaines dans une grosse entreprise de travaux publics, Céline reçoit, elle aussi, de plein fouet ces nouvelles attentes exprimées par les salariés de son entreprise. La jeune femme dit ressentir des signaux de résistance dans les rangs de ses collaborateurs. « Dans notre secteur d’activité, les chantiers ne se sont pas arrêtés, et les ouvriers étaient évidemment présents. Le sujet est plus délicat pour les employés de bureau, partis massivement en télétravail. Certains ont réorganisé leur vie autrement pour s’installer en province. » Sans avertir personne, plaçant parfois leurs employeurs devant le fait accompli. Une enquête édifiante menée début juin par l’Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH) auprès de ses adhérents révèle que 30 % d’entre eux ont été confrontés à des demandes de salariés ayant déménagé pendant la crise et réclamant après coup l’adaptation de leurs conditions de travail. Comme Nelly*, employée dans le secteur de l’édition, qui n’a pas encore informé son employeur parisien qu’elle avait mis les voiles ! « Je ne sais pas comment le lui dire. Il me croit à Paris », nous confie-t-elle, contrite, depuis le jardin de la petite maison qu’elle s’est achetée dans le Gard sur un coup de tête (et de cœur) après avoir vendu son appartement parisien. De la verdure, du soleil, Internet et du calme… « J’attends d’être obligée de revenir physiquement pour lui dire que ce ne sera pas possible et négocier avec lui une nouvelle organisation. »

Des négociations qui plongent les employeurs dans les affres… Quelle fréquence de présence exiger ? Quel volume de rendez-vous ? Qui doit payer les déplacements ? Comment concilier les exigences individuelles des uns et des autres quand une entreprise reste, par définition, une organisation collective ?

Le télétravail en question 

Audrey Richard, présidente de l’ANDRH et directrice des ressources humaines du groupe Up, spécialisé dans les titres-restaurants, s’efforce de parer au plus pressé. « Le télétravail est une évolution nécessaire : 25 % des 96 500 accords d’entreprise signés en 2020 portaient sur ce sujet. » Une entreprise qui reprendrait sans proposer de télétravail, ajoute-t-elle, deviendrait une « société à risque » faute de pouvoir attirer ou retenir du personnel.

Vice-président de l’association et DRH de L’Oréal France, Benoît Serre anticipe une foule de difficultés quand apparaîtront d’évidentes différences de traitement entre ceux qui peuvent remplir leur mission à distance et les autres. « Avec mon collègue de PSA, nous travaillons déjà sur les conditions de travail. On pourrait par exemple imaginer des législations considérant que, si vous êtes en télétravail, vous devez travailler un peu plus que les autres pour compenser… On aimerait vraiment que ce soit en réflexion au ministère. »

Une réflexion nécessaire, alors que les dirigeants sont confrontés à l’urgence de remettre un pays au travail, pour résoudre une équation complexe : après une récession sans précédent, comment financer le système de retraites, la protection sociale, la santé, la dépendance des personnes âgées, les investissements dans l’éducation et les infrastructures, tout en travaillant moins et donc en produisant moins ? Les bouleversements subis par les Français dans leur vie quotidienne – souvent sans qu’ils aient à s’inquiéter de trouver de quoi subsister – ont détourné leurs préoccupations vers d’autres sujets. « Cette période a profondément transformé le monde du travail, explique Christophe Nguyen, psychologue du travail et président du cabinet de conseil Empreinte humaine. Ce qui compte aujourd’hui, c’est la santé, le sens. Un autre rapport de force s’installe avec l’employeur. Ces réticences sont aussi un révélateur de conditions de travail qui ont peu évolué. Les salariés réclament dorénavant un meilleur climat, un management moins brutal et plus d’autonomie. » Une demande sociétale qui s’exprime particulièrement en France, illustration d’un paradoxe qui plonge ses racines dans l’histoire tourmentée de nos luttes sociales et de notre paternalisme étatique : la France est le pays d’Europe où les salariés accordent le plus d’importance au travail, tout en souhaitant qu’il prenne moins de place dans leur vie.

Par Nadjet Cherigui et Géraldine Woessner

Source lepoint