À Lyon, le rectorat lâche les profs laïques

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Un professeur a dû quitter son établissement, à Lyon, après avoir été agressé par un parent d’élève qui l’accusait d’avoir tenu des propos « islamophobes ».

À rebours de ce qu’était censée faire l’Éducation nationale après l’assassinat de Samuel Paty, le rectorat l’a peu soutenu. Écœuré, l’enseignant envisage de changer de métier. Charlie est allé à la rencontre de ses collègues. Ironie mordante de l’histoire, il s’agit du collège où Samuel Paty avait fait son stage de première année.

Devant le collège Les Battières, qui rassemble quelque 500 élèves, dans le 5e arrondissement de Lyon, les écoliers que l’on interviewe ce matin-là au hasard à leur sortie des cours connaissent tous le professeur d’histoire-géo qui vient de partir. « C’était le meilleur prof » ; « On l’adorait » ; « C’était le plus gentil » ; « ­Jamais il n’aurait tenu des propos racistes ». Dix-sept ans qu’il enseignait, dont six dans cet établissement, l’amour de son métier chevillé au corps : il s’impliquait dans des dispositifs spéciaux destinés aux élèves les plus difficiles. Plusieurs de ses collègues nous racontent qu’il voulait même travailler en lycée pro pour avoir accès à des populations davantage en difficulté. C’est finalement un tout autre métier qu’il exercera peut-être l’année prochaine : il envisage une reconversion pour devenir cuisinier, son autre passion. En ­effet, estimant qu’il ne peut plus exercer sa profession dans de bonnes conditions, il veut quitter l’Éducation nationale.

Que s’est-il passé pour qu’on en soit arrivé là ? L’affaire est restée circonscrite au seul collège pendant plusieurs semaines, aucune médiatisation, aucune communication aux parents non plus. Le 9 novembre, au début d’un cours, l’enseignant est interpellé par l’un de ses élèves de cinquième : « Il paraît que Macron a dit que tous les musulmans sont des terroristes. » Il avait vu un montage vidéo qui faisait dire cette phrase au président de la République. L’enseignant explique que c’est une fake news, un montage mensonger. Il ajoute que les attentats sont le fait d’« islamistes » et non pas de « musulmans ». Il aurait également évoqué Erdogan – en le qualifiant de dictateur –, le discours de Macron se déroulant dans le contexte d’une confrontation entre le président français et le dirigeant turc.

Ces propos sont rapportés par deux élèves d’une fratrie à leur père, tous deux scolarisés dans la classe de l’enseignant. Le même jour, à 13 h 15, le père arrive devant l’établissement et agresse verbalement le professeur, l’accuse d’avoir tenu des propos « islamophobes ». Il se serait présenté comme « turc et musulman » et aurait reproché au professeur d’avoir critiqué Erdogan.

Le professeur demande d’abord une conciliation avec le parent d’élève pour obtenir des excuses, puis de recevoir individuellement les deux élèves pour dissiper le malentendu sur ses propos. Mais le père s’oppose à une rencontre du prof avec ses enfants. On est alors quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, le corps enseignant est encore bouleversé, l’Éducation nationale promet de soutenir les professeurs. Mais dans ce collège, rien n’est fait, ou presque, pour défendre le professeur, malgré le lourd contexte.

Le 13 novembre, le prof porte finalement plainte pour diffamation – elle sera classée sans suite – et demande au rectorat une « protection fonctionnelle », c’est-à-dire une assistance juridique. Il se met en arrêt maladie« En trois semaines, il ne reçoit pas un seul appel de soutien de la part du rectorat, il ne reçoit qu’un mail, pour lui confirmer la protection fonctionnelle », déplorent ses collègues. Ce n’est que le 10 décembre qu’il est reçu par le rectorat. Plusieurs pistes sont évoquées : la fratrie pourrait quitter le collège, ou bien changer de classe, ainsi le professeur aurait la possibilité de rester. Mais les parents vont refuser ces deux propositions, c’est donc le professeur qui va être muté dans un autre établissement.

Le 15 décembre, un nouveau cap est franchi. Les enseignants découvrent qu’une des enfants de la fratrie vient au collège avec un couteau depuis une quinzaine de jours. « Elle dit qu’elle se sent en danger, elle « poignarde » son cartable avec son couteau, on voit qu’elle ne va pas bien du tout », nous raconte une enseignante. La jeune fille écope d’une journée d’exclusion, le 18 décembre. « Normalement, il doit y avoir au minimum un conseil de discipline en cas d’intrusion d’une arme », souligne une des enseignantes. « Là, on a bien vu que le maître mot, c’était « pas de vagues ». » La question se pose, forcément : la jeune fille aurait-elle voulu agresser le professeur ? Les enseignants ne le pensent pas, pour autant, ils auraient souhaité une réaction plus à la hauteur. Le paradoxe, d’ailleurs, c’est que la jeune fille a signé une carte de soutien que sa classe avait envoyée au professeur. « Ce sont des enfants probablement pris entre deux feux, dans un conflit de valeurs », estime une enseignante. Dans le même temps, le 17 décembre, leur père devait être reçu par le rectorat, mais il ne se rend pas au rendez-vous.

À la veille des vacances de Noël, écœuré, l’enseignant ­envoie un mail à ses collègues pour leur dire qu’il ne reviendra pas. Il écrit une lettre d’adieu à ses élèves, qui sera lue à la rentrée. À la presse locale, il adresse ces quelques mots : « Je ne crois plus dans la validité de l’institution, et j’aurais du mal à transmettre des idées que la République elle-même ne défend pas. »

Pendant tout le début de l’affaire, les enseignants du collège espéraient une réponse adaptée de la part de leur hiérarchie. Mais ils déchantent. À la rentrée de janvier, ils lancent donc une grève, suivie par l’ensemble des 35 professeurs, et médiatisent l’affaire. On a pu rencontrer un petit groupe d’ensei­gnants, ravis de parler à Charlie, mais ils doivent rester anonymes, devoir de réserve oblige. Le professeur, lui, ne souhaite pas s’exprimer dans la presse. Ce groupe souligne son ras-le-bol, son épuisement. « Pour le rectorat, il s’agit d’une situation individuelle, alors que c’est toute la communauté éducative qui est touchée. On nous demande de transmettre les valeurs de laïcité, de vivre-ensemble et, dans le même temps, on ne nous soutient pas. On est en première ligne et on est seuls », déplorent ces enseignants. Ils auraient aimé, symboliquement, un déplacement du recteur dans le collège, « plus de fermeté à l’encontre du parent » pour « montrer que la remise en cause des cours est inadmissible ».

Ils ont été reçus par le recteur d’académie, mardi 5 janvier, le soir de leur deuxième jour de grève. Le rectorat s’est fendu d’un communiqué pendant l’audience, qui donne l’impression que tout a été fait au mieux. Celui-ci affirme son « ­soutien » à l’enseignant. Il assure notamment avoir « déclenché le protocole d’accompagnement et de suivi pour les personnels victimes d’agression ». Il précise aussi : « Lors d’un entretien, le 10 décembre, […] a été évoquée avec l’enseignant la possibilité d’un changement d’établissement si cela correspondait à son souhait. » Cette phrase met ses collègues en colère : « C’est un mensonge de dire que c’est son choix, c’est un choix auquel le rectorat l’a contraint. » En définitive, le 8 janvier, l’inspecteur a annoncé qu’il avait pris la décision de changer les enfants d’établissement. Les parents ont cette fois-ci accepté la ­décision. « Nos revendications ont finalement été entendues, mais c’est parce que nous avons médiatisé l’affaire et que nous avons fait grève. Nous aurions aimé que ça arrive plus tôt », déplorent les enseignants.

L’établissement dans lequel s’est passée cette affaire n’est pas particulièrement difficile, racontent les professeurs. Plutôt mixte socialement, avec une dizaine d’élèves par classe qui peuvent présenter des difficultés. Après Samuel Paty, il a fallu répondre à des questions du genre : « Mais madame, Samuel Paty, il était raciste ? » Lors de la minute de silence après les attentats de 2015, il y avait eu plusieurs contestations de la part de certains élèves. « L’ancienne principale avait très bien réagi, nous confie une professeure, elle avait vu ces élèves les uns après les autres pour discuter avec eux. Très impliquée sur ces sujets, elle venait de Tunisie, où elle avait fui un mariage forcé. » Quant à la principale en poste aujourd’hui dans l’établissement, on tombe sur elle par hasard, à la sortie des cours le mercredi midi. ­Mutique. « La consigne est de ne pas communiquer, c’est le service de presse du rectorat qui communique », dit-elle. On insiste un peu, on lui demande comment il se fait que plusieurs enseignants ne se sentent pas soutenus. Elle nous réitère sa réponse en boucle. La consigne, c’est la consigne. Une bonne élève, quoi.

Les professeurs du petit groupe que l’on a rencontré croient profondément dans leur mission d’éducation. Une prof de sciences : « Moi-même, je suis issue d’un milieu populaire, je crois encore à la possibilité de l’école de permettre une ascension sociale. » Elle nous raconte comment elle parvient souvent à déconstruire des incompréhensions, en expliquant la démarche scientifique à un enfant qui remettrait en cause son enseignement : « Tu as cette hypothèse, est-ce que tu as des preuves ? » « J’ai l’impression que je peux leur apporter quelque chose, ils m’écoutent », ajoute-t-elle. Mais le corps enseignant se dit aussi « épuisé d’être au front »« J’ai fait bac plus 5 pour faire garderie », nous dit une autre. Intéressant aussi de comprendre combien peuvent être énormes certaines incompréhensions, à cause d’un déficit de vocabulaire. Ainsi, cet enseignant qui dit à une élève : « Toi, tu es une esthète. » Et elle lui répond : « Ça va de m’insulter ! » Les enseignants se demandent d’ailleurs ce qu’a pu rapporter l’enfant à son père, ce qu’il avait compris des paroles de son prof. Ils ne le croient pas mal intentionné au départ : « Il n’a peut-être pas compris du tout les propos de notre collègue », estiment-ils. Tous sont encore éprouvés par le drame de Samuel Paty. Ils ne savaient pas, d’ailleurs, jusque-là, qu’ils enseignaient dans le collège dans lequel le professeur assassiné avait fait son stage de première année. Lorsqu’ils l’évoquent, certains ont les larmes aux yeux : « Après ce drame, on nous avait dit qu’on nous soutiendrait. On y a cru… » Et d’autres ajoutent : « On va faire comment, maintenant, est-ce que l’on va devoir s’autocensurer ? » 

Laure Daussy

Source charliehebdo