Deux très belles tribunes sur le « nouveau féminisme » qui nous étouffe

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Mazarine Pingeot, dans Le monde, et Chloé Morin, dans Le Figaro, dénoncent, chacune à sa manière, ce nouveau féminisme qui veut prendre le pouvoir.

La Tribune de Mazarine Pingeot

Ce mortel ennui qui me vient, devant la victoire d’extrémistes de la médiocrité au nom de « l’éthique », discréditant les combats féministes : ceux qui luttent pour l’égalité des droits, l’égalité des chances, avec à l’horizon une véritable révolution anthropologique. Combats politiques et non moraux ! Aujourd’hui, les femmes sont assez puissantes pour mener ce combat politique, pourquoi s’en tiendraient-elles à occuper la seule place du ressentiment et de la vengeance, de la délation et de la vindicte ? Est-ce cela, la place naturelle de la femme ?

Ce mortel ennui qui me vient, devant une certaine jeunesse sans désir mais pleine de colère, ces jeunes femmes mieux loties que leurs mères et leurs grands-mères, qui ont mené la lutte pour elles, déblayé le terrain pour leur laisser en héritage de continuer le combat : les unes se sentent insultées quand un homme, de sa violence ancestrale, ose un compliment – et c’est comme une gifle en plein visage, certaines appellent ça un viol, au mépris de celles qui en ont vraiment été victimes ; les autres se déguisent en putes pour imiter les danseuses des clips de rap qui vantent l’argent facile et l’amour monnayable.

Elles ne se connaissent pas, elles cohabitent. Il y a les pauvres, celles qui pensent que cacher un bifton dans leur string est le comble de la classe ; il y a les riches, les pourvues socialement et culturellement, qui identifient tout acte évoquant leur corps sacré comme un viol – réveil la nuit, manifestation du désir, expression du vivant.

Ce mortel ennui, devant les générations à venir, qui en seront réduites à des relations tarifées ou contractuelles. Devant les enivrés de haine, qui ne considèrent pas l’intelligence comme un atout et ont décidé plus que de s’en passer, de la piétiner systématiquement.

Qu’est-ce qu’une morale adossée à la haine ?

Devant le règne de la bêtise, du mimétisme, de la libération des pulsions de haine, et, pire que tout, de l’exaltation narcissique de croire appartenir à la morale, s’en revendiquer, en être le bras armé. Mais qu’est-ce qu’une morale adossée à la haine ?

Ce mortel ennui devant ce qui était l’arme des révolutionnaires – l’indignation – devenue la monnaie courante de tous les frustrés de la terre, des médiocres, de ceux qui veulent exister mais n’ont d’autres moyens que de vomir des insultes, de confondre les plans, l’opinion, la justice, la rumeur, les faits, d’invoquer un nouvel ordre moral au lieu de faire de la politique.

Ce mortel ennui devant ces combattants des réseaux, qui prennent le risque suprême de descendre dans la rue masqués – le Covid-19 aura au moins fourbi les armes de la lâcheté – pour hurler des approximations et des contresens, avec le but avoué de détruire psychiquement et socialement des cibles qui sont toutes masculines, blanches et d’un certain âge, n’importe qui fera l’affaire. L’homme blanc occidental a exploité tant de monde, de cultures, et même la nature. L’homme blanc n’est pas un concept, puisqu’il est incarné par tous les hommes blancs, indistinctement. Le concept n’a plus lieu d’être, le symbolique est déchiré, anéanti, il n’y a plus de commun, pour ne pas dire d’universel, ce gros mot honni par les partisans identitaires.

Ce mortel ennui devant ces gens fiers d’eux, sûrs de leur bon droit, et qui crient. Crient pour tout, contre tout, enfonçant des portes ouvertes.

Devant les contempteurs de la domination masculine, blanche et occidentale, qui ont comme seul projet de renverser la domination, non pour un monde plus égal et construit sur un autre paradigme, mais bien pour substituer une domination à une autre.

Et l’art, dans tout ça ?

Ce mortel ennui devant l’orgasmique onanisme d’une colère pseudoféministe, quand des femmes sont encore excisées, quand des femmes sont encore lapidées, quand des femmes sont exploitées, quand des femmes gagnent moins bien leur vie que les hommes, se battent sur tous les fronts… Il faut respecter les différences culturelles, diront les nouveaux révolutionnaires, et reconstruire des murs. On se régale d’avance à la perspective de la convergence des luttes qui, à ce compte, ne peut aboutir qu’à de nouvelles frontières. Ennui mortel devant l’inconséquence des nouveaux maccarthystes.

Et que deviendra l’art, dans tout ça ? Des livrets de vertu qu’on distribuera au seuil des nouvelles églises ? Des éditoriaux pleins de bons sentiments mâtinés de haine rance de vieilles filles ? Des imprécations béni-oui-oui de néoromantiques exaltés par les combats sur Facebook ? Des œuvres théâtrales où l’on dira le catéchisme, le mal contre le bien, dont on voit vite les incarnations ? Des tableaux respectant la parité, homme, femme, Noir, Blanc, vieux, jeunes, handicapés, dans des champs de blé bio et des plants de tomates en permaculture ?

Mortel ennui. Et où mettra-t-on donc les déviants ? Car ils risquent de devenir très nombreux. Si la police des mœurs s’exerce comme l’appellent de leurs vœux les nouveaux parangons de vertu. Reste l’autocensure, l’intériorisation de l’interdit. Un nouveau vocabulaire est à disposition, et, pour les écrivains, on pourra toujours fournir un dictionnaire officiel des mots acceptables. La morale a aussi son mot à dire sur la culture. Dieu merci, morale et culture sont des substantifs féminins…

Avant même de mourir du réchauffement climatique, nous risquons de mourir d’ennui. Car nous avons prévenu nos enfants qu’ils auraient à se battre pour sauvegarder la planète. Mais leur avons-nous glissé qu’ils auraient aussi à affronter le mortel ennui qui s’abat sous le drapeau brandi d’une morale de la haine ? L’idée même de combat politique risque d’y succomber.

Mazarine Pingeot est agrégée de philosophie et autrice. Elle a notamment écrit « La Dictature de la transparence » (Robert Laffont, 2016) et « Se taire » (Julliard, 2019).

La Tribune de Chloé Morin

Le spectacle quotidien offert par les réseaux sociaux comme par des médias hélas de plus en plus nombreux traduit nos difficultés croissantes à dialoguer, bâtir des compromis, respecter les désaccords sans vouloir pour autant bannir «l’autre» de la sphère sociale. Hystérisé, le débat est confisqué par une minorité bruyante, qui confond de plus en plus le droit et la morale, et veut ériger ses normes propres en règles collectives, au besoin par des méthodes radicales et abjectes.

L’on a pu voir une auteure mondialement connue – J.K. Rowling – harcelée pour avoir fait une blague jugée «transphobe» sur les réseaux sociaux. Blague qui, faut-il le rappeler, ne tombait nullement sous le coup de la loi, mais l’offense semble être devenue intolérable, voire criminelle, pour certaines personnes. Un élu parisien – Christophe Girard, ex-adjoint à la culture – forcé à démissionner de ses fonctions par des accusations de «complaisance» vis-à-vis des pratiques pédophiles de l’écrivain Gabriel Matzneff.

Savoir qui parle est devenu plus important, pour beaucoup, qu’écouter ce qu’il a à dire.

Déjà, outre Atlantique, des éditorialistes comme Bari Weiss au New York Times démissionnent face aux pressions d’une forme de nouvelle ordre moral, imposé au moyen de violences verbales ou psychologiques. Nul doute que nous y arriverons bientôt.

Savoir qui parle est devenu plus important, pour beaucoup, qu’écouter ce qu’il a à dire. Les actes pèsent moins que les intentions que l’on prête à tel ou tel, les liens qu’il tisse et les amitiés qu’il entretien, et ce qu’il est.

Peu à peu, le débat se déporte de l’avoir et du faire, vers l’être. Or, personne ne peut – ni ne doit être contraint à – négocier son identité. L’affrontement des identités ne peut amener qu’au conflit.

Et au fond, quelles que soient les causes, quelle que soit leur légitimité – et la lutte contre la pédophilie, l’homophobie, les violences faites aux femmes sont évidemment extrêmement importantes – la manière dont elles sont défendues ne fait que rendre l’espace du débat public plus insupportable, nauséabond, violent, au point que de plus en plus de gens raisonnables fuient l’espace public pour se replier sur leur jardin.

A-t-on le droit, encore, d’être femme sans se sentir solidaire des combats féministes les plus radicaux, sans pour autant se faire traiter de réactionnaire, voire taxer de complicité avec les misogynes ou les violeurs?

Je ne veux pas vivre dans une société où la liberté de penser peut se payer du bannissement social.

Je ne veux pas vivre dans une société où l’on peut être condamné par un tribunal populaire sur twitter, banni de la sphère sociale, jugé infréquentable, voire perdre son emploi avant même d’avoir été mis en cause par la justice de son pays. Qui plus est, pour des faits, des pensées ou des propos n’étant pas forcément illégaux. Je dénie à quiconque le droit de juger de ce que je pense et de ce que je dis, dès lors que la loi – qui, heureusement, préserve encore ces libertés fondamentales – n’est pas enfreinte.

Je veux que l’on ait le droit d’être une femme sans être féministe. Ou d’être féministe sans être traitée de féminazi. Le droit de dire son malaise devant certaines méthodes ou propos, sans être immédiatement sommée de choisir son camp, de se lever et de se casser.

Je ne veux pas vivre dans une société où la liberté de penser peut se payer du bannissement social. Une société où l’on ne pourrait plus se dire «de gauche», et «progressiste», sans partager l’intégralité des combats de cette gauche qui veut s’arroger le monopole d’un combat féministe et anti-raciste «pur» et «vrai».

Je refuse que la réputation et la morale aient désormais plus de poids que le droit et la loi. Si la justice dysfonctionne gravement – il faut bien le dire, j’en ai des exemples parmi mes très proches – ce n’est pas une raison de se jeter dans les bras du tribunal Twitter.

Et le pire est que personne n’a jamais démontré que la société de la morale et de la vertu, de la transparence absolue, ferait avancer les droits des minorités. Au contraire.

Cette société qui se dessine, à travers des combats qui mélangent tout, qui confondent soupçon et crime, qui veulent venger bien plus que faire changer les comportements, je n’en veux pas, tout simplement.

Sources lemonde et lefigaro

4 Comments

  1. Je suis assez d’accord avec ces deux personnes, personnellement je n’ai aucun problème avec les femmes, quelque soit leurs niveaux, je les aime beaucoup, pour avoir travailler avec, c’est vrai que les nouvelles « louloutes »ne font pas , à mon avis, avancer leurs cause, c’est dommage car nous nous privons souvent de compétences.On parle de dialogue, mais on ne dialogue plus depuis bien longtemps

  2. Il était temps de s’élever contre cet hyper-féminisme de caniveau, où le rationnel est piétiné, ignoré au profit des pulsions les plus enfantines.
    Ceci dit, Pingeot est plus difficile à lire que Morin, qui n’est pas moins incisive, mais plus directe.
    Mais, comment renverser la vapeur ? En démocratie, on ne peut pas interdire à n’importe qui d’acheter un téléphone portatif et de se laisser entraîner par la folie des réseaux a-sociaux !

  3. Je suis d’accord avec ces deux tribunes, mes filles sont des féministes d’aujourd’hui et quand on parle de ce sujet on n’est jamais d’accord, elles ont une position systémique et moi une position non sytémique, elles trouvent que c’est correct de dire « tous les hommes sont des violeurs » en même temps qu’elles savent et disent que ça n’est pas vrai mais l’analyse systémique rend vraie cette assertion qui est non seulement fausse pour moi mais indigne. Elles ne peuvent pas me reprocher mon incompétence ou mon ignorance de a réalité de ce que vivent les femmes parce qu’elles connaissent ma vie mais d’autres « féministes » d’aujourd’hui ne s’en privent pas comme celles qui on reproché à Catherine Deneuve de ne pas savoir ce qu’est le harcèlement sexuel. je me demande si ça n’est pas dû à un phénomène générationnel, la façon dont les jeunes femmes d’aujourd’hui prennent possession du monde à leur tour passe par une nouvelle définition des mots et des concepts que nous manipulions et manipulons autrement qu’elles. Certaines de nos mères et grand-mères nous reprochaient de ne pas accepter la règle établie, leur argument était souvent « c’est comme ça depuis toujours » ou « les hommes sont comme ça c’est la nature humaine on n’y peut rien ». Aujourd’hui nous sommes les mères de jeunes femmes qui empoignent le monde à leur façon, il faut discuter longtemps pour trouver un point d’accord. Alors oui, je suis d’accord avec ces deux textes mais je ne crois pas qu’ils puisent convaincre les persuadées d’avoir raison mais donner son opinion est toujours indispensable.

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