Betty Rojtman, l’écriture entre deux rives

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Née à Paris et vivant en Israël depuis plus de quarante ans, Betty Rojtman écrit à la croisée des cultures française et juive, faisant dialoguer de manière féconde littérature, philosophie et sources bibliques.

C’est une grande dame de la littérature contemporaine et des études juives, mais c’est un petit brin de femme que l’on voit surgir de la Maison Suger (Paris 6e), belle bâtisse médiévale où la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) accueille les chercheurs étrangers de passage. Arrivée quelques jours plus tôt de Jérusalem où elle habite, Betty Rojtman, cheveux courts, pétillante et énergique, revient déjà de la piscine alors que la capitale s’éveille à peine. Prête à la rencontre et heureuse de dialoguer sur son travail d’écriture, qui ne fait qu’un avec sa vie.

Son dernier essai, Une faim d’abîme, publié au printemps chez Desclée de Brouwer (La Croix du 21 mars), nous avait séduits et donné envie d’en savoir plus sur son auteure. Dans cet ouvrage, Betty Rojtman, qui fut longtemps professeure de littérature française à l’université de Jérusalem, ose formuler et éclairer une question troublante : la fascination de la mort qui travaille sourdement les grands textes de la littérature contemporaine, chez Kojève, Bataille, Blanchot, Derrida ou Lacan. Elle y interroge l’« exquise déréliction »qui habite leurs textes, les faisant pencher « du côté du néant »« du côté de ce qui flanche, ne peut plus se totaliser ni se comprendre ».

En la voyant à présent si menue devant une tâche intellectuelle si lourde, on ne peut s’empêcher de penser à un autre combat inégal, biblique celui-ci, celui de David contre Goliath. Faut-il être, comme elle, une familière des sources bibliques et de la littérature juive pour y puiser, inconsciemment peut-être, le courage d’engager une telle confrontation ? Il ne s’agit certes pas pour Betty Rojtman de mettre à terre ces écrivains, dont elle respecte profondément « la passion sans salut »« L’exigence tragique ne traduit ni la démission, ni la complaisance, mais plutôt un parti pris de sublime », écrit-elle, percevant « sous l’âcre réquisitoire des modernes, sous ce dandysme navré, une longue faim de vivre ». Cette faim de vivre, Betty Rojtman y prête l’oreille, avec délicatesse, mais c’est la pulsation de vie, puisée aux sources juives, qu’elle s’efforce de transmettre.

Naître dans une communauté décimée

Le tragique n’est pas qu’affaire de littérature pour Betty Rojtman. Née en 1949 à Paris, elle a vu le jour dans une communauté juive décimée par la Shoah. L’ombre de la catastrophe n’a pourtant pas englouti son parcours de vie naissant. Son père et sa mère, qui s’étaient rencontrés dans la résistance juive, furent des figures de la reconstruction du judaïsme français. « Ils ne nous ont pas élevés dans le culte de la Shoah. Le sionisme a pris la place de son souvenir : il fallait construire, aller vers l’amitié, l’accueil… », explique-t-elle, évoquant des personnes rayonnantes, croyantes et libres. « Mes parents m’ont légué un judaïsme heureux, un judaïsme dans le siècle, ouvert sur le monde », évoque-t-elle, reconnaissante.

Élève sérieuse et brillante, Betty ­Rojtman s’inscrit en 1966 à la Sorbonne, en lettres. « J’ai continué la route là où on m’a posée », explique-t-elle sans souci de briller, évoquant un cheminement naturel à « une époque où les jeunes lisaient beaucoup, écrivaient des poèmes, récitaient des tirades »… Dans une communauté juive aimantée par la refondation de l’État d’Israël et par la possibilité du départ, ce choix avait pourtant sa propre logique. « Je crois que j’ai fait des études de lettres pour emporter la France avec moi, sachant que je partirais en Israël un jour… J’aimais tant la France qu’il m’était douloureux de la perdre. J’ai voulu être le plus française possible en Israël. »

À 22 ans, le grand départ

En 1971, à 22 ans, c’est, en effet, le grand départ. Il lui faudra cependant du temps pour prendre conscience de la situation nouvelle que ce départ va inaugurer, entre deux rives, entre deux pays, entre deux cultures… Il lui faudra aussi du temps pour que cet entre-deux s’exprime dans l’écriture. « Au début, on écrit parce qu’on veut rester à l’université. C’est un réflexe professionnel : “publish or perish” (publier ou périr, NDLR), sourit-elle. Je ne me rendais pas compte combien c’était important pour moi, viscéralement. Écrire c’est être, c’est exister. »

Après une thèse sur Beckett, elle publie en 1986 son premier livre, Feu noir sur feu blanc,sur l’art d’interpréter dans le judaïsme. « Pour la première fois, je me suis servie de mes deux cultures, me rendant compte que l’une est fécondée par l’autre »,souligne-t-elle. À la langue française « l’univers de la pensée » et « la capacité d’abstraction ». À la langue hébraïque « l’univers intérieur » et « la grande richesse dans l’expression de la spiritualité, de la sensibilité ». Et, entre les deux, une jeune femme qui accepte l’incertitude, le flou de la condition d’exilée. « Je me suis installée dans cette position d’intermédiaire, d’incomplétude », évoque-t-elle, se voyant aujourd’hui comme « une traductrice, une médiatrice ».

La vie quotidienne en Israël sera l’occasion d’un épanouissement spirituel. « En France, on m’autorisait à être intelligente, éventuellement sensible et pleine d’émotions, psychologue mais pas au-delà. Il me semblait que le champ spirituel était réservé à la maison. En Israël, cette dimension de ma vie a pu s’épanouir », confie-t-elle. Elle y voit les effets de la vie quotidienne, d’un risque permanent, « à la sirène qui peut retentir à tout moment ». « Dans ce pays, on perd une certaine pudeur. On prend l’habitude de se mettre en face des questions dernières par la pression de l’événement… »

Partager un « judaïsme ouvert »

Ce judaïsme libre et sensible, Betty Rojtman cherche à le partager avec les jeunes. Depuis une vingtaine d’années, elle anime chez elle un groupe d’études juives, qui accueille de brillants étudiants, laïcs. « Ils n’ont jamais mis les pieds dans une synagogue et n’ont jamais parlé avec un barbu. Ils fuient la religion dans son sens officiel, mais chez moi ils se sentent bien », sourit-elle. Elle cherche à leur transmettre « en termes intellectuels, une expérience qui est de l’ordre du spirituel », avec la conviction que le « judaïsme ouvert »qu’elle a reçu en héritage « est légitime, au même titre que les autres ».

Comment ne pas chercher à transmettre ce qui a ouvert, pour elle, un chemin devant le tragique ? Mais Betty Rojtman n’a pas le goût des consolations faciles, fussent-elles religieuses. Elle sait d’ailleurs combien la Bible est pleine de l’incohérence du malheur. Elle l’a rappelé dans Le Pardon à la lune. Essai sur le tragique biblique(Gallimard), où elle rappelle les destins brisés d’Abel, tué par son frère Caïn, « qui aurait dû vivre (…), qui avait encore des troupeaux à mener, des enfants à faire grandir », ou de Saül, le roi déchu sans avoir vraiment fauté…

Betty Rojtman ne cherche pas à adoucir la pointe aiguisée du tragique humain, qui ne peut être émoussée. Pourtant, « la Bible nous est refuge et commencement », glisse-t-elle en une essentielle formule.

Formuler le tragique pour le traverser

Avec les ténèbres, la confrontation est inégale, apparemment perdue d’avance, « puisque les êtres que nous aimons ne sont pas éternels »« Quand Maman s’est éteinte. Elle était très âgée et tout le monde me disait : “C’est la vie…” Et je répondais toujours : “Mais si c’est ça la vie, je vote contre !” », confie-t-elle, rappelant les mots du prophète Isaïe par lesquelles Dieu promet de faire disparaître la mort et d’essuyer « toutes larmes »« Le tragique, il faut s’y confronter, en le traversant, en le formulant, en s’y mesurant, explique-t-elle. Alors, c’est comme après les larmes, il y a autre chose qui paraît et qui est au moins aussi incompréhensible que la souffrance elle-même… »

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Bio express

1949  Naissance à Paris.
1965  Deuxième accessit de français au Concours général.
1966  Baccalauréat et études de lettres à la Sorbonne.
1971  Départ en Israël. Devient assistante à l’université Bar-Ilan.
1973  Doctorat de l’université de Paris 3 : « Forme et signification dans le théâtre de Samuel Beckett ».
1985  Professeur associé à l’Université hébraïque de Jérusalem.
1986  Feu noir sur feu blanc. Essai sur l’herméneutique juive(Verdier).
1991  Une grave distraction. Préface de Paul Ricœur (Balland).
1992-98  Directrice fondatrice du Centre Desmarais de recherche sur la culture française.
1996-2009  Série de séminaires au Collège international de philosophie.
2001  Le Pardon à la lune. Essai sur le tragique biblique (Gallimard).
2002  Une rencontre improbable. Équivoques de la destinée(Gallimard).
2007  Moïse, prophète des nostalgies (Gallimard).
2019  Une faim d’abîme. La fascination de la mort dans l’écriture contemporaine (Desclée de Brouwer).

Source lacroix