« L’énigme Elsa Weiss » de Michal Ben-Naftali : le destin d’une survivante

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Dans son premier roman, l’auteure israélienne Michal Ben-Naftali retrace l’histoire d’une de ses anciennes professeures dont elle a appris le suicide. Une enquête sur l’histoire de cette femme l’emmène sur les traces d’un convoi vers les camps de la mort, dont elle est sortie vivante. Elsa Weiss, l’enseignante murée dans le silence de la culpabilité du survivant, reste un mystère.

L’histoire : l’auteure se souvient d’Elsa Weiss comme d’une professeure d’anglais stricte, parfois cruelle, mais que ses élèves appréciaient malgré tout. « Elle n’était pas dramatique, elle n’insufflait pas la vie dans les matières, elle ne faisait aucun effort pour nous intéresser ou piquer notre curiosité. C’était la tyrannie qui arrachait les cours à la routine lassante de la grammaire et de la composition, de l’anglais parlé, la tyrannie aussi qui suscitait l’intérêt ». Une professeure, dont les apparences ne trahissaient pas une vie en dehors de sa fonction, qui « n’avait dans sa vie que des élèves ou surtout des élèves ».

Quelques années après son départ du lycée, Michal Ben-Naftali apprend son suicide. Elle va tenter de retracer l’histoire de cette femme secrète, et de déceler les raisons de sa détresse. Mais Elsa Weiss est un mystère. Elle n’a laissé que peu de traces. Personne à Tel Aviv ne l’a vraiment connue, « personne ne connaissait son histoire ». « N’ayant pas trouvé sa place dans le monde de l’après-guerre, elle avait choisi de tracer un cercle très étroit où chacun jouait selon les règles qu’elle avait établies ».

Entre réalité et fiction

Peu à peu, l’auteure remonte le fil : l’enfance d’Elsa Blum (son nom de jeune fille) en Hongrie, son passage à Paris, tiré d’une anecdote lâchée négligemment au détour d’un cours. Un tempérament détaché, elle « ne voulait pas intervenir sur le cours des choses ». Malgré elle, son destin bascule, comme celui de milliers d’autres Juifs, lors de la Seconde guerre mondiale. « Elle n’était pas une femme forte, mais elle l’était pour cette chose à laquelle rien ne l’avait préparée. »

C’est l’histoire d’une jeune femme qui a survécu à la Shoah presque par hasard : elle était passagère du « train Kasztner », du nom de l’avocat qui négocia avec les SS la vie sauve de plus d’un millier de déportés qui devaient transiter par le camps de Bergen-Belsen, en Allemagne. En 1944, contre de l’or et des diamants, il obtient leur départ pour la Suisse.

Elsa Weiss fait donc un passage en bordure du camp de Bergen-Belsen, « dans une zone réservée aux ‘Juifs de l’affaire hongroise' », avant de rejoindre la Suisse et de quitter l’Europe pour immigrer en Israël. Mais les souvenirs et la culpabilité d’avoir survécu hantent la jeune Elsa, qui se pense comme une « victime impure ». Parler de ce qu’elle a vécu est difficile, elle a « compris très tôt que ce qu’on appelait la Shoah suscitait un grand malaise ». Des années après, son passé la rattrape, jusqu’à en perdre la raison.

Une énigme insoluble

Dans « L’énigme Elsa Weiss », Michal Ben-Naftali retrace la vie de cette femme tourmentée. Des souvenirs en classe, quelques indices sur son parcours et le témoignage de personnes qui l’ont « frôlée », viennent éclairer son destin, entre fiction et histoire. Comme ses angoisses, révélées par des scènes d’hystérie en cours, montrant sa raison qui s’épuise. L’auteure prévient : « Je sais exactement qu’elle est née en 1917, qu’elle a mis fin à sa vie en 1982, qu’elle a quitté ses parents en juillet 1944. Je sais qu’elle a traversé des continents et des jours. Je sais tout et rien. Soit. A partir de ce point, tout est fiction. » Où est la fiction, où est l’histoire ?

Tantôt l’auteure se glisse dans la peau de son ancienne professeure, au coeur de son vécu et de son intimité. Tantôt, elle se questionne, redevient Michal Ben-Naftali pour le lecteur. Alors, la narratrice se souvient et se confie : ses années lycée, son enquête et la nécessité de raconter. « Il fallait que je lui invente une vie. Mais comment invente-t-on une vie ? », s’interroge-t-elle. La dernière page tournée, le brouillard qui entoure le destin d’Elsa Weiss reste épais. C’est un roman fort, dont la lecture suscite de nombreuses questions. Ce récit nous échappe, comme Elsa Weiss semble échapper à l’auteure.

« L’énigme Elsa Weiss », Michal Ben-Naftali, traduit de l’hébreu par Pinhas-Delpuech (Actes Sud – 202 pages – 21 euros)

Michal Ben-Naftali sera à Paris le mercredi 20 février à 19h pour une rencontre au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme en compagnie d’Ivan Jablonka.

EXTRAIT

Nous étions terrorisées par elle. Nous avions peur de son regard, de sa vengeance, de sa justice angoissante et suprême qui échappait à toutes les règles qu’elle nous imposait, celle d’une survivante coupable, préposée à enseigner à des générations de coupables. Nous n’étions pas coupables de meurtres, mais nous étions foncièrement coupables d’être nés, d’avoir une vie normale ou supposée l’être, de notre ignorance tranquille qui ne savait pas encore que tout peut changer jusqu’au lendemain.

Source culturebox