Buenos Aires et l’histoire méconnue des juifs d’Argentine

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De l’hôtel des Immigrants au quartier d’Once, en passant par l’attentat contre l’Amia, la communauté juive a façonné l’identité argentine, raconte le livre « Juifs d’Argentine ».

L’Argentine a son Woody Allen. Comme New York a son humoriste américain, Buenos Aires a son Daniel Burman. Le réalisateur traite souvent dans ses comédies de l’identité juive en arpentant avec sa caméra le quartier d’Once [voir Le Fils d’Elias et El Rey del Once, NDLR]. Son prochain long-métrage sur deux frères, qui sort le 14 mai en France, aborde même avec drôlerie le sujet des transgenres avec ce titre provocateur : Transmitzvah. La capitale argentine abrite aujourd’hui l’une des plus importantes communautés juives au monde hors d’Israël. On compte ainsi environ 200 000 juifs à Buenos Aires, ce qui est en fait l’une des plus importantes communautés urbaines, après celles de New York, de Los Angeles ou de Miami.

Cette présence significative a profondément marqué le paysage urbain, culturel et politique du pays. Elle est le fruit d’une longue histoire migratoire, raconte le sociologue Sébastien Tank-Storper dans son livre Juifs d’Argentine. Une histoire de justice*. Connu pour ses magasins de vente en gros, le quartier d’Once constitue le centre historique de la présence juive dans la capitale argentine. En arpentant ses rues, on découvre « des synagogues mais aussi des écoles juives, des clubs sportifs, des centres d’étude, des restaurants casher, des librairies qui témoignaient d’une présence juive vivante et créative », écrit Sébastien Tank-Storper, directeur de recherche au CNRS.Dans les années 1900, la zone concentrait près de 60 % de la population juive de la ville. Elle reste aujourd’hui un lieu emblématique malgré sa dispersion progressive vers d’autres secteurs de Buenos Aires. Once conserve sa centralité symbolique : « Des enfants juifs de toute la ville sont scolarisés dans ses écoles, des familles continuent de fréquenter ses synagogues, le public continue d’assister aux conférences. » Comme le résume l’auteur, « être juif à Buenos Aires, c’est, pour une grande majorité, avoir affaire au moins une fois dans sa vie avec le Barrio Once. »

L’arrivée du vapeur Weser

L’immigration juive en Argentine débute véritablement en 1889, avec l’arrivée du vapeur Weser, transportant environ 1 000 juifs d’Europe de l’Est qui fuient les pogroms. Cette date marque le début d’un flux continu qui fera passer la population juive de 1 500 à 10 000 en 1895, puis à 100 000 à la veille de la Première Guerre mondiale et à plus de 200 000 à la fin des années 1920. Les immigrants juifs transitaient par l’hôtel des Immigrants, « un long bâtiment blanc situé non loin des quais qui conserve encore aujourd’hui la mémoire et la trace tangible de ces centaines de milliers d’hommes et de femmes qui y ont transité ». Certains rejoignaient les colonies agricoles fondées par le baron bavarois Maurice de Hirsch dans les provinces de Santa Fe et d’Entre Rios, comme Moisés Ville (Kiryat Moshe, « Ville de Moïse » en hébreu), tandis que la majorité s’installait à Buenos Aires.

L’Argentine est une terre fertile et accueillante et elle leur ouvre les bras. L’immigration s’inscrit alors dans la politique argentine résumée par la devise « Gobernar es poblar » (« gouverner, c’est peupler »), qui encourage l’arrivée d’Européens pour développer le pays. La Constitution de 1853 accorde des droits égaux à tous les habitants sans distinction de nationalité, et la loi Avellaneda de 1876 facilite l’installation des immigrants.

Le traumatisme de l’Amia

Cependant, l’antisémitisme a marqué l’histoire des juifs d’Argentine, prenant différentes formes selon les époques. Dès les années 1910, et particulièrement après le coup d’État de 1930 inaugurant la « Décennie infâme », se développe un antisémitisme mêlant « catholicisme conservateur, nationalisme et anticommunisme, faisant des juifs des bolcheviks cosmopolites ennemis de la nation argentine ». En 1935, face à la montée de l’antisémitisme, est fondée la DAIA (Delegación de asociaciones israelitas argentinas) pour défendre les intérêts de la communauté juive. En 1960, la capture d’Adolf Eichmann à Buenos Aires par le Mossad provoque une crise diplomatique et des représailles contre les juifs d’Argentine. Durant la dictature militaire (1976-1983), les juifs sont surreprésentés parmi les 30 000 victimes de la répression, témoignant d’un « certain antisémitisme d’État ».

Mais le traumatisme le plus profond pour la communauté juive argentine reste l’attentat contre l’Amia (Association mutuelle israélite argentine) le 18 juillet 1994, qui fait 85 morts et 240 blessés. Cet événement, précédé de l’attentat contre l’ambassade d’Israël le 17 mars 1992 (29 morts, 242 blessés), constitue « l’attentat terroriste le plus sanglant de l’histoire argentine » et « l’attentat antisémite le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale en dehors d’Israël », rappelle Tank-Storper.

L’explosion a détruit le siège de l’Amia, un bâtiment de six étages qui abritait l’essentiel des institutions communautaires : la société funéraire qui gère les cimetières juifs de la ville, le Vaad Hajinuj (le réseau d’écoles juives), les archives et le centre de documentation. Comme l’écrit Tank-Storper, « avec cet attentat, c’était en quelque sorte la communauté juive qui avait été décapitée ».

La mort très suspecte de Nisman

Trente ans après, l’enquête reste irrésolue. En 2015, l’affaire connaît un rebondissement dramatique avec la mort mystérieuse du procureur Alberto Nisman, retrouvé avec une balle dans la tête à son domicile. Nisman s’apprêtait à présenter devant le Congrès argentin un rapport accusant la présidente Cristina Kirchner d’avoir conclu un pacte secret avec l’Iran pour étouffer l’enquête sur l’attentat de l’Amia. S’est-il suicidé ? A-t-il été assassiné ? Son deuil ajoute une nouvelle couche d’opacité à cette tragédie nationale… Malgré des accusations visant l’Iran et le Hezbollah, « aucun fait n’est juridiquement établi et rien ne permet de penser que les responsables puissent un jour être jugés ». Seul un arrêt de la Cour de cassation du 12 avril 2024 établit la responsabilité de l’Iran, sans identifier formellement les responsables. L’attentat de l’Amia représente aujourd’hui encore « le symbole de l’incompétence et de la corruption de la justice et des différents partis politiques argentins », note l’auteur.

Il a propulsé la « question juive » au cœur des enjeux politiques nationaux. Les défaillances de l’enquête ont créé « un terrain extrêmement fertile pour la prolifération de multiples récits » et ont contribué à politiser la place des juifs dans la société argentine.

À partir de 2015, plusieurs acteurs issus de la communauté juive sont entrés en politique tout en restant impliqués dans la vie des institutions juives. Certains sont devenus ministres, « non pas malgré le fait d’être juifs mais bien en tant que juifs ». Autrefois marginalisés, ces juifs d’Argentine sont devenus « des acteurs centraux » de l’État.

La conversion de Javier Milei

Plus récemment, l’élection, en 2023, du président Javier Milei, qui affiche « une véritable fascination pour le judaïsme » malgré ses origines catholiques, illustre cette transformation. Sa « symbiose entre un judaïsme orthodoxe mâtiné de messianisme et une idéologie d’extrême droite », selon Tank-Storper, constitue un phénomène inédit qui témoigne des recompositions politiques à l’œuvre en Argentine. Le chef d’État ne cache pas son souhait de se convertir au judaïsme quand il aura terminé son mandat.

Au fil des décennies, les juifs ont significativement contribué à la vie économique et culturelle de l’Argentine. Initialement concentrés dans les métiers d’artisan ou de vendeur de vêtements, ils se sont progressivement tournés vers le commerce et l’industrie, puis vers les professions libérales. En 1980, « 40 % des hommes juifs et 8 % des femmes faisaient partie des catégories supérieures », une proportion largement supérieure à la moyenne nationale, détaille l’auteur de Juifs d’Argentine.

Sur le plan culturel, les juifs ont activement participé à l’argentinisation de leur identité tout en enrichissant la culture nationale. L’exemple du tango est particulièrement révélateur : des figures comme Max Glucksmann, pionnier du cinéma argentin et premier éditeur phonographique de disques de tango, ou Ben Molar, producteur et compositeur présenté comme le « véritable symbole du porteño », ont contribué à faire du tango l’essence même de l’âme argentine. Tout comme les comédies du cinéaste Daniel Burman…

* Juifs d’Argentine. Une histoire de justice de Sébastien Tank-Storper, éd. Calmann-Lévy, collection Diaspora, à paraître le 23 avril.

Par Olivier Ubertalli

Source lepoint

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