Assassinats ciblés, sabotages, bombardements stratégiques, contre-renseignement… Après la nouvelle riposte d’Israël ce samedi 26 octobre, retour sur une guerre de l’ombre entre l’Etat hébreu et la république islamique qui dure depuis 1979.
C’est une rivalité vieille de près d’un demi-siècle, qui a pris une autre dimension depuis les attaques terroristes perpétrées le 7 octobre 2023 par le Hamas sur le sol israélien, à la frontière avec la bande de Gaza. Depuis, Israël et l’Iran se rendent coup pour coup, dès que l’un ou l’autre camp franchit ce qui apparaît comme une ligne rouge. Après la salve de missiles lancée le 1er octobre par Téhéran contre l’Etat hébreu en réponse à l’assassinat du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le 27 septembre, Tel-Aviv a finalement riposté ce samedi 26 octobre par des frappes ciblées contre des sites militaires iraniens. Ces deux pays n’ont cessé de se livrer un combat, souvent indirect, depuis l’avènement de la république islamique en 1979.
1948-1979 : des relations cordiales
Jusqu’à cette date, les liens entre les deux pays n’étaient pas vraiment conflictuels. De 1948 à 1979, la dynastie pro-occidentale des Pahlavi entretient des relations plus que cordiales avec Israël. Deuxième Etat musulman (après la Turquie, en 1949) à reconnaître de facto son existence dès 1950, l’Iran entend coopérer avec Israël dans de nombreux domaines, tant militaire avec le projet «Fleur» de création d’un nouveau missile balistique irano-israélien (1977-1979), qu’économique dans le cadre de l’acheminement de pétrole en Israël. «La relation entrait dans ce que Ben Gourion appelait les alliances de contournement ou périphériques, qui permettaient de contourner le monde arabe [hostile à l’Etat hébreu dès la proclamation de son indépendance en 1948]», analyse Thierry Kellner, politologue et spécialiste de l’Iran, dans un article du Temps en avril.
En 1979, l’avènement de la république islamique et l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini marquent une rupture majeure : l’anéantissement d’Israël devient un impératif idéologique du régime, au même titre que le rejet des Etats-Unis, et la cause palestinienne l’instrument privilégié du nouveau pouvoir chiite pour mobiliser la rue. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) récupère l’ambassade israélienne de Téhéran et une partie des 80 000 Juifs iraniens fuient le pays. Si la guerre Iran-Irak (1980-1988) marque un retour temporaire du dialogue, bien que secret, entre les deux Etats, pour l’acquisition d’armes par l’Iran, dès le début des années 80 des pasdaran ou Gardiens de la révolution (organisation paramilitaire de la république islamique) sont envoyés au Liban, alors en guerre contre Israël, pour former des milices chiites : c’est la naissance du Hezbollah, le «Parti de Dieu» (1982).
1990-2000 : la guerre larvée
Tandis que l’Iran nie à Israël son droit d’exister, ce dernier l’accuse de financer des «proxies» (Hezbollah, Houthis, Hamas) pour le déstabiliser sur tous les fronts moyen-orientaux, mais aussi de chercher à développer l’arme nucléaire, alimentant le discours guerrier des dirigeants israéliens. La décennie 90 voit les deux ennemis s’observer à bonne distance. Cette guerre froide se réchauffe pourtant bien loin de la région, lorsque en 1992, puis en 1994, l’Iran orchestre deux attentats contre la communauté juive d’Argentine : à l’ambassade israélienne puis à l’Association mutuelle israélite de Buenos Aires, faisant respectivement 29 et 85 morts – le second étant l’attentat le plus meurtrier de l’histoire du pays.
Au début des années 2000, le Mossad (le service de renseignement extérieur israélien), dirigé par Meir Dagan, acquiert la conviction que l’Iran a entrepris de fabriquer la bombe atomique, soutenu dans sa démarche par l’allié russe. Israël s’attelle dès lors à la déstabilisation du programme nucléaire iranien. Les opérations secrètes israéliennes visant des installations nucléaires stratégiques se multiplient : en 2007, le site nucléaire de Deir ez-Zor en Syrie est touché. En 2009, une cyberattaque neutralise un millier de centrifugeuses sur le site d’enrichissement d’uranium iranien de Natanz. En 2018, le Mossad dérobe 55 000 pages de documents et 183 CD d’archives confidentielles sur le programme nucléaire dans un bâtiment du sud de Téhéran. Israël vise aussi les têtes pensantes du programme : le professeur de physique nucléaire Ardeshir Hassanpour meurt asphyxié à son domicile début 2007 ; Ali-Reza Asgari, Gardien de la révolution et ancien secrétaire d’Etat iranien à la Défense, disparaît en Turquie quelques semaines plus tard ; l’ingénieur nucléaire Shahram Amiri disparaît lors d’un pèlerinage en Arabie Saoudite en juin 2009 ; le scientifique Massoud Ali Mohammadi est, lui, tué par l’explosion d’une moto piégée à Téhéran en 2010.
Le début de la guerre en Syrie ouvre un nouveau front dans l’affrontement Israël-Iran. A partir de 2011, l’Etat hébreu y mène plusieurs centaines d’attaques contre les forces iraniennes ou pro-iraniennes, cherchant à éviter à tout prix leur installation durable sur le territoire syrien. Entre le 20 avril et le 4 mai 2020, Tsahal bombarde plusieurs positions iraniennes en représailles de cyberattaques contre le système hydraulique israélien : une trentaine de militaires et de civils sont tués.
2020-2023 : la «doctrine de la pieuvre»
A partir de 2020, les représailles s’accélèrent. Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, dont le pouvoir interne est fragilisé, rompt avec la politique d’opacité qui prévalait jusqu’alors dans la guerre clandestine menée contre l’Iran. Le 27 novembre 2020, le physicien et chef du département de la recherche nucléaire en Iran, Mohsen Fakhrizadeh-Mahabadi, menacé depuis 2018 par Israël, est assassiné par balles dans sa voiture alors qu’il circulait à 80 km à l’est de Téhéran. Les officiels israéliens revendiquent aussi en mai 2021 une attaque de drones contre le site nucléaire de Natanz, causant la panne de centaines de centrifugeuses.
Dans un entretien accordé au journal britannique The Economist en juin 2022, le Premier ministre nationaliste alors en poste, Naftali Bennett (2021-2022), explique cette nouvelle stratégie : «Nous mettons en œuvre la doctrine de la pieuvre. […] Nous ne jouons plus avec les tentacules, avec les alliés de l’Iran [dans la région] : nous avons créé une nouvelle équation en visant directement la tête.» Dans un contexte d’enlisement des négociations sur le nucléaire iranien, dont l’accord avait volé en éclats lors du retrait des Etats-Unis décidé par Donald Trump en 2018, Israël pousse à l’escalade.
En 2022, les assassinats s’enchaînent : le 22 mai, deux hommes à moto tuent Hassan Sayyad Khodaï, membre éminent de la force Al-Qods, unité chargée des opérations extérieures au sein des Gardiens de la révolution, devant sa maison de la capitale iranienne ; le 26 mai, l’ingénieur Ehsan Ghadbeigi est tué «lors d’un accident dans l’une des unités de recherche du ministère de la Défense dans la zone de Parchin», au sud-est de Téhéran, selon un communiqué officiel iranien ; l’ingénieur Ayoub Entezari et le géologue Kamran Aghamolaei meurent empoisonnés, respectivement le 31 mai et le 2 juin. Le 29 janvier 2023, une attaque de drones israéliens vise un complexe militaire d’Ispahan, la première depuis le retour au pouvoir de Nétanyahou.
Depuis le 7 octobre 2023 : l’escalade
Les attaques terroristes perpétrées sur le territoire israélien le 7 octobre 2023 par le Hamas radicalisent le conflit. Le 25 décembre, le général coordinateur entre l’Iran et le Hezbollah, Razi Moussavi, est tué par Israël pour déstabiliser les liaisons militaires et financières entre le pays chiite et ses «proxies». Le 15 janvier, les Gardiens de la révolution ripostent en tirant des missiles balistiques contre des cibles au Kurdistan irakien, affirmant viser un «quartier général» du Mossad et faisant au moins quatre morts près du consulat américain. Le 1er avril, Israël bombarde le consulat iranien à Damas, tuant 14 personnes, dont le commandant de la force Al-Qods pour le Liban et la Syrie, Mohammad Reza Zahedi. Dans la nuit du 13 au 14 avril, l’Iran riposte avec l’opération «Promesse honnête» : environ 330 missiles sont tirés depuis l’Iran, mais aussi par les Houthis du Yémen, vers le territoire israélien, sans causer de dommages majeurs. Le 19 avril, Israël répond par une frappe aérienne limitée contre les infrastructures nucléaires iraniennes dans la province d’Ispahan. Le 31 juillet marquait jusqu’à ce samedi 26 octobre la dernière attaque israélienne sur le sol iranien en date : le dirigeant du Hamas, Ismaël Haniyeh, est tué par un bombardement dans sa résidence de Téhéran, où il s’était rendu pour assister à la cérémonie d’investiture du président Massoud Pezechkian.