Promenade dans les villes de référence de l’ancien «sherpa» de Mitterrand devenu conseiller mondialisé et anticipateur de tendances planétaires.
Que deviennent les personnages publics qu’on regardait de loin il y a un bail, en petit jeune intéressé et distant, impressionné et ricaneur ? Que devient Jacques Attali, 80 ans, major de Polytechnique et énarque de la promotion Robespierre, conseiller très spécial de Mitterrand et découvreur de Laurent Fabius, Ségolène Royal ou Emmanuel Macron ? A quoi ressemble aujourd’hui la vie de l’intellectuel affairé et du banquier penseur qui continue à vendre cher ses talents de prévisionniste aux grandes entreprises comme aux gouvernements de par le monde ? Que pense de l’avenir qui se dérobe ce polygraphe fort de 89 publications, entre romans dystopiques et mémoires parfois contestées, biographies de Gandhi, Diderot ou Marx et essais à large spectre ? Sa dernière livraison, musclée par les apports de documentalistes à qui il rend hommage tel un peintre de la Renaissance à ses collaborateurs, n’est rien moins qu’une recension des villes à travers le temps, entre atlas historique et mémorandum géographique, dictionnaire monumental et anticipations sans catastrophisme. Attali est un urbain d’une parfaite urbanité, qui salue à l’indienne, mains jointes, car ce jour-là il toussote et se tient prudemment à l’écart. C’est aussi un cosmopolite qui aime arpenter le macadam fumant plutôt que les chemins boueux des campagnes odorantes. Ce qui nous autorise à le promener dans les cités qui l’ont constitué.
Alger
Attali est né à Alger. Il se souvient que «cela ressemblait à la fois à Nice et à l’Afrique du Sud». La séparation y est nette entre les communautés. Son père réussit bien dans la parfumerie. Juif séfarade, il est l’un des rares à défendre l’indépendance de ce département français. Dès 1956, il rapatrie les siens en métropole. Il craint que les collégiens, Jacques et son jumeau Bernard, qui deviendra PDG d’Air France, puissent rejoindre l’OAS. Approbation de son fils qui a vu des copains vriller : «Toute personne placée dans des situations particulières peut devenir un monstre.» Attali est retourné «deux, trois fois à Alger». Il n’y a rien retrouvé, rien reconnu : «C’était un décor habité par de nouveaux figurants.»
Paris
L’adolescent débarque un été à Paris, dans le XVIe arrondissement. A cette cité alors inconnue, il voue toujours une passion absolue. Il en aime «les quais de Seine, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle», attiré déjà par la centralité des choses. Il a prévu de se faire enterrer dans un cimetière de la capitale, dont il tait le nom. Dans les années 80, à l’Elysée, Attali règne sur l’antichambre de Mitterrand. Chaque visiteur passe par son ambassade. Ses anciens condisciples ne le portent pas forcément dans leur cœur. Un ancien ministre critique sa façon de «jouer perso» et son manque de fidélité finale au vieux président. Un ex-député raconte l’entrisme du bonhomme, «du genre à revenir par la fenêtre quand on lui fermait la porte». Un chef d’entreprise cible le confort de ceux qui demeurent en lisière ou en surplomb : «Il est facile d’être le conseiller du prince. Il est plus compliqué de mettre les mains dans le cambouis.» Attali, lui, revendique sa façon de faire. Il n’a jamais voulu être élu, préférant diriger ce qu’il avait créé : institutions, ONG, commissions…
Neuilly
Depuis quarante ans, celui qui chérit Paris réside à Neuilly, face à la mairie où trônait Sarkozy. L’habitation est une jolie maison, avec petit jardin. Au troisième étage, l’ascenseur intérieur donne sur un splendide bureau, tenu dans la pénombre, où cet insomniaque écrit avant l’aube. La une du J’accuse de Zola, publiée par l’Aurore jumelle avec les pages de l’Encyclopédie de Diderot montées sur tourniquet. Puisque la politique fut son métier, on se risque à le caractériser en social-libéral. Erreur, malheur ! Il rectifie, à mi-voix : «Je suis pour des services publics forts. La défaisance de l’Etat est un problème.» Il se préfère «social-démocrate» et se prétend plus proche de «François», comprenez Hollande, que d’une gauche radicale qui l’a longtemps allégrement détesté avant de ne plus trop s’en soucier. Lui s’évite les algarades et joue les sages au-dessus de la mêlée, postant ses méditations sur Instagram, où il peut apparaître sombre hibou hirsute en veste d’intérieur ou chouette sagace en peignoir incongru. Il fut aussi de ceux qui ont mis le pied à l’étrier à Macron avant de s’en éloigner. Il précise : «Emmanuel est brillantissime. Nous avons toujours de bons rapports. Toujours, je lui fais part de mes désaccords avant de les exprimer publiquement.»
Londres
Dans les années 90, Attali veut élargir le spectre de ses activités. Il était le «sherpa» de Mitterrand et organisait les sommets internationaux. Voilà qu’il lance la Berd (Banque européenne pour la reconstruction et le développement), institution financière chargée d’arrimer à l’Ouest l’Est qui en finit avec le soviétisme. Il en installe le siège à Londres où il est reçu comme un chien dans un jeu de quilles par l’establishment anglo-saxon qu’il brûlait d’intégrer. Polémiques, délations, etc. Il continue à honnir la capitale anglaise, tant la mémoire des rebuffades sociales peut durer longtemps. Et comme l’orgueil ne lui manque pas, il résume ainsi sa mise au ban : «A Londres, une seule personne m’a invité à déjeuner : la reine.»
Jérusalem et Bénarès
Un élément nous avait échappé : Attali est pétri de spiritualité. Il avoue sa «fascination pour les cultures religieuses». Il navigue sans difficultés de son judaïsme d’origine à l’hindouisme, sans oublier des excursions plus mystiques et des escales plus prosaïques, proches du développement personnel. Evidemment, il vénère Jérusalem même s’il déplore que celle-ci soit «meurtrie» et abandonnée «entre les mains des fanatiques de tous les camps». Et bien sûr, il trouve Tel-Aviv «trop moderne». Souvent, il visite aussi Varanasi, dont il doit exhumer le nom ancien, Bénarès, pour qu’on réussisse à la situer au bord du Gange.
Lagos
Attali a deux enfants. Sa fille Bethsabée est commissaire d’exposition et a réussi à l’intéresser à l’art contemporain. Il s’était arrêté à Rotkho, voici qu’il voisine avec Annette Messager. Il faut dire qu’Attali est surtout un musicien passionné. Chef d’orchestre à ses heures, il se décrit laborieux et besogneux en la matière sans qu’on le croie tout à fait. Son fils Jérémie est paysagiste. Ce qui n’a pas fait de son père un botaniste ou un herboriste. Mais la préoccupation écologique infuse les prédictions de cet oracle qui n’a rien d’un Cassandre. Dialecticien, Attali pense à la fois les flux démographiques africains qui engendrent la paroxystique Lagos et les reflux occidentaux qui veulent verdir les métropoles et partir télétravailler à la campagne.
Florence
Deux objets racontent Attali. Les sabliers qu’il collectionne témoignent de la vanité qu’il y a à vouloir compresser le temps, quand la dernière semaine il est passé de Tokyo à Marrakech, via Riyad. Dans le living, il y a une mappemonde de foire qui servait aux bohémiennes à dire la bonne aventure quand lui la conte aux puissants d’un monde fini et faillible. Sinon à la tentation de Venise, il préfère celle de Florence et des collines toscanes.
1er novembre 1943 Naissance à Alger.
1965 Major de l’X
1981-1990 Conseiller spécial de Mitterrand
Octobre 2024 Histoires et avenirs des villes (Flammarion)