En 2015, comme d’autres petites mains dont le procès s’ouvre le 30 septembre à Paris, le jeune lepéniste était payé par l’Europe mais employé par le RN. Pour camoufler cet emploi fictif, l’actuel président du parti a aidé à produire de fausses preuves de travail, révèle un livre à paraître.
Agenda bidon, revue de presse antidatée et paraphée de sa main… De fausses preuves de travail ont été fabriquées par l’ex-FN pour berner la justice et justifier l’emploi que Jordan Bardella a occupé à l’époque où il était l’assistant parlementaire d’un député européen frontiste, en 2015. Le 30 septembre s’ouvre devant le tribunal correctionnel de Paris le procès de l’ex-Front national, devenu Rassemblement national, dans lequel le parti d’extrême droite et 27 de ses membres ou ex-membres, dont Marine Le Pen, seront jugés pour avoir participé à un vaste système supposé de détournement de fonds publics. Ces cadres ou ex-cadres du mouvement lepéniste risquent jusqu’à dix ans d’emprisonnement et une amende pouvant aller jusqu’à 1 million d’euros, assortis d’une peine d’inéligibilité de cinq ans, qui pourrait être décisive pour l’avenir politique de Marine Le Pen. Onze eurodéputés ou anciens eurodéputés RN sont concernés, et treize de leurs assistants. Jordan Bardella, actuel président du parti, aurait pu lui aussi faire partie de la longue liste des personnes renvoyées. Mais l’absent, de taille, n’a jamais été entendu dans ce dossier. Il n’a été convoqué ni par la police ni par les juges.
Pourtant, il y aurait eu de quoi. D’abord, parce que son nom figure comme celui d’autres assistants sur un organigramme du FN, publié en février 2015, qui a motivé le Parlement européen à saisir la justice française. On y trouve le nom de collaborateurs censés occuper à l’époque des fonctions auprès d’élus européens, ce qui laisse supposer qu’ils étaient alors affectés à d’autres tâches au sein du parti. Bardella y apparaît comme «chargé de mission» auprès du vice-président du FN de l’époque, Florian Philippot. En même temps, il est censé être l’assistant parlementaire local de l’eurodéputé Jean-François Jalkh, une fonction qu’il n’a semble-t-il jamais exercée, mais pour laquelle il a perçu un salaire de 1 200 euros net mensuels.
Par chance pour lui, les enquêteurs de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales de la police (OCLCIFF), saisi par le parquet français en 2015, ne se sont pas attardés sur son cas. Pour ne pas alourdir un dossier déjà conséquent, ils ont focalisé leur enquête sur des députés européens et des collaborateurs à qui il est reproché d’avoir détourné de plus grosses sommes d’argent public, sur de plus longues périodes. Jordan Bardella n’a été assistant parlementaire que quatre mois et demi, pour un coût de 10 444 euros.
Selon l’accusation, le parti lepéniste se serait servi de l’Europe pour se refaire une santé financière au cours – notamment – du mandat européen de 2014 à 2019, détournant les fonds qui lui étaient alloués pour rémunérer ses collaborateurs, faire avancer sa cause et l’ascension de Marine Le Pen. Des faits que les mis en cause contestent. En 2014, quand il fait atterrir 24 députés à Bruxelles, contre trois à la mandature précédente, «les perspectives de transfert de charges par la rémunération de certains de ses collaborateurs par le Parlement européen, en lieu et place du FN, apparaissent de plus en plus tentantes», écrit le parquet dans son réquisitoire, en 2023. Endetté à près de 9,1 millions d’euros, le parti dirigé par Marine Le Pen développe à échelle industrielle un moyen de soulager ses finances en berne : les «assistants» au Parlement européen vont travailler pour le mouvement tout en étant rémunérés par l’Europe. Dans cette machine bien huilée, ils enchaînent les contrats, souvent en CDD, parfois avec des députés différents, à mesure qu’une partie de leur enveloppe dédiée à employer des assistants, d’un montant de 21 209 euros mensuels, est disponible. En fait, beaucoup de ces assistants n’ont aucun lien professionnel avec «leur» eurodéputé. Il arrive même qu’ils ne se soient jamais rencontrés.
Deux fois et demie le smic
Tout démarre pour Jordan Bardella le 16 février 2015, quand il est recruté, à presque 20 ans, comme assistant parlementaire local de Jean-François Jalkh, membre du FN depuis 1974. «A l’époque, il faut trouver un salaire» à ce jeune militant méritant, résume une ancienne députée européenne très au fait de l’affaire. Le coup de pouce est plus que charitable : la rémunération du mi-temps de Bardella correspond à plus de deux fois et demie le smic de l’époque. D’autant qu’il ne va jamais «réellement exercer ses fonctions», expliquera en mars 2017 devant l’OCLCIFF un ancien eurodéputé désormais brouillé avec le RN, Aymeric Chauprade. Selon cet homme, Bardella est alors «une personne s’occupant de la communication de Florian Philippot. Il n’est pas dans l’environnement de Jean-François Jalkh et n’est pas sur des activités parlementaires». Ce que conteste aujourd’hui le premier : «Bardella, on l’a peut-être sollicité ponctuellement. Mais il n’a jamais géré ma com, il faisait ça sans qu’on lui demande rien. C’était un militant qui faisait du zèle.»
Philippot a pourtant joué un rôle dans le recrutement de Bardella : de façon étonnante, ce dernier n’échange pas directement avec Jean-François Jalkh au moment de son embauche. Un autre assistant parlementaire, aujourd’hui trésorier du RN, Kévin Pfeffer, proche de Philippot, s’en charge. Dans un mail daté du 4 février 2015, jamais dévoilé, Pfeffer écrit à Jalkh pour lui donner les conditions auxquelles Bardella doit être recruté : «Je t’écris suite à la discussion que tu as eue avec Florian concernant un contrat d’assistant stagiaire au Parlement européen. Jordan Bardella étant étudiant, un emploi à mi-temps serait préférable. J’ai donc trouvé la solution suivante, en accord avec Florian : contrat d’assistant local, à mi-temps, en CDD, du 15 février 2015 au 30 juin 2015, pour une rémunération de 1 200 euros net, soit un coût total sur ton enveloppe d’assistance parlementaire d’environ 2 300 euros par mois pendant 4,5 mois. Si le solde de ton enveloppe le permet, et avec ton accord, je me propose de rédiger le contrat, comme j’ai l’habitude de le faire.»
Mais les choses vont se corser très vite pour le parti d’extrême droite. Le président du Parlement européen d’alors, Martin Schulz, saisit l’Office européen de lutte anti-fraude et notifie la justice française, provoquant l’ouverture d’une enquête par le parquet. A l’été 2015, les salaires de plusieurs assistants FN commencent à être gelés par le Parlement, dont l’administration mène elle aussi son enquête. La direction de la formation frontiste s’agite : il faut contrer la méchante institution qui «persécute» le parti. Les élus et leurs assistants vont tous ou presque faire front contre le Parlement. Un certain Ghislain Dubois, avocat belge, bientôt assistant parlementaire de Jean-François Jalkh lui aussi, devient la cheville ouvrière de la riposte frontiste. «Notre défense doit être collective, telle que mise en place et coordonnée juridiquement par Ghislain Dubois», indique à tous le chef de cabinet de Marine Le Pen d’alors, Nicolas Lesage.
«On est emmerdés, il n’a rien fait quand il était assistant »
Dubois est chargé de centraliser les documents censés prouver le travail des assistants dans le viseur de l’administration européenne. L’avocat belge prend son rôle très à cœur : il fait constituer des dossiers, cherche des éléments de défense pour prouver le harcèlement dont le mouvement se dit victime. Mais en 2018, se produit cet incident : l’un de ses protégés, Paul, un stagiaire travaillant lui aussi pour Jean-François Jalkh, s’épanche dans une discussion Messenger avec d’anciens membres du FN. Il y balance une petite bombe, affirmant avoir «créé des faux dossiers pour des assistants qui n’ont jamais travaillé pour le Parlement européen». Ghislain Dubois l’a chargé, pendant son stage, du «montage du dossier de Jordan Bardella».
Quelques mois plus tôt, les élus ont en effet découvert un document versé au dossier des assistants fictifs par l’avocat du Parlement européen, partie civile dans cette affaire. Y sont répertoriés les assistants ayant eu «des activités incompatibles avec leur contrat d’assistance parlementaire». A la ligne de Jean-François Jalkh apparaît le nom de Jordan Bardella, un jeune qui monte. Conseiller régional d’Ile-de-France depuis 2015, il a participé à la campagne de Marine Le Pen en 2017, il est depuis peu porte-parole du parti, il sera bientôt membre de son bureau national, avant de carrément diriger la liste RN aux européennes de 2019. Il faut le protéger. Jean-François Jalkh n’est pas serein. «Il m’a dit : “Jordan Bardella, on est emmerdés avec lui, car il n’a rien fait quand il était assistant”», assure un ancien collègue. Ses équipes vont donc préparer un dossier de preuves factices, antidaté de la période où Jordan Bardella était employé comme assistant. Des documents factices, pour un emploi fictif.
Le 20 décembre 2017, dans un mail intitulé «petit travail de mercredi et jeudi» et passé sous les radars de la justice, Ghislain Dubois écrit donc à Paul : «Coucou ! Jean-François me demande de te charger de cette mission suivante, si tu veux bien. Le but est important : montage du dossier de Jordan Bardella.» L’avocat charge le stagiaire de se rendre sur le site Global Factiva pour fabriquer une revue de presse régionale couvrant la période de contrat du futur président du RN, de février à juin 2015. «Ils doivent porter sur la politique locale, l’activité économique locale et la vie associative», impose Ghislain Dubois. Factiva est une application web proposant des revues de presse en ligne, à laquelle ont accès les eurodéputés et leurs assistants accrédités. En quelques clics, elle permet de produire une revue de presse affinée par langue, périodes, sources, secteurs et sujets, issue de journaux traitant de n’importe quelle région du monde. Problème : en bas de chaque document, le site indique la date de la recherche et une signature numérique. Quelqu’un va se charger de couvrir de blanco ces éléments incriminants.
Une revue de presse va donc être fournie, qui mélange bien plusieurs articles parlant de la région Est. La chose est importante : lors du mandat 2014‑2019, les députés européens étaient élus dans des circonscriptions territoriales, et Jean-François Jalkh, dans l’Est. Il fallait donc que son assistant le renseigne sur les événements dans sa région. Même a posteriori ? Dans ce faux dossier de preuves de travail, les documents sont classés par thèmes et dates, comme Ghislain Dubois l’a demandé. Au-dessus, Jordan Bardella a écrit à la main les mots «politique locale», «divers», «société»… Pour se défendre face au Parlement, l’équipe de Jean-François Jalkh a donc utilisé un logiciel… fourni par le Parlement.
«Je n’ai rien d’autre à dire»
A ce dossier s’ajoute un agenda 2015 blanc et bleu, lui non plus jamais révélé, intitulé «avions d’exception» (avec des photos d’avions de chasse), sur lequel Jordan Bardella a gribouillé de façon sommaire quelques événements liés au mandat de Jalkh, des dates de réunions plénières, des déplacements à Bruxelles, pour faire croire qu’il suivait son agenda ou l’accompagnait à plusieurs moments. Rien d’autre. Sollicité par Libération, le président du Rassemblement national a nié ces faits et promis de déposer plainte en diffamation s’ils étaient révélés. Ghislain Dubois n’a pas répondu. Interrogé par Libé pour savoir s’il souhaitait confirmer avoir participé à la création de faux dossiers de preuve pour couvrir des assistants parlementaires, Paul a seulement répondu : «Je ne pense pas. Je n’ai rien d’autre à dire. J’ai fait mon travail de stagiaire.» Jean-François Jalkh, lui, ne nous a pas répondu.
Il a bien dû parler, en revanche, devant les juges, le 6 juillet 2021. Ce jour-là, le député européen leur a expliqué avoir embauché Jordan Bardella à l’époque pour «faire deux choses. S’initier au fonctionnement du Parlement européen, et une revue de presse sur la région Grand Est». Lors de cette audition, dont une partie a été révélée par Challenges, il ajoute : «J’ai tous les justificatifs du travail effectué par celui-ci, notamment ses revues de presse papier.» «Comment sait-on que c’est Jordan Bardella qui les a établies ?» demandent les juges. Réponse : «Elles sont paraphées de sa main.»
Dans un communiqué publié lundi, quelques heures après la publication de ces informations, Jordan Bardella a accusé Libération de «grossière tentative de déstabilisation, à quelques jours de l’ouverture du procès des assistants parlementaires visant le Rassemblement National». Il y affirme avoir travaillé en 2015 comme assistant parlementaire local de Jean-François Jalkh, «sans aucune infraction, ni irrégularité, tant au regard du règlement du Parlement européen que de la loi française».
Un livre pour décrypter la «Machine à gagner» du RN
Journaliste à «Libération», Tristan Berteloot participe à la couverture de l’extrême droite au sein d’une cellule spécialisée de quatre journalistes, qui produit notamment la newsletter hebdomadaire Frontal. L’enquête que nous publions ce lundi 9 septembre est tirée de «la Machine à gagner», le livre qu’il publie aux éditions du Seuil. Son ouvrage éclaire différents aspects, les moins reluisants compris, de la stratégie lepéniste de conquête du pouvoir. Cette «machine» a longtemps carburé au détournement de fonds public : le RN, démontre le livre, l’a pratiqué à échelle industrielle au détriment de l’Etat et de l’Union européenne, pour financer le train de vie excessif de son appareil. Edifiantes sont aussi les pages consacrées à la «conquête médiatique» du parti, qui documentent les entraves posées au travail de certains médias, et les pressions exercées sur d’autres pour obtenir un traitement favorable. Non sans résultat, avec par exemple la quasi-disparition au «Figaro» de l’expression «extrême droite» pour qualifier le RN. En coulisses, pendant ce temps, un cercle de conseillers occultes, issus de la haute administration ou du monde de l’entreprise, travaille à la «montée en gamme» du parti : ils forment, décrit notre collègue, «un ensemble bourgeois qui se reconnaît dans une vision xénophobe du monde, le fantasme d’une guerre civilisationnelle à venir et la volonté de préserver ses intérêts». Un tableau dont ressort moins une pseudo «lepénisation» de la France, que la fascination croissante exercée par le RN sur les «élites» conservatrices. «La Machine à gagner» de Tristan Berteloot, à paraître le 13 septembre aux éditions du Seuil. 240 pp., 19,50 €.