Vincent Lemire, chercheur et enseignant, spécialiste de l’histoire de Jérusalem, tente d’apporter de la clarté au brûlant débat du Proche-Orient.
Ne pas trop se fier aux apparences. Vincent Lemire est physiquement mal en point dans son petit appartement sous les toits de Paris, touché par une pneumonie qui n’en finit pas et une vilaine hernie discale. Ce professeur d’histoire à l’université Gustave-Eiffel de Marne-la-Vallée et ancien directeur du centre de recherche français de Jérusalem ferait presque peine à voir si son nom ne trustait pas le Top des ventes de livres ces derniers mois. Le spécialiste de la Ville sainte fait coup double : sa BD, Histoire de Jérusalem, dessinée par Christophe Gaultier, a dépassé les 250 000 ventes, et son petit livre, Anatomie d’un conflit, coécrit avec Thomas Snégaroff, historien et présentateur de C Politique sur France 5, a déjà franchi le cap des 15 000 exemplaires. Une forme olympique.
«On ne dirait pas comme ça mais mon corps encaisse, je somatise», croit savoir l’universitaire, à peine plus de la cinquantaine, qui voit dans ce succès d’édition «une vraie soif de comprendre de la part du public». Sur les plateaux TV, l’historien au look passe-partout, gilet à capuche bleu marine, stylo quatre couleurs à la main, s’est fait une place au milieu des experts du Proche-Orient. Jamais professoral, la simplicité de son propos tranche avec la complexité du sujet. Son «extériorité» avec l’objet brûlant est sa force. «Ma distance au conflit, ça fait vingt-cinq ans que je la travaille.» Plus encore qu’avant le 7 Octobre, les rédactions le sollicitent intensément pour analyser les racines ethniques, religieuses, de cette guerre, tenter d’offrir un peu de recul historique, des clés de compréhension aux auditeurs et internautes, noyés dans ce maelström d’images insoutenables.
La veille de notre rencontre, l’armée israélienne venait de bombarder un camp de déplacés à Rafah, faisant au moins 45 morts, selon le ministère de la Santé de la bande de Gaza. «Le plan du Hamas se déroule comme prévu, déroule-t-il, devant un café, France Inter en fond sonore. Il mène une guerre révolutionnaire, il n’a aucun problème avec les pertes de vies humaines. Israël est tombé dans le piège et perd maintenant la guerre du récit. Or pour Israël, plus que pour tout autre pays dans le monde, c’est un risque existentiel d’abîmer sa légitimité internationale. Poutine peut commettre les pires exactions en Ukraine, personne ne viendra contester le droit à un Russe d’être russe à Moscou.»
C’est un peu par sérendipité que Vincent Lemire est devenu cet éminent spécialiste du berceau des trois monothéismes et, par extension, du conflit israélo-palestinien. Rien ne prédestine ce Parisien pur jus, fils d’un prof de français et d’une mère comédienne puis réalisatrice à la radio, à une carrière académique : le lycéen moyen et dissipé se découvre bosseur sur le tard. Dans une fratrie de quatre, dont une sœur décédée il y a cinq ans, il est le seul à dépasser le bac. Il obtient l’ENS du second coup, s’inscrit en histoire à Paris-I, en maîtrise à Lille-III, travaille sur les archives du ghetto de Venise, son premier émoi de chercheur. Il décroche l’agrégation après un premier échec («j’ai tout raté au moins une fois») et s’envole pour Jérusalem à la fin des années 90, après la signature des accords d’Oslo. Un peu par hasard. «J’y étais allé deux fois en touriste. Je ne parlais pas un mot d’hébreu ni d’arabe. Je les parle d’ailleurs toujours très mal.»
Son directeur de thèse l’invite à fouiller dans les archives de la municipalité. «Là-bas, on m’indique un sous-sol. Des cartons remplis de documents sur les périodes ottomane et mandataire, des archives que personne n’a jamais consultées. Soudain, je vois plein d’angles morts, je fais face à une terra incognita. En sortant du bâtiment, je me dis : «Ok c’est bon, j’ai trouvé mon truc.»» Il dirigera le Centre de recherche français à Jérusalem pendant quatre ans, jusqu’en août 2023, et conduit toujours le projet de recherche européen Open Jerusalem, dont l’objectif est de «décloisonner» les sources et les archives sur la capitale israélienne.
Vincent Lemire ne jure que par le terrain. Il n’est pas un théoricien, ni un «grand lecteur» malgré une bibliothèque personnelle bien pourvue. «Je me vois plutôt comme un bricoleur, un peu démerde.» Il hésite, doute, change régulièrement d’avis. «Beaucoup de mes collègues sont bien plus érudits.» Il pense surtout au professeur au Collège de France Patrick Boucheron, rencontré lors de ses études, «un maître.» Le dessin est sa passion de toujours, «génération Gotlib à mort, Hugo Pratt, Blueberry». Il n’a pas mille autres occupations cachées. «Le truc qui me fait un bien fou, c’est de jardiner dans ma maison près de Fécamp. Pas très punk.»
Quand il ne vit pas dans sa cahute à poutres parisienne, installée sur deux mini-étages, un temps mutualisée avec un autre appartement pour accueillir ses quatre enfants issus d’un mariage puis d’une seconde rencontre. «On a fait le «sépartement» de Romane Bohringer et Philippe Rebbot avant eux.» Mais contrairement au couple de comédiens qui expose dans le film l’Amour flou sa séparation puis son emménagement dans deux appartements reliés par les chambres des enfants, les pièces communicantes chez les Lemire sont celles des adultes. «Mon psy m’a dit que mes enfants n’avaient pas envie que la séparation passe par eux et que c’était à nous, parents, de mettre une cloison. J’ai trouvé ça hyperintelligent.» Le concept dure quelques années comme ça.
Il y a un an (ressenti un siècle), il était à Gaza pour donner une conférence. «Nulle part ailleurs, je n’ai senti une intensité d’écoute comme là-bas. Tu donnes un colloque d’une heure, trois heures après tu es encore à discuter dans les couloirs. Ce sont des étudiants comme des personnes d’une soixantaine d’années. Certains n’ont jamais quitté Gaza. C’est comme s’ils ne voulaient pas que tu repartes. En sortant de Gaza, j’avais l’impression d’avoir donné un cours en prison.» Il n’y a pas remis les pieds depuis, ni en Israël où il a des amis «dans les deux camps».
Le 7 octobre au matin, il était dans sa maison de campagne quand son téléphone s’est mis à crépiter. D’abord, la sidération, le trauma, «comme après Charlie». Très vite, le besoin de décrypter, d’apporter des réponses. Comme un devoir. Tout en veillant à ne jamais se «faire cornériser, coller une étiquette». Ce «social-démocrate», qui ne rechigne pas à confesser son futur vote Glucksmann le 9 juin, après avoir glissé un bulletin Mélenchon puis Macron en 2022, deux fois Macron cinq ans plus tôt, se dit «très admiratif du positionnement d’un Elie Barnavi, d’un courage admirable».
Depuis janvier, la «nullité» du débat public le fait «un peu chier». «Les manifs devant Sciences Po, les mains rouges… Je ne dis pas que ce n’est pas un sujet, mais ce n’est pas ça, au fond, le sujet.» Il regrette «que la discussion bascule immédiatement dans la petite popol», le jeu de «postures» entre ceux qui n’ont pas réussi à prononcer le mot «terroriste» au lendemain du «7» et les «pro-israéliens complètement bornés». Paradoxalement, il voit dans ce brouhaha inflammable et irréconciliable «un espace» pour essayer de dire des «choses utiles».
21 juin 1973 Naissance à Paris
1998 Agrégation d’histoire
2022 Histoire de Jérusalem (Les Arènes)
Jusqu’en 2023 Dirige le Centre de recherche français à Jérusalem
4 avril 2024 Israël /Palestine. Anatomie d’un conflit (Les Arènes)
par Simon Blin