A 65 ans, le fondateur d’Egalité & Réconciliation, qui a fui à l’étranger la justice française, n’en reste pas moins très actif en ligne et compte de nouveaux relais. Enquête sur la résurgence d’un dinosaure de la fachosphère.
Ici, une conférence qui donne la parole au président d’un mouvement d’extrême droite dissous. Là, une lettre antisémite qui verse dans les théories du complot. Partout, un réseau de soutiens qui reste au service d’Alain Soral ou relaie largement la parole de cet antisémite multirécidiviste. A 65 ans, l’homme, véritable dinosaure de la fachosphère, a fui la France pour échapper à la justice. Même depuis son exil suisse, il conserve une partie de son ancienne aura, restaurée après quelques années de passage à vide.
Son association politique, Egalité & Réconciliation (E&R), compte toujours une quinzaine de sections, un peu partout sur le territoire. Actives, elles ont organisé une vingtaine de conférences sur les six derniers mois. Parmi les deux dernières, samedi 25 et dimanche 26 mai, l’une avait lieu «dans le sud des Vosges» (il fallait montrer patte blanche pour connaître le lieu exact) sur le thème «forces de l’ordre : protéger et servir l’empire» – ce dernier terme désignant le pouvoir occulte «américano-sioniste» fantasmé par Soral. La police, bouclier du «système» ? Oui, mais «il y a sûrement, dans les corps constitués, des résistants», veut croire la section lorraine d’E&R. Le conférencier, l’ancien militaire François Dubois, est vice-président de Profession gendarme, un site d’extrême droite. Celui-ci héberge notamment une chronique de l’ex-général Dominique Delawarde, qui aime à disserter sur les Etats «sionisés» et a cautionné, en tant qu’«observateur international», la dernière réélection de Vladimir Poutine à la tête de la Russie.
Fâché avec trop de monde
L’orateur est presque sage au regard d’autres qui sont intervenus, ces derniers mois, dans les conférences organisées par E&R. Parmi eux, les intégristes du mouvement Civitas (dissous en octobre 2023 par les autorités), le néofasciste Yvan Benedetti, le patron du journal antisémite Rivarol, Jérôme Bourbon, le «pape» du complotisme français Thierry Meyssan ou encore son pendant négationniste Vincent Reynouard. L’une de ces conférences, programmée en mars à Metz et accueillant l’ancien président de Civitas, a été interdite par le préfet de Moselle, qui invoquait son «organisation quasi clandestine» et les «risques de troubles à l’ordre public». Les organisateurs, prévoyants, avaient réservé une seconde salle, ce qui leur a permis de tenir l’événement. La plupart de ces réunions ne sont toutefois pas inquiétées.
Celui dont se réclament ces militants est moins en vue qu’il y a une dizaine d’années, au temps de son association avec l’humoriste antisémite Dieudonné et de la guerre judiciaire que leur menait Manuel Valls alors ministre de l’Intérieur. Trop daté, peut-être. Trop fâché avec trop de monde – il a rompu avec Dieudonné, frappé l’influenceur d’extrême droite Daniel Conversano, harcelé une jeune femme noire. Trop concurrencé, alors qu’une nouvelle génération a émergé et maîtrise mieux les nouveaux codes du milieu. Peut-être aussi son discours antisémite fait-il moins recette que l’islamophobie des groupes identitaires qui tiennent désormais le haut du pavé. Ces derniers ne goûtent guère la pseudo-«réconciliation avec les populations immigrées patriotes» prônée par Soral.
En 2020, celui-ci semble fini. La pandémie de Covid va le relancer. Dans un contexte propice aux théories du complot, il propose un coupable de toujours : les Juifs. Le site d’Egalité & Réconciliation voit son audience dépasser les trois millions de visites par mois (contre environ 1,2 million actuellement). Puis, en 2022, c’est la guerre en Ukraine. Admirateur de longue date de Vladimir Poutine, Soral prend fait et cause pour la Russie. Pas gêné, lui qui s’est régulièrement déclaré «national-socialiste», il relaye le récit russe d’une «dénazification de l’Ukraine». Enfin, le conflit dans la bande de Gaza lui permet de surfer sur la recrudescence de l’hostilité à Israël et de l’antisémitisme.
Une performance pour un homme qui ne vit même plus en France. Depuis bientôt cinq ans, Alain Soral s’est établi à Lausanne. «En 2019, je me suis installé en Suisse car je recevais des menaces de mort après mes vidéos sur le couillonavirus [sic]», exposait-il le 16 mars au micro de la chaîne YouTube complotiste et d’extrême droite Géopolitique profonde. L’ancien chroniqueur à la mode joue le rebelle forcé à l’exil pour continuer à dénoncer l’ordre établi. Il n’hésite pas à se comparer à l’opposant russe Alexeï Navalny, bien que son refuge lausannois ne soit guère comparable à la colonie pénitentiaire sibérienne où celui-ci a trouvé la mort le 16 février.
Machine à propagande
Comme souvent avec lui, la réalité est moins glamour. Ce que Soral n’explique pas, c’est que son départ n’a pas grand-chose à voir avec un Covid qui, fin 2019, ne faisait pas encore la une des journaux. Contrairement à sa condamnation, en septembre de la même année, à deux ans de prison dont dix-huit mois ferme par le tribunal de Paris pour «provocation à la haine raciale». La peine s’ajoutait à une autre, prononcée en avril : un an ferme pour «négation de crimes contre l’humanité», en l’occurrence de la Shoah. L’exil devait surtout sauver Soral de l’incarcération en France.
Las, le «résistant» a également été rattrapé par la justice helvétique. La faute à une vidéo publiée en 2021 sur le site internet d’Egalité & Réconciliation où il proférait des insultes homophobes contre la journaliste suisse Cathy Macherel. En avril 2022, il a été condamné en première instance à trois mois de prison ferme et une amende. D’appel en contre-appel, l’affaire a fini par atterrir devant la plus haute instance suisse, le tribunal fédéral, le 18 avril, qui a confirmé sa condamnation mais en réduisant la peine à quarante jours d’incarcération pour des raisons de procédure. A ce stade, selon nos informations, la peine n’a pas été exécutée. Il reste par ailleurs toujours possible que lui soit accordé un régime de semi-liberté ou un bracelet électronique.
Ce «harcèlement judiciaire», comme il le qualifie, Soral en a fait une sorte de gage de qualité auprès de sa base. S’en attacher la faveur est d’autant plus important que ses activités génèrent de confortables revenus, a révélé le site Streetpress, qui a eu accès aux comptes des différentes entreprises et associations sous son contrôle et qui écoulent vidéos, livres et produits dérivés. Par exemple, 15 000 à 20 000 euros par mois en 2018 pour les abonnements et dons perçus via son seul site internet, Egalité & Réconciliation. Ou encore plus de 100 000 euros de chiffre d’affaires mensuel, sur la même période, pour sa maison d’édition. Ces structures reversent in fine l’essentiel de leur revenu à Soral et ses proches. Six ans plus tard, les données publiques montrent que le chiffre d’affaires dégagé grâce à sa plateforme a un peu augmenté, dépassant désormais les 22 000 euros par mois. Quant aux autres structures, aucune ne se plie à l’obligation légale de publication des comptes.
Si Soral est retombé sur ses pattes, c’est aussi parce que sa machine à propagande se porte bien. L’antisémite est revenu sur les principaux réseaux sociaux, après la suppression il y a quatre ans de ses chaînes YouTube et de son compte Twitter. Libé a pu constater qu’il est de nouveau présent sur la plateforme de partage de vidéos avec la chaîne Résistance & Réinformation, qui compte environ 22 000 abonnés. Sur X, dont il avait été exclu en novembre 2020, Soral a refait surface à la faveur de la prise de contrôle du réseau par Elon Musk, qui l’a rouvert à d’anciens bannis. Son compte historique (64 000 abonnés) a été un temps réactivé, tout en restant inaccessible depuis la France. L’influenceur a également ouvert un nouveau compte fin 2023, qui a compté jusqu’à 26 000 abonnés, mais s’est vu rapidement suspendre suite à un énième tweet antisémite visant cette fois le Premier ministre Gabriel Attal – en dépit du fait que celui-ci ne soit pas juif.
Nombreux affidés et «amis» historiques
Pour autant, la pensée de Soral n’a pas complètement disparu de X. Elle y est par exemple relayée par les comptes de ses affidés, en l’espèce celui d’Egalité & Réconciliation (7 000 abonnés), de sa maison d’édition Kontre Kulture (20 000) ou encore de sa webradio (4 300). Et par les principales figures de son organisation : Pierre de Brague (13 000 abonnés) et Youssef Hindi (65 000 abonnés). Soral peut aussi compter sur de nouveaux adeptes, tels que le jeune vidéaste perpignanais Kentra Actu (36 000 abonnés sur YouTube) ou le blogueur Marcel D. (93 000 followers sur X) apparus à l’occasion de la pandémie. Ou encore le «média» Géopolitique profonde (200 000 abonnés sur YouTube, plus de 40 000 sur X) du complotiste Mike Borowski qui, bien que plus indépendant, l’invite et relaie régulièrement sa parole. Sans oublier ses «amis» historiques, dont l’un des principaux propagandistes pro-Kremlin français : Xavier Moreau et ses 85 000 abonnés sur X.
Autre outil d’influence, la lettre d’extrême droite Faits & Documents (F&D) tombée dans l’escarcelle de Soral à la faveur du décès de son précédent propriétaire, Emmanuel Ratier. Sur X, son compte affiche plus de 80 000 followers. C’est notamment là que la théorie complotiste de la transidentité de Brigitte Macron a pris son essor, profitant ensuite de nombreux relais au sein de la mouvance complotiste. A ce titre, le compte X «Zoé Sagan» (203 000 abonnés) détenu par Aurélien Poirson-Atlan, très influent, s’est montré particulièrement zélé.
Mais le cœur de métier soralien reste le négationnisme du génocide des Juifs par le IIIe Reich, et l’attribution, aux mêmes, de tous les maux de la Terre. En plus de gouverner le monde et de manipuler les puissants, selon lui, ils seraient même derrière… l’incendie de Notre-Dame de Paris, en 2019. Théorie qui lui a valu une condamnation supplémentaire en France, en mai 2021, à quatre mois d’emprisonnement sous le régime de la semi-liberté.
Au total, ses dizaines de passages devant les tribunaux ont valu à Soral d’être reconnu coupable à près d’une trentaine de reprises, pour «incitation à la haine», «diffamation», «injures», «provocation à la haine», «négation de crime de guerre ou de crime contre l’humanité», «apologie des mêmes faits», «harcèlement», «menaces»… Et d’autres procédures restent en cours, comme un dossier de «provocation publique à la commission d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation». En cause : une vidéo de juillet 2020 où, au milieu d’une avalanche de propos racistes et complotistes, l’homme appelait à «une révolution fasciste» en France – mais «dans le bon sens du terme». Nous voilà rassurés.