Depuis l’attaque terroriste du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023, l’éducation nationale a recensé près de 1 450 actes racistes et antisémites, tous âges confondus. Un tournant pour un phénomène qui se dessinait depuis plusieurs années et qui concerne désormais les élèves dès le primaire.
Cet après-midi-là, lorsque Nurit (les prénoms des enfants ont été modifiés) sort de l’école, elle se précipite vers sa mère et lance : « Maman, il s’est passé quelque chose de grave aujourd’hui. » Puis elle se tait. Une fois à la maison, elle se décide à raconter l’épisode qui l’a bouleversée. Pour répondre à la demande d’un professeur lors d’un exercice de symétrie, la petite fille choisit de dessiner un drapeau israélien. L’un de ses camarades s’écrie alors : « Israël mort par la Palestine ! », tout en mimant un geste de décapitation dans sa direction. C’était en mars. Trois mois plus tôt, il avait crié dans la cour de récréation : « Nous sommes tous des Palestiniens. »
En novembre 2023, alors que Nurit n’avait pas voulu se mettre en rang avec un autre petit garçon, ce dernier avait rétorqué : « M’en fous, de toutes les façons j’aime pas les juifs. » A peu près à la même période, le grand frère de Nurit, Avichai, a été destinataire d’une croix gammée sur le groupe de copains WhatsApp dont il faisait partie.
Nurit a 7 ans, elle est scolarisée dans une école privée d’un quartier bourgeois de l’Ouest parisien en classe de CE1. Avichai est âgé de 12 ans, il est en 5e. « J’ai grandi dans le 93, lorsque j’ai donné des prénoms à consonance israélienne à mes enfants, j’étais persuadée qu’on en avait fini avec tout ça, souffle leur mère. J’ai peur pour mes enfants, depuis le 7 octobre 2023 [date de l’attaque terroriste du Hamas en Israël], je n’ose plus les appeler par leurs prénoms dans la rue. »
Alerte du délégué interministériel
Observateurs, chercheurs, parents d’élèves, professeurs, intervenants en milieu scolaire font le constat d’un rajeunissement des auteurs et des victimes d’injures ou actes à caractères raciste et antisémite. « Le 7-Octobre est un déclencheur », commente Déborah Journo, fondatrice d’Actions Avocats, contactée par les parents des deux enfants. L’association, créée au lendemain du 7 octobre 2023 pour aider à la libération des otages du Hamas, lutte désormais « contre toutes les haines ». Elle comptait à sa création cinquante avocats, trois jours plus tard, ils étaient cent cinquante. Aujourd’hui, ils sont 835.
« Nous aidons des parents à rédiger des courriers aux directions d’établissements scolaires, nous adressons des courriers aux universités pour leur rappeler leur devoir de neutralité, nous œuvrons pour faire interdire certains sites Internet… » , explique Me Journo, qui propose d’intervenir sur le sujet dans les écoles qui en feraient la demande.
« Ethno-racialisation des rapports sociaux »
Mais le phénomène se dessinait depuis « plusieurs années », indique Yonathan Arfi, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), qui parle d’une « ethno-racialisation latente des rapports sociaux » avec une « accélération » depuis huit mois. « Nous n’avions pas eu de cas de violences aussi marquées dès le primaire avant le 7 octobre 2023, souligne-t-il. Mais nous avions noté que cette façon d’aborder le monde, par le prisme des identités raciales ou religieuses, gagnait du terrain dans les écoles, y compris dans les beaux quartiers. »
Avant l’attaque du Hamas contre Israël, les chiffres étaient déjà éloquents : selon une étude de l’IFOP de juin 2023 menée auprès d’enseignants pour le Comité national d’action laïque, les diverses formes d’intolérance entre enfants avaient déjà augmenté entre 2018 et 2023, les « revendications identitaires » étant observées par 57 % des répondants (contre 50 % en 2018), et le racisme par 74 % d’entre eux (contre 72 % en 2018).
Les témoignages d’insultes antisémites sont nombreux. Un petit garçon de CE2 qui ramasse quelque chose par terre et s’exclame : « Tenez, c’est un morceau du prépuce de Samuel. » Un autre qui commente la réflexion d’un camarade : « Il est juif, les juifs sont bêtes. » « Les juifs sont sales », « Vous allez brûler en enfer », « On va faire comme Hitler », « On va t’envoyer prendre une douche », « Ne cours pas, t’as les poches trop lourdes » (sous-entendu pleines d’argent), « Assassins »…
« Lors de notre centième anniversaire, en juillet 2023, j’ai découvert, glacé, les récits du groupe de la catégorie des 8-11 ans, qu’on appelle, chez les Eclaireuses et éclaireurs israélites de France, les “Bâtisseurs” : ils nous ont raconté sans vraiment en réaliser la gravité les concours de blagues antisémites, les amalgames vieux comme le monde entre les juifs et l’argent dont ils faisaient l’objet, raconte Jérémie Haddad, le président de l’association. Et nous ne parlons pas d’enfants scolarisés dans des quartiers défavorisés, il s’agit d’enfants de Neuilly-sur-Seine, Levallois, Boulogne [dans les Hauts-de-Seine]… »
La « souffrance » des enfants musulmans
Nathan a lui aussi subi mauvaises blagues, insultes et ricanements. « Ça gaze ? », « Quelle est la différence entre un juif et une pizza ? Le temps de cuisson ! », « Il a un beau manteau ! C’est normal, il est juif, il est riche »… Pendant l’année scolaire 2022-2023, sous l’impulsion de quatre meneurs, l’élève de 4e n’a pas eu un jour de répit, sans que la direction du collège, un établissement privé d’excellence de l’Ouest parisien, réagisse. « L’ambiance dans la classe n’était globalement pas bienveillante et assez raciste », raconte sa mère, qui a vu l’état psychique de son fils « se dégrader semaine après semaine. Il pleurait, avait mal au ventre, ne voulait plus aller en classe, tandis que les quatre harceleurs ont simplement eu une heure de colle ». Nathan a quitté l’établissement pour rejoindre une école juive.
« Les insultes racistes et antisémites ont toujours existé, même à l’école primaire, mais, depuis quelque temps, il n’y a plus aucune censure dans les cours d’école, il n’y a plus de tabous. La Shoah n’est plus un tabou, faire un signe nazi n’est plus un tabou », témoigne Hélène Bouniol, coprésidente du réseau Licra Education, qui évoque elle aussi une « ambiance dégradée dans les écoles depuis plusieurs années. Auparavant, les insultes antisémites étaient surtout liées aux vieux préjugés. Depuis le 7 octobre, cela s’est popularisé à l’extrême, notamment chez les jeunes, qui associent le juif à l’Israélien ».
Si les manifestations antisémites ont atteint un « niveau paroxystique », décrit-elle, les insultes à caractère raciste sont elles aussi présentes. « Les signalements reçus par la Licra concernant les enfants de confession musulmane ou supposée et arabo-maghrébins sont moins nombreux, mais il n’en reste pas moins que, lorsque nous intervenons dans des écoles, beaucoup d’entre eux nous font part de leur souffrance liée notamment aux préjugés racistes qu’ils subissent quotidiennement, poursuit Mme Bouniol. Ils se sentent par ailleurs pris en tenaille entre concurrence victimaire face à l’antisémitisme d’une part et l’assignation à être désignés comme terroristes de l’autre. »
Khaled et sa sœur, âgés respectivement de 13 ans et 11 ans, scolarisés dans un collège public du nord-est de la capitale, « ont été exclus de leurs groupes d’amis », raconte leur père, d’origine palestinienne, effondré. Traités de « terroristes » et d’« antisémites », accusés de soutenir le Hamas, ils se sont retrouvés isolés dans la cour de récréation et à la cantine, au point de rentrer désormais déjeuner chez eux. « C’est devenu tellement dur pour eux, se désole le père. L’école et les professeurs leur ont simplement conseillé de se faire discrets. »
Aider les enseignants à « réagir »
Les personnels de l’éducation nationale et de l’encadrement périscolaire ne sont en effet pas toujours armés pour faire face au problème, qu’il faut d’abord pouvoir détecter. Une insulte qui fuse dans la cour de récréation ne sera pas forcément entendue par l’enseignant. Par ailleurs, il est plus simple pour un professeur de déconstruire un stéréotype énoncé dans le cadre de la classe.
L’inspection générale d’histoire a mis à la disposition des enseignants des ressources pour leur permettre de répondre aux questions que se posent les jeunes à partir du collège. « En dehors des niveaux où le conflit israélo-palestinien est au programme, c’est à l’enseignant de décider s’il se sent de répondre à la question, d’ouvrir le débat, ou non », rappelle Jérôme Grondeux, inspecteur général d’histoire-géographie, qui raconte avoir tenu une réunion en visio pour les inspecteurs de la discipline, fin octobre 2023, afin de les aider à « réagir ». « L’important est de toujours retourner à une posture d’enseignant, qui n’est pas là pour donner son avis, ou pour faire de la politique, mais pour donner du sens », indique-t-il.
Pour les autres personnels chargés de l’encadrement des enfants, l’institution s’efforce de fournir des outils de réponse et d’accompagnement, comme le vade-mecum « Agir contre le racisme et l’antisémitisme », une série de fiches pratiques « dont les personnels nous disent qu’elles leur sont très utiles », rapporte Mathieu Clouet, référent valeurs de la République et inspecteur d’histoire-géographie dans l’académie de Lille. En particulier pour ceux chargés des enfants les plus jeunes, qui ne disposent pas du cadre du cours d’histoire pour poser les choses. « N’importe quel adulte de l’éducation nationale doit être capable de tenir un discours de morale républicaine qui soit juste, ajoute-t-il. Ce n’est pas seulement la question d’avoir ou non des connaissances en géopolitique. Il faut pouvoir revenir à des valeurs humanistes communément admises. »
« Méconnaissance et ignorance »
« Les enfants sont dans la répétition de ce qu’ils entendent chez eux », souligne Dominique Sopo, le président de SOS-Racisme. Il dénonce les « conséquences des pratiques institutionnelles ». « La question des origines, de la couleur de peau, de la religion est constamment posée dans le débat public, par certaines chaînes d’information et par des responsables politiques qui passent leur temps à racialiser le débat. Cette réalité s’est imposée à la société française, désormais dominée par les idées et le langage de l’extrême droite », analyse-t-il.
Au-delà du débat public, les réseaux sociaux sont montrés du doigt. « Les enfants sont exposés à des images et à des discours accessibles en permanence, il est évident que cela se répercute dans les cours d’école », note Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po. La chercheuse parle d’une « polarisation identitaire » qui se manifeste dans les faits alors même que les enquêtes d’opinion, notamment le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dont elle est membre, sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, « montrent que la société est de plus en plus tolérante ».
Toute la difficulté est de savoir à quel niveau les enfants comprennent les mots qu’ils emploient et les images qu’ils diffusent. Françoise Lantheaume, professeure émérite en sciences de l’éducation à l’université Lumière Lyon 2 et coordinatrice de l’enquête Laïcité, discriminations, racisme. Les professionnels de l’éducation à l’épreuve (Presses universitaires de Lyon, 2023), rapporte que son panel d’enseignants – interrogés avant le 7 octobre 2023 – fait fortement ressortir l’efficacité du « désamorçage » par les connaissances. « Souvent, les élèves se rendent compte qu’ils ont surréagi, avec méconnaissance et ignorance », indique la sociologue.
Pour cette raison, il est parfois difficile de faire le tri parmi les signalements, dont les plus graves sont sanctionnés. « Sur les réseaux, on a remarqué l’utilisation de la photo d’Hitler comme mème [image virale reprise, déclinée et détournée sur Internet de manière souvent parodique], remarque Mathieu Clouet. Mais bien souvent, les élèves ne l’utilisent pas comme une référence au national-socialisme, auquel ils ne connaissent d’ailleurs pas grand-chose. Ils s’en servent pour transgresser, parce qu’ils savent que cela peut blesser. »