Quand Delphine Horvilleur rencontre Joann Sfar : “Écrire, c’était un moyen de survie”

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L’une vient de publier “Comment ça va pas ?”, l’autre “Nous vivrons”. L’une et l’autre cherchent dans leurs œuvres à renouer le dialogue entre les peuples malgré l’horreur des attentats du 7 octobre en Israël, l’horreur des attaques qui ont suivi à Gaza, l’horreur de la montée de l’antisémitisme en France et en Europe. Les voici ensemble pour un échange riche et profond en exclusivité pour “Les Inrockuptibles”.

Le 7 octobre dernier, le jour où le Hamas a commis ses attaques terroristes en Israël, Joann Sfar fêtait chez lui, avec beaucoup de retard, son 52e anniversaire. Dans l’assistance se trouvait l’écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur. Depuis, le premier, qui se définit volontiers comme “Juif arabe”, est parti en Israël pour en ramener les près de 500 pages de sa BD de reportage Nous vivrons, impressionnant carnet dans lequel il a consigné ses rencontres avec des artistes souvent très à gauche et très remonté·es contre Netanyahou.

La seconde, pour vaincre ses nuits d’insomnie, a eu envie de converser avec les défunt·es, comme ses grands-parents, ou les vivant·es, ses enfants. Ça donne le poignant et drôle Comment ça va pas ?. Les deux partagent le même constat : plutôt que de choisir un camp ou l’autre, il vaut mieux réapprendre le dialogue. Justement, six mois après le 7 octobre, Delphine Horvilleur revient chez l’auteur du Chat du rabbin. En exclusivité pour Les Inrockuptibles, les deux échangent sur leurs démarches respectives, à la fois cathartiques et dirigées contre l’antisémitisme, mais aussi artistiques et pacifistes, contre la guerre qui a lieu contre les Palestinien·nes.

Quels souvenirs gardez-vous de cette soirée du 7 octobre ?

Joann Sfar — D’abord, on ne connaissait pas encore l’ampleur de la tragédie. Beaucoup de gens sont venus et partis assez tôt car on ne voulait pas non plus s’afficher. Mais il y avait un côté bravache à ne pas annuler une fête et aussi un très beau symbole : je n’ai jamais vu autant d’Arabes et de Juifs dans une même soirée.

Delphine Horvilleur — Pendant un moment, je me suis demandé si je pouvais décemment aller à une fête. En même temps, cette capacité de dire que l’on va vivre était incarnée par cette soirée qui transcendait nos identités complexes juives, arabes, juives arabes (car, finalement, on peut aussi être les deux). Même si je ne suis pas restée longtemps, ça a été un moment d’oxygénation dans une journée où l’on plongeait dans l’obscurité des abysses.

Pour vous, écrire a aussitôt été un besoin ?

Delphine Horvilleur — Je n’avais pas du tout l’intention de faire un livre. C’était plus un moyen de survie. Je ne dormais plus la nuit, j’allais très mal physiquement, je ne trouvais plus les mots. J’ai écrit parce que je n’avais pas le choix, comme si je faisais ma psychanalyse toute seule. C’est une sorte de journal intime, en fait.

Joann Sfar — Après le 7 octobre, il y a eu en France un mur de silence. Moi qui suis le moins religieux des Juifs, je me suis retrouvé dans un désert que j’ai eu envie d’interroger. Je n’arrivais plus à me concentrer sur mes projets de BD ou audiovisuels. Je me suis mis à prendre des notes. Dans Nous vivrons, j’ai choisi la bande dessinée pour ce que, à mon sens, elle fait de mieux depuis Tintin, c’est-à-dire le reportage dessiné. Le carnet, l’outil existentiel que j’utilise généralement pour l’autobiographie, est devenu un matériau d’enquête.

Delphine Horvilleur — Il y a une gémellité dans nos tentatives. Nos livres racontent à la fois notre désespoir et notre façon de lui dire merde. On ne les a pas écrits que pour nous, on veut les partager avec les autres. C’est en ça que Joann est fort : dans son livre, il arrive à parler avec les uns, les autres et les autres qui sont en lui-même.

Face à la violence du Hamas, celle de Netanyahu à Gaza, de la montée de l’antisémitisme, vos démarches ont pour but de réintroduire de la nuance, de lutter contre les préjugés, la haine et la violence. Joann, vous commencez Nous vivrons en écrivant : “L’ennemi ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le musulman ou le juif. L’ennemi c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont des cibles.” Delphine, vous dénoncez de votre côté les pyromanes…

Delphine Horvilleur — Pour la plupart d’entre nous, on n’a pas d’enfant retenu en otage à Gaza ou sous les décombres de la ville. Je crois qu’il est insupportable, intolérable qu’à des milliers de kilomètres de là, dans ce modèle français dont on est fier, on ne soit pas capable d’avoir de vraies conversations. Je trouve qu’il y a une vraie culpabilité à faire partie de ceux qui mettent de l’huile sur le feu. Ça me rend triste, désespérée.

Joann Sfar — Quand j’ai commencé à militer pour la Palestine en 1991, un tiers des militants étaient des Juifs. La fac de Jussieu était un espace conflictuel mais de débat. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Les voix de la paix existent toujours, mais elles sont réduites au silence par celles qui sont chauffées à blanc. Aucun avenir n’est possible tant qu’il n’y aura pas reconnaissance de l’autre et de son histoire.

La fois où je me suis fait le plus insulter ces dernières semaines, c’est quand j’ai posté sur Instagram une liste de livres dont je conseillais la lecture pour comprendre le Proche-Orient. J’avais fait exprès de mettre des livres “propalestiniens” et “pro-israéliens”. Je crois que j’ai trouvé un point d’équilibre intéressant : j’ai reçu des insultes de tout le monde ! Après les attentats à Charlie Hebdo, on se disait que les gens avaient peur d’un dessin. Maintenant, on redécouvre un monde où l’on a peur d’un livre.

Dans vos deux livres, vos fantômes respectifs jouent un rôle important…

Joann Sfar — Il y en a un qui est revenu de manière évidente, c’est mon père. Il était conjointement très pro-arabe et très sioniste. Il répétait souvent : “La tragédie, c’est que dans la manière dont les Israéliens et les Palestiniens se racontent leur histoire, les deux histoires sont vraies.” Aujourd’hui, il y a une incapacité à entendre l’histoire de l’autre.

Delphine Horvilleur — Après le traumatisme du 7 octobre, nos fantômes ont ressurgi d’une façon ou d’une autre. Joann parle de son père, mes grands-parents, eux, étaient omniprésents dans ma tête. Ma famille paternelle, c’est une histoire de confiance en la France, en l’assimilation, en la République. Du côté de ma mère, c’est une histoire d’apatrides arrachés par le deuil, dans l’impossibilité de parler de ce qui leur est arrivé.

Au moment où je vous parle, je me rends compte qu’il y a plusieurs voix en moi. L’une, optimiste, veut croire que je continuerai à construire des ponts et à dialoguer avec l’autre. Une seconde, qui prend parfois le dessus, me donne envie de m’installer sur une île avec moi-même, éventuellement mes enfants… et encore !

Joann, pourquoi être parti en Israël ?

Joann Sfar — À force d’être en France, la noirceur prenait une place qui n’était pas supportable dans le quotidien. Alors j’ai pris un avion pour Israël. Je préfère les mauvaises nouvelles vues de près que les fantasmes vus de loin. J’ai eu besoin d’approcher cette réalité par mes amis, mes collaborateurs, ma famille paternelle qui vit en Israël. Je voulais raconter un monde en désarroi. J’ai très peu dormi, j’ai dessiné sans arrêt.

Mon idée a été de faire parler des Juifs pour qu’on ne puisse pas les réduire à une caricature, une image univoque et simple. Par exemple, la plupart des militaires que je connais en Israël manifestent une fois par semaine contre Netanyahou ! Quand tu te mets ce paradoxe en tête, tu comprends que tu as une société en perpétuelle lutte contre elle-même. J’ai l’impression de faire l’inverse d’un livre militant en laissant parler des gens qui, parfois, disent des choses qui me déplaisent beaucoup.

Delphine Horvilleur — Les gens qui ont été assassinés dans les kibboutz le 7 octobre étaient les vrais héritiers de Yitzhak Rabin [homme politique et Premier ministre israélien assassiné en 1995 après avoir œuvré pour la paix avec la Palestine]. Ils étaient à gauche de la gauche. Bien entendu, tous les deux, on dénonce – et on l’a fait à tant d’occasions ! – la colonisation de la Cisjordanie, la violence des colons.

Mais aujourd’hui, on met tout dans un même paquet pour effacer la complexité de l’humanité sur le terrain. Comme s’il fallait être dans la radicalité du soutien inconditionnel à un camp, comme si la fin justifiait tous les moyens. Dans quel monde la fin justifie-t-elle tous les moyens ? Pas dans un monde où j’ai envie de vivre.

Joann, vous parliez d’Hergé, mais ce qu’il faisait n’était pas documentaire…

Joann Sfar — Pourtant, je n’oublie pas que Les Aventures de Tintin étaient vendues comme des reportages. Ma langue, ce n’est pas seulement la bande dessinée mais la bande dessinée romanesque, comme ce que j’ai aimé dans Corto Maltese d’Hugo Pratt. Parfois, dans Nous vivrons, je prends cinq personnes pour en faire une seule. D’autres fois, je mets en scène et je me demande où placer la caméra.

Dans vos livres à l’une et à l’autre, on trouve beaucoup d’humour. En temps de guerre, c’est une nécessaire planche de salut ?

Delphine Horvilleur — En mettant ma chemise de cowboy aujourd’hui, je me suis rappelé que, pour réserver un taxi ou une table, il m’est arrivé ces derniers mois de prendre comme pseudo Jane Wayne. La police me conseillait de faire attention… même d’enlever notre nom de la boîte aux lettres.

L’humour, c’est vraiment une arme de reconstruction massive, un pilier pour se relever. L’humour juif repose souvent sur les jeux de mots et l’autodérision. Les clichés contre les Juifs, les Juifs les racontent mieux que les antisémites. L’humour juif a servi à ça dans l’histoire, il offre une capacité à prendre une distance avec le tragique.

Joann Sfar — Mes camarades qui sont scénaristes à la télé israélienne ont vécu deux situations professionnelles difficiles après le 7 octobre. Le premier a été l’arrêt de commandes du monde entier. Le deuxième, l’arrêt de la fiction à la télé israélienne. Pendant deux mois, il n’y a eu que de l’info sur toutes les chaînes. Au bout d’un moment, un ministre a pris la parole et a expliqué à la population qu’elle avait le droit de se distraire mais… raisonnablement.

Tout le monde était dans un tel niveau d’angoisse et de deuil que les gens n’osaient plus faire de blagues. Quand il y avait une bonne nouvelle, personne n’osait trop s’en réjouir. Si on maintient noué ce lieu de la représentation, de la fiction, du récit, on ne peut plus avancer. La diplomatie, le politique et les militaires ont montré leur échec. Pour que les narratifs changent, il va falloir laisser les artistes être irresponsables, faire des blagues innommables, prononcer le mot qu’on ne devrait pas dire.

Delphine Horvilleur — La force de la fiction est d’agrandir le réel – on en a tellement besoin. Pas pour nier la réalité mais pour la rendre un peu plus grande. En Israël, il y a eu quand même pas mal de bonnes blagues après le 7 octobre. Au moment où les premiers otages ont été libérés, on a demandé des nouvelles d’un très vieux monsieur qui avait été retenu à Gaza. Quelqu’un a dit : “Je l’ai vu donner des cours d’histoire pour faire passer le temps.” Et son fils a dit : “Je comprends, pour une fois qu’il a un public captif !”

Tous les deux, vous vous êtes tourné·es vers les mêmes auteurs : Stefan Zweig, Romain Gary, Albert Cohen. Pourquoi ?

Delphine Horvilleur — Les auteurs qui nous touchent ont survécu à des catastrophes dont ils ont été témoins, ils font que leur œuvre est plus grande que la vie. Romain Gary en est la quintessence. Je me rends compte depuis quelques semaines que j’ai besoin de m’entourer soit de livres, soit de gens qui ont traversé des nuits. J’ai beaucoup conversé ces derniers temps avec Claude Alphandéry, ce grand résistant [mort quelques jours après cet entretien à l’âge de 101 ans]. Je suis à l’affût de ces paroles d’histoire car on est environné de gens qui racontent n’importe quoi avec une grande inculture…

Joann Sfar — Une raison pour laquelle Romain Gary ou Albert Cohen sont si importants, c’est qu’ils étaient des amoureux de la France. L’espace laïc et républicain dont eux ont tant rêvé, comme aussi un Marcel Pagnol, c’est ça, mon oxygène. À l’inverse, comprendre le Proche-Orient, c’est accepter que c’est différent de chez nous. Comme le dit Yossi Yona, ancien député israélien d’origine irakienne, on ne peut pas examiner le Proche-Orient sans voir la réalité religieuse. Cet identitarisme religieux de chacun est étouffant et moi m’emmerde. J’adore Israël, mais c’est la raison pour laquelle je ne suis pas israélien. Parce que, contrairement à ce que pensent les gens, je ne peux pas marcher avec ma religion toute la journée.

Delphine, comment la chanson d’Anne Sylvestre Les Gens qui doutent s’est-elle installée dans votre jukebox mental ?

Delphine Horvilleur — J’écoute toujours beaucoup de musique, mais quand ça ne va pas, j’ai besoin de me raccrocher à des refrains. C’est pour ça qu’Anne Sylvestre m’a pas mal accompagnée. Comme Claude François et le refrain de sa Chanson populaire. Quand il chante : “Ça s’en va et ça revient”, il n’avait pas écrit sur la résurgence de l’antisémitisme, mais moi, ça m’aide à penser l’antisémitisme. C’est drôle parce qu’on se demande comment transposer en anglais le passage du livre qui parle de ça.

J’ai réfléchi et j’ai pensé à Oops!… I Did It Again de Britney Spears, comme si ce retour de l’antisémitisme n’était pas fait exprès. Encore une fois, c’est la mise à distance du tragique qui m’intéresse. Mais derrière ces chansons, il y a souvent des philosophies puissantes qu’il nous faut explorer. La chanson d’Anne Sylvestre en est une bonne illustration. Elle parle de ses démons, de l’importance du doute dans sa vie. Aujourd’hui, au contraire, on est malade de l’indubitable.

Quel espoir nourrissez-vous ?

Joann Sfar — Mon dessinateur préféré, c’est Hugo Pratt, et il avait titré son autobiographie Le Désir d’être inutile. Ça tombe bien, quand on fait des livres et que l’on veut lutter contre l’antisémitisme, même si ce sont des best-sellers, on est une goutte d’eau contre Kanye West qui, dans un tweet [d’octobre 2022], annonçait vouloir passer en Defcon 3 contre les Juifs [état d’alerte de l’armée américaine]. Pareil avec Gigi Hadid [mannequin d’origine palestinienne], qui prétend que les Israéliens trafiquent les organes de Palestiniens.

Cette haine écrase tellement tout qu’on a la certitude que nos ouvrages ne serviront à rien. Alors, au moins, on peut écrire librement. Parfois, on prétend que tel livre devrait être prescrit par la Sécurité sociale comme s’il pouvait changer les choses… Non ! Un bouquin fait état d’un désarroi. On a envie de continuer de mener la même vie : quand le monde entier ne le veut pas, qu’est-ce que l’on fait ?

Le dialogue reste impossible ?

Joann Sfar — La seule chose positive que j’ai trouvée, c’est que l’espace public français est extrêmement moins violent et radical que ce que l’on peut voir ailleurs, en Belgique, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Depuis trente ans, tout le monde s’est moqué de nos travaux sur le “vivre-ensemble”. On est passés pour des naïfs, des débiles. Mais il en reste quelque chose. Moi, après le 7 octobre, plein d’ordures m’ont écrit pour m’insulter, mais je n’ai pas perdu beaucoup d’amis. Avec mes amis arabes et iraniens, il y a des liens que l’on ne peut pas déchirer du jour au lendemain. Cette chose fragile dans l’espace public français me donne espoir.

Nous vivrons de Joann Sfar(Les Arènes), 456 p., 35 €. En librairie.
Comment ça va pas ? 
de Delphine Horvilleur(Grasset), 160 p., 16 €. En librairie.