Pour le professeur israélien Jonathan Rynhold, l’influence de l’extrême-droite sur Benyamin Netanyahou joue un rôle déterminant dans la politique étrangère d’Israël.
L’espoir suscité par les pourparlers de paix entre Israël et le Hamas n’aura été que de courte durée. Le 6 mai, l’armée israélienne lançait un assaut sur la ville de Rafah, enterrant par la même occasion toute perspective de trêve.
Pour mieux comprendre les enjeux du conflit du point de vue israélien, L’Express a interrogé le professeur Jonathan Rynhold, chef du département d’études politiques de l’université israélienne Bar-Ilan. Pour ce spécialiste des relations américano-israéliennes, la détérioration des relations entre les deux pays n’était pas une fatalité, et s’explique avant tout par les choix du gouvernement de Netanyahou, qui est certainement le « plus à l’extrême droite de l’histoire d’Israël ».
L’Express : Les États-Unis, allié historique d’Israël, ont évoqué par l’intermédiaire du président Biden la possibilité de réduire l’aide militaire. Comment expliquez-vous cet avertissement inédit ?
Jonathan Rynhold : Je pense que le président Biden est sincèrement convaincu qu’Israël doit vaincre le Hamas, mais il estime que cela doit être fait en respectant un certain nombre de préoccupations humanitaires. Pour le président américain, la sortie du conflit doit être bénéfique non seulement pour Israël, mais aussi pour les civils palestiniens, qui seraient ainsi libérés de l’emprise du Hamas.
Il est reproché à Israël de frapper de manière disproportionnée et de ne pas prendre suffisamment en compte les enjeux humanitaires… Que pensez-vous de ces accusations ?
Il faut distinguer deux enjeux : l’aide humanitaire d’un côté, la guerre de l’autre.
En ce qui concerne l’aide humanitaire, le gouvernement s’est décrédibilisé. Pendant longtemps, il a répété qu’il faisait de son mieux. Puis, en l’espace d’une semaine, il a presque doublé la quantité d’aide acheminée à Gaza. Malgré cela, il reste que la principale responsabilité de la terrible situation humanitaire à Gaza incombe au Hamas, qui dissimule délibérément ses soldats sous terre et utilise les civils comme boucliers humains, accapare l’aide humanitaire…
La deuxième question, c’est de savoir si Israël fait de son mieux pour éviter les pertes civiles. L’ONU a récemment mis à jour ses chiffres concernant les victimes, et l’on voit que les femmes et les enfants représentent environ la moitié des victimes. Si on compare à la moyenne du ratio civil/combattants des démocraties en guerre, qui est d’environ deux civils tués pour un combattant, on voit qu’Israël est en fait en dessous de la moyenne.
Enfin, Israël mène cette guerre de manière légitime et morale, et les pratiques de son armée ne font pas exception par rapport aux autres armées existantes. C’est pourquoi la guerre est si lente : Israël aurait certainement pu frapper encore plus fort si elle ne prenait pas en compte la question des victimes civiles.
Benyamin Netanyahou semble ne pas vraiment prendre en compte les avertissements de la communauté internationale et de Joe Biden. Il a déclaré récemment qu’Israël continuerait la bataille, avec ou sans aide américaine. Est-ce qu’Israël a vraiment les moyens de vaincre le Hamas sans cette aide ?
Pour le moment, Israël peut se passer du soutien militaire américain, probablement assez longtemps pour mener à bien son opération à Rafah.
L’enjeu, selon moi, porte davantage sur le soutien diplomatique, c’est-à-dire sur la position des Américains concernant une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un cessez-le-feu, qui pourrait inclure des sanctions à l’égard d’Israël si le pays ne le respecte pas. Ces sanctions pourraient considérablement réduire la capacité d’Israël à atteindre ses objectifs militaires.
Je ne pense pas que les États-Unis vont davantage accentuer leur pression sur Israël pour l’instant. Cela pourrait changer si la sécurité régionale est menacée. Ici, l’élément clé est l’Égypte, qui craint un afflux massif de réfugiés palestiniens de Gaza. Si de nombreux Palestiniens tentent de franchir la frontière du Sinaï, alors cela pourrait menacer la paix israélo-égyptienne, et dans ce cas de figure, les Américains pourraient accentuer leur pression sur Israël.
N’est-ce pas dans l’intérêt d’Israël de conserver le soutien de la communauté internationale ?
Vous avez tout à fait raison. Mais vous savez, Henry Kissinger a dit un jour qu’Israël n’avait pas de politique étrangère, mais seulement une politique intérieure. Cette citation est encore d’une pertinence remarquable. Pour le dire simplement, cela signifie que la politique intérieure du pays dicte sa politique étrangère.
Aujourd’hui, la politique étrangère israélienne est soumise, ou du moins dépendante, des intérêts personnels du Premier ministre israélien. Parce que la survie politique de Netanyahou dépend de l’extrême droite, alors les gens qui sont aux manettes sont, pour un certain nombre d’entre eux, d’extrême droite, et ils appliquent vis-à-vis du conflit une politique qui est cohérente avec leurs idées. Je pense par exemple au ministre des Finances Bezalele Smotrich, ou au dirigeant du parti Force juive, l’actuel ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir.
C’est l’extrême droite qui a bloqué, jusqu’en avril, l’augmentation de l’aide humanitaire, ou qui a empêché Israël d’accepter une sorte d’Autorité palestinienne réformée pour gouverner Gaza après le Hamas… Cette minorité, bien que peu soutenue par l’opinion, est très active et elle parvient à imposer sa stratégie à Netanyahou.
L’escalade du conflit depuis le 7 octobre a-t-elle renforcé la droite et l’extrême droite israélienne ?
L’influence de l’extrême droite est inégale selon les domaines. Par exemple, ils ont très peu de choses à dire sur les décisions opérationnelles de l’armée, où les décisions se prennent au sein du cabinet de sécurité. Toutes les décisions militaires majeures ont été prises sans tenir compte de l’extrême droite. Mais dès qu’il s’agit de questions comme l’aide humanitaire ou la planification de l’après-Hamas pour la Bande de Gaza, l’extrême droite est beaucoup plus présente de par l’influence qu’elle exerce sur Netanyahou. C’est pourquoi je dis que la politique intérieure dicte la politique étrangère d’Israël.
Maintenant, si l’on parle de l’opinion publique, je ne dirais pas qu’elle s’est « droitisée ». Même si la colère est grande, le Premier ministre bénéficie en réalité d’un soutien faible. Les Israéliens sont dans un état d’esprit comparable à celui des Anglais pendant le Blitz (campagne de bombardement stratégique menée par l’Allemagne, entre septembre 1940 et mai 1941, touchant l’Angleterre ; NDLR). Le mot d’ordre, depuis le 7 octobre, est de se protéger. Le principal débat qui traverse la société israélienne est donc de savoir comment équilibrer le compromis entre les deux objectifs principaux, qui sont de libérer les otages et d’éliminer le Hamas.
L’autre point à prendre en compte est celui de la présence, très concrète, de la guerre dans la vie des Israéliens. Tout le monde ou presque connaît quelqu’un qui est impliqué directement ou qui a été touché par ce conflit. C’est pour cette raison que le soutien à l’armée est très fort, et que les gens pensent surtout à cette guerre en terme stratégique plus que politique.
Il n’y a pas d’opposition, au sein de la société israélienne, sur la manière dont est menée la guerre ?
Encore une fois, la guerre est très présente dans le quotidien des Israéliens, et elle permet parfois de transcender les divisions, même si elles existent. Par exemple, le fils de l’ancien chef d’état-major et membre du cabinet de sécurité, Gadi Eisenkot, est mort dans cette guerre. Ce qui explique peut-être pourquoi il est très sensible à la situation des otages. De la même manière, alors qu’elle n’en a aucune obligation, la femme du chef d’état-major en poste actuellement, se rend à tous les enterrements.
Ce que cela symbolise, c’est que cette guerre touche toutes les couches de la société israélienne. Il y a inévitablement un sentiment de solidarité qui se crée avec la personne assise à côté de vous dans un tank, elle peut avoir des opinions politiques totalement opposées aux vôtres, il reste qu’elle peut vous sauver la vie à tout moment.
Cette solidarité est plus forte, pour le moment en tout cas, que les divisions entre ceux qui pensent que le plus important est d’éliminer le Hamas, et ceux qui pensent que la priorité devrait être de libérer les otages.
Y a-t-il une empathie pour les victimes civiles palestiniennes du conflit ? Où est-ce que la fracture entre Israéliens et Palestiniens est trop profonde ?
Je ne pense pas qu’il y a un fort sentiment de haine, en tout cas ça n’est pas ce que j’observe. Je dirais plutôt que les Israéliens sont concentrés sur un objectif clair, qui est de détruire le Hamas. Mais on ne voit pas beaucoup de gens animés par un sentiment de vengeance. Cela était vrai dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.
La réalité, c’est que les Israéliens parlent peu de la question des victimes civiles palestiniennes. Par exemple, ils évitent au maximum de voir les images, même quand elles sont diffusées. Les gens sont conscients de cet enjeu, ils ont de l’empathie, mais ils considèrent que leur propre sécurité est prioritaire, et qu’elle passe par la nécessité de mener une guerre totale contre le Hamas. Il y a bien sûr des minorités qui vont défendre des opinions extrêmes et ne vont faire preuve d’aucune empathie, et d’autres qui vont être très émotionnellement engagées en faveur de ces victimes civiles. Mais dans l’ensemble, la nécessité de la victoire se traduit par une certaine forme… non pas d’indifférence, mais de passivité.
Si Israël venait à bout du Hamas, comment imaginer que la suite soit plus apaisée ?
C’est une question importante et délicate. Ce qui se passera ensuite va dépendre des décisions du gouvernement israélien. Si son objectif est de garantir une frontière sûre sans avoir à occuper Gaza indéfiniment, alors il devra prendre les bonnes décisions. D’abord, convaincre les Gazaouis, et les Palestiniens dans leur ensemble, qu’ils ne peuvent pas être gouvernés par le Hamas, que c’est dans leur intérêt, tant sur le plan politique qu’économique, qu’un dirigeant palestinien modéré et non corrompu arrive au pouvoir.
Il faudrait aussi qu’un acteur extérieur, les Américains certainement, disent à Mahmoud Abbas (Président de l’Autorité palestinienne depuis 2005 ; NDLR) qu’il peut rester à la tête de l’Autorité palestinienne, mais qu’il ne peut pas diriger Gaza.
Je pense que dans un premier temps, il serait pertinent de faire pour Gaza ce qui est fait avec ce qu’on appelle la zone B en Cisjordanie : c’est-à-dire qu’Israël serait responsable de la sécurité générale, mais l’Autorité palestinienne y conserverait la responsabilité civile.
Les Israéliens accepteraient-ils une solution à deux États ?
La situation actuelle est telle que, pour le moment, les Israéliens ne voient pas de solution à ce conflit. Leur priorité est leur sécurité sur le court terme. Ils sont plus préoccupés par la gestion du conflit que par une réflexion autour d’une potentielle résolution. Dans ce contexte, la majorité des Israéliens ne croient pas en une solution à deux États. Pour eux, « deux États » est synonyme d’insécurité et de terrorisme.
Si vous me posez la question de l’alternative, je crains de ne pas avoir de réponse satisfaisante à vous donner. La réalité est qu’ils n’en ont pas. C’est pourquoi la paix ne sera possible que si la confiance entre Israéliens et Palestiniens est rétablie. Aujourd’hui, un geste aussi anodin que d’aller à la pizzeria avec ses enfants est accompagné de la peur de se faire exploser. Tant que cette peur persistera, l’opinion publique israélienne ne sera pas prête à accueillir un État palestinien à ses frontières.
Baptiste Gauthey