Agnès Buzyn : « Mon père m’a appris à voir l’humain »

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L’ex-ministre de la Santé se confie sur son père et sa relation au judaïsme. Elle se prononce sur le projet de loi de fin de vie et revient sur « l’épreuve » du Covid.

Plutôt pudique et prudente sur sa vie intime, Agnès Buzyn a accepté de se confier sur son rapport à la spiritualité et plus particulièrement sur sa relation au judaïsme, forgée par l’exemple de ses parents. Elle raconte – pour la première fois – son père, ce héros, Elie Buzyn, déporté à Auschwitz, dont la famille fut massacrée par les nazis, décédé le 23 mai 2022 à l’âge de 93 ans, après une longue carrière de chirurgien orthopédique, dédiée notamment aux personnes âgées. Elle parle aussi de sa mère, Etty Buzyn, qui, précise sa fille, fut cachée pendant la guerre deux ans durant dans une famille catholique en Savoie, puis devint psychologue clinicienne et psychanalyste, spécialisée dans la petite enfance.

Professeure de médecine, hématologue respectée, Agnès Buzyn évoque la souffrance des malades, et se prononce dans cet entretien sur le projet de loi du gouvernement instaurant une aide active à mourir. Celle qui siège désormais à la Cour des comptes revient aussi sur la pandémie de Covid dont elle eut à gérer les débuts en tant que ministre de la Santé et des Solidarités – elle a publié en septembre dernier son journal sur cette période chez Flammarion – avant de quitter le gouvernement, et sur les haines qu’elle eut à affronter dans ce qu’elle qualifie encore d’« épreuve de grande violence ».

Le Point : Avez-vous reçu une éducation religieuse ?

Agnès Buzyn : Ma famille s’est toujours tenue très éloignée de la religion. Avec la déportation de mon père, nous avons acté que Dieu était mort à Auschwitz. Donc, chez moi, personne n’était croyant. J’ai plutôt reçu une éducation laïque et universaliste, même si à un moment, enfant, j’ai pu prendre des cours d’éducation religieuse et que j’ai fait ma bat-mitsva. Mais il s’agissait plutôt de connaître l’histoire de la Bible, plutôt que de répondre à une aspiration religieuse. Chez nous, le seul rituel était républicain : le vote aux élections…

Où avez-vous fait votre bat-mitsva ?

À la synagogue réformiste de la rue Copernic, qui ne se situe pas dans le giron du Consistoire israélite de France. C’était déjà un pas de côté par rapport à la religion juive. J’ai été au bout de la démarche à cette époque, sans doute pour faire plaisir à mes parents. Mais j’avais 12 ans. Je ne me suis pas rendue dans une synagogue depuis de très nombreuses années.

La spiritualité a-t-elle tout de même un sens pour vous ?

Énormément. Mais j’entends par spiritualité le travail de l’esprit qui conduit à une forme d’éthique de vie. La vie spirituelle, pour moi, exige une obligation de penser, mais je la distingue de la religion. Aucune religion ne fait partie de mon univers. De toute façon, je considère que les religions doivent rester dans la sphère privée. Je suis très attachée à cette exception française qu’est la laïcité.

Si le spirituel compte pour vous, de quelle façon ?

La culture juive, c’est sa spécificité, peut être complètement déconnectée de la religion. Elle met beaucoup l’accent sur la nécessité de travailler avec son esprit afin de s’extraire des contingences du réel par la réflexion. J’ai été élevé dans cette perspective. Dans le devoir de lire, de raisonner, de faire des études, de s’élever au-dessus de la matérialité. C’est une exigence de vie. Mais, pour moi, elle n’a aucun rapport avec la religion en tant que telle.

Avez-vous lu la Bible ?

Oui, à l’époque de ma bat-mitsva, vers mes 12 ans donc. Je ne l’ai plus relue depuis.

Y a-t-il tout de même des figures de la Bible qui vous interpellent ?

Oui, par exemple, la figure du roi Salomon et de ce qu’elle dit de la justice. Mais c’est très loin de mon univers qui est essentiellement scientifique. Même si la pratique scientifique et la rigueur qu’elle impose ont, selon moi, une dimension spirituelle. Un scientifique tâtonne dans l’incertitude pour comprendre le monde, démarche qui est, par essence, spirituelle.

Le judaïsme était-il important pour votre père, Elie Buzyn ?

L’environnement juif était important pour mon père. Il avait été déporté. Il savait ce que le mot Juif voulait dire dans la réalité. Quand vous êtes juif, on vous le rappelle tous les jours. Il est donc difficile de s’extraire du judaïsme quand on est juif. On vous ramène à cette identité tout le temps, il suffit de regarder l’actualité.

Donc, oui, la culture juive était importante pour mon père. Mais certainement pas Dieu, certainement pas la religion. Mon père se rendait une fois par an à la synagogue, pour Yom Kippour, afin de rappeler le nom de ses parents morts à Auschwitz. Mais nous mangions du porc à la maison et ne faisions pas les fêtes. J’ai vraiment reçu une éducation laïque. Dans laquelle comptait la culture juive, qui nous a transmis la nécessité de penser au-delà de soi, de vivre selon une certaine morale.

De quelle façon s’est manifestée l’influence de votre père dans cette éducation ?

Mon père nous a transmis la droiture et la bienveillance. Je ne l’ai jamais vu faire du mal à quelqu’un, ni même en dire. Et cela, c’est assez impressionnant dans une vie entière. Il s’agissait pour lui de résister au ressentiment, à l’aigreur, à la méchanceté, à la vengeance. Résister, en fait, à tout ce qui vous ramène à l’animalité. Un homme doit être capable de s’élever au-dessus de son instinct bestial. Mon père m’a montré cette bienveillance absolue pour laquelle il était profondément respecté.

Comment a-t-il procédé ?

Il ne l’a jamais exprimé. Je l’ai vu dans son éthique de vie. Je me suis forgé dans son exemplarité, ce qui est bien plus fort que n’importe quel discours moralisateur. Mon père m’a donné à voir les êtres humains pour ce qu’ils ont dans la tête et non pour ce qu’ils sont. Son expérience des camps lui a montré que ce n’était pas le niveau d’études, pas la richesse, pas la position sociale qui faisait qu’on était quelqu’un de bien mais que chaque être humain, quelle que soit sa condition initiale, au fond de lui, avait cette humanité ou pas. Quand je rencontre quelqu’un, je ne vois jamais sa position sociale ou son niveau d’études, j’essaie de percevoir ce qu’il a dans son âme.

C’est une force…

Oui, parce que cela me permet de résister à cette tendance que l’on peut avoir dans la vie de tous les jours de bien se comporter avec les puissants, et moins bien avec les autres. J’ai un rapport au pouvoir qui est très distant. Je respecte chacun pour ce qu’il est, indépendamment de sa position sociale. Mon père m’a appris à voir l’humain, dans l’âme, pas dans l’apparence.

Comment a-t-il fait pour résister à toutes les épreuves qu’il a traversées : l’assassinat de son frère sous ses yeux par les nazis, la mort de ses parents à Auschwitz, sa déportation ?

Il ne m’en a jamais parlé quand j’étais petite, donc j’ai appris tout cela assez tard. Mon père n’a jamais raconté à ses enfants ce qu’il a exprimé beaucoup plus tard dans les conférences, quand il était bien plus âgé. Je pense que fonder une famille lui a permis de se projeter dans l’avenir. Il était resté très proche de ses compagnons de déportation. Ils se soutenaient les uns les autres. Mais tout cela était très silencieux chez moi, cela ne faisait pas du tout partie de notre quotidien. Comme pour tous les enfants d’anciens déportés.

Pour nous tous, il y a eu ce poids du non-dit. On savait que quelque chose de très très grave s’était passé, quelque chose de l’ordre de l’indicible. Et l’on vivait, enfant, avec. On ne pouvait jamais montrer un film sur la guerre. Quand un chien aboyait, cela créait énormément d’émoi. Le rapport au chien était incroyable chez mes parents. L’aboiement rappelait évidemment l’usage que faisaient les nazis des bergers allemands.

Comment ce contexte a influé dans la construction de votre vie ?

J’ai le souvenir de m’être dit que j’avais déjà le droit de vivre, qui était un droit énorme et qu’il ne fallait pas rajouter de pression à mes parents. J’ai ressenti une forme d’obligation de réussite. J’étais extrêmement timide, réservée, mais si j’ai été une bonne élève, c’est sans doute parce que je devais faciliter la vie de mes parents.

La guerre a aussi marqué votre mère, Etty Buzyn…

Ma mère a vécu cachée, avec plusieurs autres enfants juifs, pendant deux ans en Savoie dans une famille catholique, chez une femme seule en fait, une paysanne. Ma mère lui voue une reconnaissance sans nom. D’ailleurs, cette femme a été faite Juste parmi les nations. Ses descendants ont même découvert, lors de cette distinction, que leur grand-mère, leur arrière-grand-mère avait caché des enfants juifs toute seule dans sa ferme en Savoie, au péril de sa vie. Cette femme vivait seule dans une ferme, elle a pris des risques inouïs, j’admire ce courage du quotidien.

Dans cet engagement, la dimension spirituelle n’est pas absente…

Bien évidemment. Prendre sous sa coupe des enfants, les protéger des patrouilles allemandes, les aider à mentir, à vivre, c’est s’élever au-dessus de soi-même. C’est cette éthique de vie que j’appelle la spiritualité. Cette femme, en plus, avait la foi. J’admire énormément et j’envie les gens qui ont la foi. Ils possèdent une sorte de réassurance dans la vie. Je l’ai vu à l’hôpital. J’ai eu beaucoup de patients qui, malheureusement, mouraient jeunes, et les familles qui avaient la foi, qui croyaient dans un éternel et dans un futur après la mort, vivaient en fait la maladie de façon incroyablement différente.

Et vraiment, je me suis dit : mais quelle chance de croire, quelle chance d’avoir ce repère ! Trouver un sens à la vie, une capacité à surmonter les épreuves, quand on n’a pas la foi, c’est un combat quotidien. Moi, j’essaie de surmonter cela par l’engagement politique que j’ai eu. Il me permet de compenser cette angoisse existentielle face aux horreurs et de trouver la voie pour prendre ma part et essayer de faire du bien. Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en l’homme et en sa capacité à faire du bien.

Dans votre pratique hospitalière, comment faisiez-vous face aux souffrances, à la mort ?

Là encore, l’exemple de mon père m’a aidée. On l’appelait le chirurgien des pauvres, mais, pour moi, il était aussi le chirurgien des personnes âgées. Il était extrêmement empathique, d’une disponibilité totale. D’ailleurs, il était très absent à la maison parce qu’il retournait voir ses malades à toute heure du jour et de la nuit. J’ai toujours essayé de donner ce temps, cette disponibilité à mes patients, et à me mettre à leur place.

L’expérience du Covid en tant que ministre vous a-t-elle changée de l’intérieur ?

Je me suis retrouvée dans une immense lessiveuse, au cours de cette période, et dans les manifestations de haine qui ont suivi. Il est très difficile de retrouver son équilibre après. C’est la lecture qui m’a aidée, en me donnant des clés et des leviers pour continuer à vivre malgré tout, pour me remettre debout, droite. Je pense notamment au livre de Cynthia Fleury, Ci-gît, l’amer. Ce fut le moment le plus intense de ma vie.

D’abord, parce que j’ai eu la perception très tôt d’un danger et du risque. Ensuite, parce que je me suis mobilisée extrêmement vite pour essayer de protéger les Français, et que j’ai l’impression d’avoir fait tout ce que je pouvais. J’ai eu le sentiment d’être en phase avec moi-même et avec ce que je devais faire. Que l’on me reproche de ne rien avoir fait alors que ce fut l’inverse, qu’on m’en veuille à ce point a été une épreuve d’une très grande violence, évidemment. Personne ne m’a interrogée pour savoir ce que j’avais fait durant cette période. Mais, quelque part, cette épreuve m’a aussi forgé le caractère. En fait, elle m’a aidée à mûrir et à grandir. Ce fut extrêmement violent pour mes enfants et ma famille. Mais, à titre personnel, j’en ai tiré énormément de leçons de vie. Et un enseignement politique.

Lequel ?

Qu’il fallait plus que jamais penser – et panser – la société. La politique souffre d’un déficit de pensée ; elle reste dans la matérialité. On pense que la politique revient à répondre aux besoins quotidiens. Mais la politique, ce n’est pas que ça ! C’est aussi d’aider la société à se projeter et à résister à ses démons. La société manifeste un besoin de spiritualité que la politique ne nourrit pas.

Voyez-vous quelqu’un dans le personnel politique actuel qui, justement, pourrait apporter une telle inspiration ?

Je trouve que l’on s’en éloigne un peu, et pourtant l’inspiration spirituelle, pour moi, est la marque des grands chefs d’État. On ne dirige pas un pays en répondant uniquement à l’immédiateté de la demande sociétale.

Faut-il, selon vous, une nouvelle loi sur la fin de vie ? Beaucoup de praticiens disent que la loi actuelle dite Claeys-Leonetti suffit. Le projet du gouvernement ne répond-il pas à une pression de l’opinion ?

La loi Claeys-Leonetti est peu connue et peu appliquée. Et il est sûr qu’il y a une demande sociétale très forte pour développer l’aide active à mourir. Mais celle-ci émane le plus souvent d’individus bien portants qui veulent être dans la maîtrise de leur vie et de leur mort. Elle est le produit d’une société individualiste qui considère qu’elle a tous les droits, y compris celui de mourir quand on le décide. L’ouverture assez large d’un droit à mourir que certains réclament aboutirait à mettre beaucoup de pression sur des gens très vulnérables. Dès qu’on légifère, il faut anticiper les dérives potentielles. Et le texte de loi tel qu’il est proposé aujourd’hui par le gouvernement est très prudent. Les bornes qui ont été mises, en tout cas dans le texte du gouvernement, avant que les amendements et les discussions parlementaires aient lieu, sont correctes. Le fait que le patient doit être en état de conscience, qu’il souffre d’une maladie grave, incurable, que son pronostic vital soit engagé à moyen terme, toutes ces limites nécessaires sont dans le projet. Le texte est très bien borné. Il répond à quelques cas individuels, sans ouvrir la porte à l’euthanasie à la demande. Mais il faut faire très attention. Il y a aujourd’hui un déséquilibre dans notre devise républicaine en faveur de la liberté et en défaveur de la fraternité. Je suis très attentive à ce que l’on fasse société et que le droit individuel ne l’emporte pas toujours systématiquement sur une société solidaire.

Donner la mort, c’est un acte de fraternité, comme le soutient le président ?

En l’occurrence, il ne s’agit pas de donner la mort. Mais d’offrir la possibilité d’abréger la vie des gens qui sont de toute façon condamnés avec une maladie très douloureuse. Et la loi insiste en parallèle sur le développement des soins palliatifs. On n’est pas dans un changement sociétal.

Vous évoquiez le manque de spirituel en politique. Comment combler ce vide ?

La politique ne peut pas combler le problème de la spiritualité de l’homme qui est forcément de l’ordre de l’intime. Il y a un énorme parallèle pour moi entre ma façon d’exercer la médecine et de faire de la politique. Un médecin ne doit pas se contenter de traiter les symptômes, il se doit de réfléchir à comment la personne retrouve plus, à terme, un état de « bien être » – c’est la définition de la santé par l’OMS.

L’absence de vision globale est toujours un danger. Aujourd’hui, la politique se résume trop souvent à réparer les problèmes de la société par des petites mesures au coup par coup au lieu de nous projeter dans la construction d’une société plus vivable. Le rôle du politique est d’offrir une vision de la société au-delà des solutions concrètes aux problèmes du quotidien, et c’est en cela que la spiritualité des hommes et des femmes politiques peut avoir un rôle à jouer.

Propos recueillis par Jérôme Cordelier

Source lepoint