Quand l’antisionisme apparaît parfois comme l’expression d’un nouvel antisémitisme, les auteurs estiment impérieux de trouver un équilibre pour permettre le débat tout en dénonçant les propos haineux.
Quelle place occupe l’antisémitisme dans la vie politique en France ? La question est vaste et nous confronte à des histoires bien différentes selon les partis. Mais elle soulève aussi une autre interrogation : qu’est-ce que l’antisémitisme aujourd’hui ? Les historiens Alexandre Bande et Pierre-Jérôme Biscarat, ainsi que le journaliste Rudy Reichstadt, ont réuni un collectif de chercheurs pour travailler à cette Histoire politique de l’antisémitisme en France. De 1967 à nos jours (Robert Laffont, 384 pages, 22 euros).
Chaque famille ou formation politique est passée en revue, du Rassemblement national aux Verts, la droite, la gauche, l’extrême gauche, etc. L’un des intérêts majeurs de ce livre est toutefois de revenir, dès son premier chapitre écrit par Alexandre Bande, sur le sujet le plus pressant aujourd’hui : l’antisionisme est-il l’expression d’un nouvel antisémitisme ? L’historien le croit.
Les massacres du 7 octobre 2023 en Israël et le sanglant siège de Gaza suscitent des polémiques légitimes, sauf lorsqu’elles tournent à la haine. Si l’« antisionisme » est l’un des termes du débat, son sens varie selon qui l’emploie. Il peut désigner une attitude critique vis-à-vis de la politique conduite par Israël, de la même manière qu’il est juste de questionner le comportement de tout autre Etat. Cependant, l’antisionisme est parfois l’expression d’une remise en question de l’existence même de l’Etat d’Israël, qui peut, de surcroît, conduire à rendre chaque juif responsable de la politique israélienne. C’est dans un tel contexte qu’il peut être considéré comme une forme d’antisémitisme.
Diabolisation d’Israël
Sur le plan historique, l’antisionisme est né en même temps que le sionisme, c’est-à-dire au tournant du XXe siècle. Mais c’est avec la fondation d’Israël, en 1948, qu’il prend une nouvelle dimension, puisqu’il prône désormais la disparition d’un Etat reconnu par l’ONU. L’étape décisive survient en 1967, lors de la guerre des Six-Jours. Israël assoit sa suprématie militaire sur ses voisins arabes, et sa victoire ouvre la voie à l’occupation, toujours en cours, de la Cisjordanie. Après cette date s’opère un « glissement de la critique du colonialisme à la démonisation d’Israël » et des juifs, écrit Alexandre Bande.
Dès 1967, l’URSS fait d’Israël un nouveau IIIe Reich et un « instrument de l’impérialisme », comme l’affirme un propagandiste soviétique, auteur d’un brûlot antisémite. Ce discours trouve un large écho dans les pays arabes et là où sévit la colonisation. En France, l’extrême droite commence bientôt à mêler négationnisme et antisionisme. Robert Faurisson ne craint pas d’affirmer à Téhéran, en 2006, qu’« Israël et le sionisme international » sont les « principaux bénéficiaires » des « prétendues “chambres à gaz” ». Alexandre Bande montre ainsi comment la diabolisation d’Israël est en marche, grâce à un discours « venu à la fois de l’extrême droite, de l’extrême gauche et de l’islam politique », l’Etat hébreu incarnant désormais l’« emprise occidentale sur le monde ». Les juifs de France sont emportés malgré eux dans ce mouvement et soupçonnés d’être d’inconditionnels soutiens à Israël.
Un nouveau terme polémique fait irruption dans le débat, en 2001, lors de la Conférence mondiale contre le racisme, tenue à Durban (Afrique du Sud), sous les auspices de l’ONU : celui d’« apartheid ». Certains militants y affirment en effet que, « depuis la disparition de l’apartheid, le sionisme est la dernière doctrine raciste dont il faut se défaire ».
Depuis, cette accusation d’apartheid en Israël s’est répandue. De multiples acteurs s’y sont livrés, leurs positions allant de l’antisémitisme à l’antisionisme jusqu’à la critique de la politique conduite par le gouvernement israélien. Dieudonné a repris cette rhétorique dès 2004, prétendant que les juifs avaient « financé l’apartheid et ses projets de solution finale ».
Lexique piégeux
Plus récemment, La France insoumise a déposé à l’Assemblée nationale, en juillet 2022, une proposition de résolution « condamnant l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid contre le peuple palestinien ». Et, en août 2023, un vaste collectif d’intellectuels israéliens et juifs du monde entier ont signé une lettre ouverte dénonçant le « régime d’apartheid » auquel sont soumis, selon eux, les Palestiniens en Cisjordanie occupée.
Le lexique est rempli de pièges, un terme pouvant être employé par des voix animées d’intentions distinctes, certaines condamnables, d’autres légitimes. Un équilibre doit être trouvé afin de permettre le débat, tout en dénonçant les propos qui versent dans la haine. Pour y parvenir, diverses définitions de l’antisémitisme ont été élaborées ces dernières années. Celle proposée en 2016 par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste a été approuvée par la France, en 2019. Elle statue que « l’antisémitisme est une certaine perception des juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte ».
« Histoire politique de l’antisémitisme en France. De 1967 à nos jours », sous la direction d’Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat et Rudy Reichstadt, Robert Laffont, 384 pages, 22 euros.