À l’approche de YomHaShoah, journée commémorative en mémoire des 6 millions de victimes juives assassinées dans la Shoah, il nous semble nécessaire de revenir sur la question de l’antisémitisme via l’essai analytique et historique de Brigitte Stora Un meurtre intime.
Après que sont Mes amis devenus et une thèse doctorale en psychanalyse, l’essayiste, intellectuelle et chanteuse Brigitte Stora propose une réflexion profonde sur l’antisémitisme : un meurtre intime, aux éditions du bord de l’eau. Loin d’une « œuvre de circonstance », c’est un travail de longue haleine, mûrement réfléchi avant la séquence si brutale que nous vivons et qui vient nous aider à prendre un peu de distance philosophique, analytique et historique, pour mieux comprendre le retour de l’antisémitisme.
Qu’est-ce qui vous a poussée à entreprendre un travail de recherche sur l’antisémitisme ?
Lors de la deuxième intifada, en octobre 2000, j’ai eu l’impression de voir une digue s’effondrer et de retrouver intact ce à quoi on avait cru échapper. Nous avons entendu à nouveau le discours qui avait mené à la Shoah. Je me suis demandé ce que les Juifs avaient fait aux autres pour que, 80 ans après, ils soient à nouveau le peuple le plus coupable du monde ? Disons que j’ai voulu interroger ce délire. Car évidemment, c’est un délire…
Quel est ce discours délirant ? Quelles sont ses constantes ?
Il place les Juifs dans une position de domination, de spoliation. En décembre 1943, au Vel d’Hiv, un an après la grande rafle, Joseph Darnand, chef de la milice déclare : « Nous préférons, quant à nous, mourir que de subir le triomphe d’Israël ». Alors même que la machine de mort tourne à plein régime !!!
Le 27 octobre 2018, après avoir assassiné 11 Juifs dans la synagogue de Pittsburgh, aux USA, le meurtrier néo nazi écrivit sur les réseaux sociaux son refus de laisser « les Juifs commettre un génocide sur son peuple« 1. Puis le responsable de l’attentat à la synagogue de San Diego, en avril 2019, écrit : « Je mourrais mille fois pour éviter le destin maudit que les Juifs ont planifié pour ma race« .
Ce sont les mêmes mots, le même imaginaire, la même légitime défense face aux Juifs coupables…. Il y a sans doute un vertige à affronter la pérennité de l’antisémitisme.
C’est peut-être ce vertige que beaucoup souhaitent s’épargner en parlant de « nouvel antisémitisme » alors même que les Protocoles des Sages de Sion, best-seller mondial, plus d’un siècle après leur parution, continuent d’inspirer tous les antisémites de la planète, y compris les islamistes.
En plus de la conspiration juive pour dominer le monde, trois éléments structurent le discours antisémite : d’abord la haine du nom juif, auquel on préfère un anonymat unanime, puis la volonté de s’affranchir d’une dette (celle de la Bible puis de la Shoah) et enfin le refus de tout manque, c’est-à-dire la haine du désir (d’où la hantise de la « contamination juive »).
On a longtemps pensé que l’antisémitisme était un type de racisme, qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
C’en est un aussi mais il s’agit d’une haine originelle, d’où la dimension toujours conspirationniste de l’antisémitisme.
Je reste persuadée que comprendre l’antisémitisme permet de comprendre comment fonctionne toute haine de tout autre. Les comprendre pour mieux les dénoncer ensemble.
Mais on s’est rarement battu contre l’antisémitisme, on ne défend ni les « puissants » ni les coupables… Bien sûr il y a eu l’affaire Dreyfus où la gauche, en défendant l’innocence d’un homme, a aussi sauvé ses propres valeurs. Dans l’histoire, beaucoup de Juifs ont cru pouvoir en finir avec leur malheur dans une lutte globale pour la justice, mais très peu ont plaidé pour eux-mêmes. C’est d’ailleurs très réjouissant de voir des groupes de jeunes Juifs émerger 2 qui, à l’intérieur d’un combat contre le racisme et pour la justice, ont décidé de ne plus s’effacer. Ceux-là d’ailleurs dénoncent l’étrange mise en exception qui fait de leur parole de « premiers concernés », pourtant légitimes pour tous les autres, une parole toujours suspecte.
Quant au sionisme, il s’agit moins d’une dénonciation de l’antisémitisme que d’un départ. Léon Poliakov a écrit que « le peuple d’Israël, après sa dernière, sa plus terrible saignée, s’est replié sous sa tente.« 3
Comment rester humanistes dans les sombres temps de grandes vagues d’antisémitisme ?
L’antisémitisme est un désastre pour les Juifs mais il est aussi une destruction politique autant qu’une défaite intime. Pour la gauche ou le féminisme, le consentement à l’antisémitisme est un renoncement aux valeurs d’émancipation qui les ont fondés. Mais pour les Juifs, il constitue aussi l’éternel défi. Comment ne pas se laisser enfermer dans la peur, la terreur de l’abandon du monde, quitte parfois à s’en satisfaire. L’an- tisémitisme mondial, le négationnisme du pouvoir iranien, la violence du Hamas sont les principaux soutiens et arguments de l’extrême droite israélienne. C’est une victoire accordée à l’antisémitisme et un abandon de tout ce qui a fait la force du judaïsme.
Il faut se relier à la tradition des penseurs de la fragilité, qui, de Neher à Levinas, s’est opposée à la négation de l’Autre. A cause de la Shoah et malgré la Shoah, ils ont décidé de se situer du côté de la vie et de la solidarité où plus aucun autre ne peut être effacé. C’était leur réponse au nazisme, c’est encore aujourd’hui une leçon.
Interview de Brigitte Stora par Yaël Hirsch, extraite du dernier Chema
Notes :
1 BBC, 29 octobre 2018, news à consulter ici.
2 tels Golem, l’Oraj, les Juives et Juifs révolutionnaires, etc. …
3 POLIAKOV Léon, Le bréviaire de la haine. Éditions Calmann-Lévy 1951.