Pour Yariv Mozer, réalisateur du documentaire « Adolf Eichmann : les aveux du diable », la comparaison de Jean-Luc Mélenchon entre le président de l’université de Lille et le criminel de guerre nazi est « insensée » et révèle sa méconnaissance de l’oeuvre d’Arendt.
Le jeudi 18 avril, la conférence de Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan, qui devait se tenir à l’université de Lille, est annulée par le préfet du nord et le président de l’université, Régis Bordet. Il n’en fallait pas plus pour que le leader de La France insoumise s’indigne et lance une de ces saillies dont il a l’habitude, en comparant le président de la faculté à l’ancien dignitaire nazi Adolf Eichmann. Face à la polémique suscitée par ses propos, Jean-Luc Mélenchon n’en démord pas. Sur X, il persiste et signe : la complicité de Bordet dans l’annulation dont il est victime serait une illustration du mécanisme de la « banalité du mal ».
Ce concept fut théorisé par Hannah Arendt en 1963. Dans son célèbre ouvrage Eichmann à Jérusalem, la philosophe décrit Eichmann non pas comme un monstre de sadisme, mais comme un bureaucrate étonnamment banal, parfait exemple de cette fameuse « banalité du mal » qui explique, selon elle, que des actes atroces peuvent être commis par des hommes normaux, simples exécutants de la machine bureaucratique.
Mais pour Yariv Mozer, réalisateur du documentaire Adolf Eichmann : les aveux du diable (2022), Jean-Luc Mélenchon se trompe doublement. Non seulement Régis Bordet n’a rien d’Adolf Eichmann, mais l’Eichmann que décrit Arendt et auquel fait référence l’Insoumis, petit fonctionnaire docile qui ne ferait qu’appliquer les ordres de sa hiérarchie, n’a en fait jamais existé.
Que vous inspire la comparaison faite par Jean-Luc Mélenchon, entre le président de l’université de Lille et Adolf Eichmann ?
Yariv Mozer Cette comparaison est insensée. Jean-Luc Mélenchon se trompe totalement s’il pense que cette comparaison honteuse est une manière intelligente d’invoquer le concept de « banalité du mal » de Hannah Arendt. Il doit actualiser sa compréhension de la philosophie d’Arendt, car la majorité des historiens portent désormais un regard critique sur son interprétation du personnage d’Eichmann lors de son procès en 1961. Depuis la parution de l’ouvrage d’Arendt Eichmann à Jérusalem en 1963, de nombreuses découvertes ont été faites.
Avec ce concept, Arendt a certes formulé une idée passionnante, mais elle a trouvé en Eichmann le pire exemple possible. Eichmann était un nazi dévoué, un idéologue fasciste qui croyait sincèrement que le peuple juif devait être éliminé du monde. C’est ce que j’essaye de démontrer dans mon documentaire Les Aveux du diable, en m’appuyant sur les propos de Eichmann lui-même, dans des entretiens donnés au journaliste néerlandais et sympathisant nazi Willem Sassen, en Argentine, dans les années 1950. Dans ces entretiens, que j’ai pu consulter, Eichmann déclare qu’il croyait véritablement en ce qu’il faisait, qu’il ne se contentait pas d’obéir aux ordres.
Adolf Eichmann était donc loin de correspondre au modèle du petit bureaucrate qui ne fait qu’obéir aux ordres de sa hiérarchie, que décrit Arendt dans Eichmann à Jérusalem, et auquel fait référence Jean-Luc Mélenchon ?
Très loin de là ! Il y a d’innombrables décisions prises par Eichmann qui démontrent avec quel dévouement il accomplissait sa tâche, qui était de mettre en œuvre la solution finale. Loin d’être un simple rouage de la bureaucratie nazie, il a su la manipuler, en comprenant son fonctionnement dans les moindres détails, de manière à ce qu’il soit en mesure d’obtenir beaucoup plus que ce que ses missions initiales exigeaient.
Un exemple pour illustrer ce dépassement de fonction. A la fin de la guerre, il est nommé en Hongrie. Les trains étaient attendus au front pour aider l’armée allemande, qui était dans une très mauvaise posture. Malgré cela et contre les intérêts militaires de l’Allemagne, il a insisté pour que les trains envoient 450 000 juifs de la communauté juive hongroise à Auschwitz.
On voit bien qu’Eichmann est tout sauf un petit fonctionnaire qui obéit docilement aux ordres. Il a outrepassé ses fonctions pour poursuivre des objectifs idéologiques très personnels.
Quel rôle a joué Adolf Eichmann dans le régime nazi ?
Eichmann était responsable d’un département de la Schutzstaffel (SS) au sein de la Gestapo, la police politique, dédié à la question des ennemis de l’Etat nazi, et plus particulièrement des juifs. Il était chargé de localiser les juifs, en particulier dans les territoires occupés. Eichmann et ses collaborateurs devaient identifier, localiser et capturer tous les juifs afin de les faire monter dans les trains qui les emmèneraient dans les camps de la mort.
Malheureusement, il a excellé dans ce rôle. Il a mené à la mort au moins 2,5 millions de personnes, venant des Pays-Bas, de la Grèce, de la Hongrie, du Danemark, de l’Autriche… Mais pour Eichmann, ça n’était pas assez. Dans les enregistrements, on peut l’entendre dire : « Si on avait tué 10,3 millions de juifs, j’aurais été satisfait et j’aurais dit : ‘Très bien. On a exterminé un ennemi’. »
Vous avez mentionné les enregistrements des entretiens avec Willem Sassen. Quel était le but de ces entretiens, et pourquoi Eichmann a-t-il accepté d’être enregistré, sachant qu’en tant qu’ancien dignitaire nazi, il était très recherché ?
Eichmann estimait qu’il n’avait pas reçu le crédit et la reconnaissance qu’il méritait pour son travail pendant la guerre. Alors que tous les hauts responsables du régime ont été jugés lors des procès de Nuremberg, Eichmann s’est enfui en Argentine et il a changé de nom.
Après avoir occupé un rôle de pouvoir, l’anonymat était pour lui très pesant. Lorsque Sassen est venu lui proposer d’écrire un livre sur lui, cela a parlé à son manque de reconnaissance. Sauf que pour faire ce livre, Sassen avait besoin d’enregistrer leurs échanges. Eichmann savait que c’était risqué, mais son narcissisme et son besoin de reconnaissance ont pris le dessus.
C’était ce qui le différenciait d’un Josef Mengele [NDLR : officier de la SS et médecin à Auschwitz] qui était son meilleur ami. Mengele, contrairement à Eichmann, ne cherchait pas la reconnaissance. C’était un pur paranoïaque, il n’aurait jamais accepté de donner une interview enregistrée. Le résultat, c’est que Mengele n’a jamais été capturé, contrairement à Eichmann.
D’une certaine manière, on peut se demander si Eichmann, dans son inconscient, ne cherchait pas à se faire prendre, tant il souhaitait rester dans les mémoires pour ce qu’il avait fait.
Eichmann avait expressément demandé que les enregistrements ne soient jamais dévoilés avant sa mort. Comment cela se fait-il qu’ils aient fuité avant sa capture ?
Quand Eichmann a été attrapé par le Mossad israélien et traduit en justice à Jérusalem, Willem Sassen avait des problèmes d’argent. C’est pour cette raison qu’il a décidé de le trahir en vendant un article, basé sur ces enregistrements, au magazine américain Life. Cependant, il n’a pas donné aux journalistes les enregistrements.
Pendant le procès, l’accusation a tenté de présenter l’article paru dans Life comme une pièce à conviction, mais l’absence des enregistrements originaux n’a pas permis d’utiliser ces enregistrements dans le procès.
Sassen a remis les cassettes à la famille Eichmann, qui les a par la suite vendues à une maison d’édition en Suisse. Elles sont passées d’une main à l’autre, jusqu’à ce qu’elles arrivent aux archives nationales allemandes. Après avoir négocié avec les archives, j’ai réussi à obtenir un accès complet aux enregistrements, et j’ai pu les inclure dans Les Aveux du diable.
Dans ces enregistrements, on entend Eichmann dire fièrement qu’il n’était pas un pur bureaucrate, et qu’il croyait profondément dans l’idéologie nazie. « Je voyais le peuple juif comme une menace pour le sang allemand et la nation allemande », affirmait-il. On l’entend même évoquer des regrets, mais pas ceux auxquels on s’attend : « Notre jeune génération sera toujours en colère parce que nous n’avons pas accompli le travail complet. »
Malgré la publication de l’article dans Life, comment se fait-il qu’il ait pu berner tout le monde lors de son procès ? Même une femme de l’intelligence d’Hannah Arendt s’est fait avoir…
La philosophe allemande Bettina Stangneth, auteure d’un livre notable sur le sujet, intitulé Eichmann Before Jerusalem (2015), explique qu’Eichmann était le type même de l’officier SS. Formé comme espion, il était très fort pour changer d’identité et mentir. On peut le voir sur les photos prises pendant sa cabale, il était maître dans l’art de changer d’identité et d’apparence, en modifiant sa coupe de cheveux, en s’habillant différemment, etc. Il savait se faire passer pour un homme banal, aux antipodes du tueur de masse. C’est ce qu’il a fait pendant le procès, en jouant le rôle du petit fonctionnaire naïf et un peu bête. Il était difficile de croire qu’un tel personnage puisse être à l’origine de ce dont il était accusé.
Mais toutes les personnes qui ont rencontré Eichmann pendant la guerre et qui ont témoigné lors du procès, une dizaine seulement, disaient la même chose : « Ne croyez pas la personne assise devant vous. Le vrai Eichmann est à l’opposé de ce que l’on voit ici. Lorsqu’il porte son uniforme noir des SS, avec un pistolet à la ceinture, c’est un homme arrogant, cruel, qui interdisait aux juifs de s’asseoir devant lui, prenait plaisir à les humilier. »
Pensez-vous que le fait qu’Arendt se soit trompé sur Eichmann délégitime pour autant le concept de banalité du mal ?
Je ne pense pas. La banalité du mal de Arendt permet d’expliquer le comportement de beaucoup de personnes dans des régimes de dictature fasciste, ces masses de personnes ordinaires qui se retrouvent à faire un travail bureaucratique sans le rapporter aux conséquences plus larges que ce travail implique. C’est un concept utile, un avertissement pour tous les êtres humains, pour nous rappeler ce que nous sommes capables de faire dans des situations particulières.
Mais simplement, il faut l’utiliser correctement, et ne pas l’instrumentaliser comme l’a fait M. Mélenchon, en se référant à Eichmann qui, à nouveau, n’était pas du tout la bonne personne pour cette théorie