Dans sa chronique du mardi 23 avril, Éliette Abécassis s’interroge, à partir d’un livre de Laurent Alexandre, sur les avancées de l’intelligence artificielle et leurs conséquences pour nos civilisations et notre futur.
La nouvelle transcendance est-elle numérique ? Déjà nous sentons que nous perdons pied face à la technologie qui envahit nos vies, à un rythme fou ; qui nous décontenance, qui nous devance, qui nous domine, qui nous précède et nous entraîne dans un flux incessant d’innovations, d’« implémentations », qui sont autant de révolutions coperniciennes face auxquelles nous avons du mal à faire face.
Nous nous sentons dépassés, et nous le sommes. Et dans cette course au progrès, voici la nouvelle, l’intelligence artificielle face à laquelle les révolutions du passé sont déjà obsolètes, et bientôt, nos cerveaux : puisqu’elle s’empare de nos données et des traces que nous laissons à longueur de journée pour régir nos vies, nous influencer, nous orienter dans nos choix et même dans nos absences de choix. Nos comportements sont décryptés et algorithmés, nous sommes quantifiés.
La tentation de l’homme augmenté
Et plus que cela, ChatGPT, le modèle avancé de l’intelligence artificielle, s’intéresse à la longévité humaine et pourrait bien nous rendre, en un sens, immortels. Selon Laurent Alexandre, écrivain, chirurgien et énarque, fondateur de Doctissimo et de plusieurs entreprises de high-tech (a-t-il été implémenté ?), d’ici quelques années, l’IA dépassera le cerveau humain (1). En effet, depuis longtemps, Google a créé Calico qui allonge le temps de la vie, en imaginant une IA qui aura intégré toutes nos données, associée à un hologramme, et sans doute un chatbot permettra-t-il de discuter avec les morts, ceux qui ont marqué nos vies, nos aïeux, et peut-être même des personnages historiques qui répondront à nos questions, comme Louis XIV ou Napoléon.
Tout s’enchaîne, plus vite que nous ne le pensons. À une vitesse vertigineuse. Les scientifiques parlent d’une symbiose qui se prépare entre la machine et l’homme. Par Neuralink, des puces sont déjà greffées sur des cerveaux humains. Et bon nombre de changements de paradigmes ont lieu. ChatGPT accélère l’industrialisation de l’amour et la programmation des futurs cerveaux de nos progénitures : l’enfant devra être augmenté pour être au niveau de l’intelligence artificielle qui rend le neuroenhancement indispensable pour permettre à nos descendants de ne pas être trop distancés par les machines bien plus performantes que les humains.
Le transhumanisme, cette idéologie progressiste qui veut sauver l’homme, n’était « qu’un apéritif » : le « toboggan technologique » associé à l’intelligence artificielle nous mène droit à un changement radical de l’humanité. Notre seule façon de survivre serait-elle de rejoindre la machine dans son univers, comme le suggère Laurent Alexandre ? Dans ce cas, nous sommes réellement entrés dans une nouvelle dimension, qui pourrait être celle de la fin de l’homme tel que nous le connaissons. Et nous le regrettons.
Pourquoi ? Il était fini, imparfait, mortel, méchant, barbare jusque dans la civilisation, génocidaire, raciste, violent, cruel et mauvais. La société n’était pas la seule à le dépraver. Tout y conspirait, et surtout lui-même. Le voilà, face à son risque existentiel, celui de sa néantisation et de son autodestruction par sa force démiurgique : « L’IA n’est déjà plus un choix, mais le sens de l’Histoire. » Dans des pages conclusives à l’accent prophétique, Laurent Alexandre, par une triste litanie « il aurait fallu », pense qu’il est trop tard pour arrêter le progrès. Il aurait fallu réfléchir avant de se lancer à corps perdu dans l’innovation technologique. Il aurait fallu légiférer, tant qu’il en était encore temps. Mais avec des « si », on mettrait Paris en bouteille, et l’homme, en liberté.
Une nouvelle religion
Désormais, nous sommes condamnés à penser le progrès, et à envisager toutes les questions philosophiques qu’il pose, et non la moindre, celle de la limite de l’homme et son rapport à la finitude. Sur le lit de la neutralité scientifique, une nouvelle religion est née et nous n’en sommes peut-être pas conscients. Nous lui obéissons tous aveuglément. Selon Laurent Alexandre, prophète ou contre-prophète, Internet, cette « poubelle addictive », est pourtant le pilier de l’économie mondiale et nous ne pouvons plus que le regretter.
L’IA permet aux géants du numérique de nous influencer, sans que nous puissions rien faire pour l’arrêter. L’« algorithmocratie » remplace déjà la démocratie inadaptée. Homogénéisation de la pensée, dégradation de l’éthique, perte de réactivité émotionnelle, surchauffe informationnelle, fragmentation et isolationnisme, rigidité systémique… L’auteur énumère toutes les menaces de notre époque, et s’inquiète de notre futur. De la possibilité d’un futur. « Nous sommes, dit-il, dans une vision saisissante, comme les habitants de Pompéi en l’an 79, juste avant l’éruption du Vésuve. » Nous nous croyons immortels, et nous avons créé le moyen de l’être. Mais comme Adam croquant la pomme, nous risquons d’être jetés hors du paradis.
(1) ChatGPT va nous rendre immortels, Éd. JC Lattès, 496 p., 21,50 €.
Eliette Abécassis