Le 7 octobre, l’attaque du Hamas a endeuillé à jamais la société israélienne. La diaspora juive, elle aussi, vit en état de choc. Alors que le Moyen-Orient menace de s’embraser, le rabbin Delphine Horvilleur s’efforce de garder vivante une lueur d’espérance.
« La peur s’est réveillée », écriviez-vous après le 7 octobre. Six mois après, le traumatisme est-il toujours aussi vif ?
Oui, la douleur reste très vive. Le deuil de tous ces morts qui s’accumulent n’en finit pas de réverbérer. Nos habitudes reprennent, mais « pas comme avant », ainsi que le chantait France Gall dans « Évidemment ». J’écoute tout le temps depuis six mois cette chanson, l’une des plus belles jamais écrite sur le deuil. La nuit d’angoisse que nous venons de vivre avec l’attaque de l’Iran sur Israël me donne le sentiment que nous sommes entrés dans un autre temps de notre histoire. Une zone d’inconnu absolu.
Vous n’êtes plus la même. Une femme différente, « amochée », dites-vous dans votre livre…
Pour l’instant, je me sens plus pessimiste que ma nature profonde. Ce qui a toujours guidé mon rabbinat était la volonté de construire des ponts, d’être engagée dans une conversation avec l’autre. Aujourd’hui, je sens cette dernière parfois impossible, parce qu’il y a tellement de haine autour de nous… Le propre de la haine, c’est qu’elle est très vite contaminante. Et qu’elle nous défigure. Comment fait-on pour ne pas être défiguré par la haine ? Je me pose constamment la question. Par exemple, j’ai fait le choix de me déconnecter en grande partie des réseaux sociaux, parce que certains d’entre eux sont accaparés par des gens qui ont l’envie folle de nous mener vers une forme de guerre civile.
Face à de tels événements, on se sent traversé par des émotions extrêmement puissantes. Comment garder une forme de recul ?
La clé réside dans l’empathie. Essayer de se mettre à la place de l’autre. Répété à toutes les sauces, le mot s’est affadi, mais il est la clé numéro un de la préservation de notre humanité. Je ne supporte plus tous ces gens qui relativisent la douleur du camp d’en face, comme si l’autre l’avait bien cherchée. J’appelle cela la « rhétorique du mais » : « C’est terrible ce que tu vis, mais quid de la souffrance des civils palestiniens ? » Comme si elle seule était légitime à être racontée. Ou comme si je n’y étais pas sensible ! Évidemment qu’il y a beaucoup plus de morts palestiniens qu’israéliens aujourd’hui ! Évidemment qu’il y a urgence à lutter contre la famine à Gaza ! Moi, je veux résolument me situer dans une rhétorique du « et ». Je crois qu’on a le devoir de penser aux uns et aux autres, de percevoir les douleurs des uns et des autres, les culpabilités des uns et des autres, les responsabilités des uns et des autres.
Comme rabbin libéral, féministe, pro-palestinien, vous incarnez une figure du dialogue : cela vous paraît-il toujours tenable ?
Effectivement, c’est difficile. Ces dernières semaines, je me suis fixé une règle minimale : je peux parler avec tout le monde, dès lors que l’autre ne nie pas mon droit à l’existence. Autrement dit, je ne dialoguerai pas avec quelqu’un qui nie le droit des juifs à se trouver sur la terre d’Israël. Ou celui des Palestiniens à se trouver là. Et il y a bien des manières de nier ce droit à l’existence.
C’est-à-dire ?
À Paris, par exemple, la police est venue dans la communauté juive pour nous demander d’enlever nos noms sur les sonnettes ; de retirer la mezouzah à l’entrée de la porte ; de prendre un pseudo pour réserver au restaurant… Je ne le raconte pas pour faire pleurer dans les chaumières ! Mais au nom de quoi la souffrance du peuple palestinien, à des milliers de kilomètres d’ici, justifie-t-elle que je me trouve en danger, moi, citoyenne française ? Là, voyez-vous, on entre dans le domaine de la négation de mon droit à l’existence. Cela me fait penser à ce qu’écrivait le poète Amos Oz. Quand son père vivait en Europe, il voyait écrit sur les murs : « Juif, dégage d’ici, va en Palestine. » Et quelques décennies plus tard, il a lu sur ces mêmes murs : « Juif, dégage de Palestine. » Le juif, où qu’il se trouve, on lui reproche d’y être.
Morts contre morts, souffrances contre souffrances… Cette concurrence victimaire s’exacerbe dans notre société. Comment en sortir ?
On s’en sort en refusant les conditions de ce balancier. Il faut penser avec un « e », et panser avec un « a » les souffrances d’où elles viennent. Arabes ou juives, toutes sont humaines. Et il faut se poser la question : quel est l’intérêt des haineux à faire grandir cette haine chez nous tous ?
L’antisémitisme a-t-il changé de visage depuis le 7 octobre ?
Une chose m’interpelle dans la façon de décrire le conflit proche-oriental aujourd’hui : aussitôt surgissent dans la conversation les camps de concentration, avec une nazification des « méchants » – les juifs -, et une judaïsation des victimes – les Palestiniens. On peut critiquer la démesure de la réponse israélienne, mais quelle autre nation au monde n’aurait pas réagi à une attaque comme celle du 7 octobre, l’équivalent de cent Bataclan ( le 13 novembre 2015, à Paris. « Cent » à l’échelle de la population d’Israël, NDLR) ? Plaquer un autre temps de l’Histoire sur ce conflit est obscène, insupportable. Cela revient à vouloir retirer aux juifs une partie de leur passé.
Que produit cette confiscation du passé ?
Elle nous interdit d’éprouver de l’empathie vis-à-vis des Israéliens, qui souffrent dans leur chair de ce deuil gigantesque qui s’est abattu sur eux le 7 octobre. Cela ne m’empêche en rien de me sentir dévastée par les images de guerre en provenance de Gaza. Et de prier pour qu’on engage une solution politique, la seule apte à nous sortir de ce drame absolu.
Tant que Benyamin Netanyahou assumera son jusqu’au-boutisme, croyez-vous à une solution politique ?
Il va bien falloir que les Israéliens et les Palestiniens trouvent comment habiter ensemble sur ce bout de terre ! Entre, d’un côté, un gouvernement d’extrême droite messianique et nationaliste, qui appelle à exiler les Palestiniens dans un pays voisin ; et, de l’autre, ceux qui réclament une Palestine « from the river to the sea » (de la rivière à la mer), autrement dit un nettoyage ethnique des juifs d’Israël, les deux postures sont inacceptables. N’oublions pas la raison d’être de l’État d’Israël : offrir un refuge à un peuple que les nations n’ont pas pu, pas su, pas voulu – cochez la bonne réponse – sauver. Il faut bien penser que la politique israélienne se mène avec cette histoire-là. De la même manière que l’exil, la peur du non-retour hantent aujourd’hui la psyché palestinienne. Chacun, à la fois sur place et à distance, vient greffer sur l’histoire en cours ses propres fantômes, ses propres démons.
Vous semble-t-il audible, dans la société israélienne d’aujourd’hui, d’imaginer tendre la main à un gouvernement post-Hamas ?
C’est non seulement audible, mais nécessaire. Cela impliquerait, de part et d’autre, de changer de leadership. Jusqu’à preuve du contraire, le Hamas a inscrit dans sa charte la destruction de l’État d’Israël. Et une partie du gouvernement israélien d’aujourd’hui fera tout pour empêcher la création d’un État palestinien. Dire tranquillement à Paris, depuis un café, ce que les gens devraient faire est une chose. Mais aujourd’hui, les bombes tombent, des otages restent retenus prisonniers, les femmes violées témoignent, les morts palestiniens sont partout. Le temps n’est pas à l’écoute de l’autre.
Depuis le 7 octobre, dans votre synagogue, des besoins nouveaux émergent-ils ?
Je n’ai jamais eu autant de monde à mes cours. On me raconte : « Quand on s’est rencontrés, le judaïsme, ce n’était pas si important. Et tout d’un coup, avec notre inquiétude pour nos enfants, pour Israël, cela prend une place considérable. » Parce que le monde leur demande des comptes, les gens se disent : « Quitte à être juifs, soyons-le intelligemment. Essayons de comprendre, étudions. » Mon travail rabbinique s’en trouve comme décuplé dans sa sacralité. Parce qu’au cœur de cette nuit dans laquelle nous sommes entrés, je me sens engagée encore plus qu’avant dans le devoir sacré de parler. De lutter pour notre humanité conjointe. De me tenir, aussi, au côté des miens. Notre génération va devoir traverser cette nuit.
Vous avez commencé votre livre par une adresse à vos enfants, en leur souhaitant d’être des « lumières » dans la nuit…
Mes enfants ont 11, 15 et 18 ans. Et je me dis qu’ils vont devoir faire avec. Ou plus exactement qu’ils vont faire avec… et sans. Le propre de grandir, c’est d’apprendre à perdre. Il faut apprendre à pleurer. Il faut apprendre à vivre sans. Le monde dont ils héritent est un monde cassé. En témoigne, dans la tradition juive, le symbole du verre cassé au mariage. Quand on se marie, on s’imagine que notre amour nous place dans un état de complétude absolue. Et on rappelle aux mariés, au moment où ils fondent un foyer, qu’ils vont devoir construire avec le verre cassé. Autrement dit avec ce qui, à tout jamais, est brisé, manquant et faillible dans le monde. Et cela ne va pas les empêcher de construire quand même.
Par Marie-Yvonne Buss
Mme Horvilleur a récemment déclaré, voire sans doute écrit, qu’Israël avec cette nuit du 7 Octobre n’aura eu un Etat dans l’histoire que 3 fois 75 ans! Qui aura sonné le glas? le Hamas et les Palestiniens ou Nétanyahou?