CheckNews : Le Hamas a-t-il revu à 22 000 le nombre de tués à Gaza ?

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De nombreuses publications affirment sur les réseaux sociaux que le mouvement islamiste aurait reconnu qu’un tiers des victimes était «inventé». Il s’agit d’une lecture abusive de la nouvelle présentation du bilan des victimes. Même si les statistiques continuent de susciter des doutes.

Depuis ce week-end, de nombreux internautes et relais pro-israéliens relaient l’information selon laquelle le ministère de la Santé gazaoui aurait admis qu’il n’y avait en réalité «que» 22 000 morts à Gaza, au lieu de 33 000 décès.

La plupart des internautes relayant cette affirmation s’appuient sur une analyse publiée le 9 avril par la Foundation for Defense of Democracies (FDD), un lobby pro-israélien installé à Washington. L’article, intitulé «Le ministère de la Santé de Gaza, dirigé par le Hamas, admet des failles dans les données sur les victimes», est une réaction à une modification dans la présentation des chiffres, survenue la semaine dernière, dans les rapports du ministère de la Santé de Gaza.

Comme nous l’avons longuement détaillé dans un article précédent, en raison de la destruction de nombreuses infrastructures dans l’enclave, le décompte des morts à Gaza, depuis la mi-novembre, provient de deux sources différentes.

Une part est issue de la base de données centrale où sont enregistrés les décès en provenance des hôpitaux de Gaza encore connectés au système central d’enregistrement du ministère de la Santé. Mais plusieurs hôpitaux ont été coupés de ce système (dès novembre, puis en janvier et février), en raison des bombardements israéliens. Sur les huit hôpitaux collectant les données des morgues, seuls trois sont encore connectés au ministère de la Santé. Pour pallier ces «trous» dans les remontées d’informations, une autre partie des décès provient de ce que les autorités de Gaza ont qualifié de «sources médiatiques fiables».

Il s’agit de rapports médiatiques, de témoignages de premiers secours, mais aussi d’un formulaire mis en place début janvier qui permet aux familles de déclarer des morts ou des personnes disparues.

L’identité de nombreuses victimes est inconnue

Depuis la mi-décembre, le ministère de la Santé donnait les chiffres du système central, et ceux des «sources tierces». Ainsi, le 1er avril, on comptait 32 845 décès, dont 17 775 enregistrés sur le système central, et 15 070 rapportés par les «sources médiatiques fiables».

Le ministère a modifié cette présentation début avril. Il continue d’opérer un distinguo entre deux sous-ensembles, mais qui ne sont plus tout à fait les mêmes. Le ministère communique désormais d’une part sur les victimes dont l’identité est vérifiée. Il s’agit de la totalité des décès enregistrés dans le système central (19 105 selon le dernier rapport publié le 13 avril), auxquels ont été ajoutés les morts signalés par les familles pour lesquels les identités ont pu être totalement vérifiées (2 367, au 13 avril). Le ministère précise dans son rapport que les données d’un défunt sont considérées comme incomplètes s’il manque l’une des informations suivantes : numéro d’identité, nom complet, sexe, date de naissance, date du décès.

Le deuxième sous-ensemble comprend ces victimes pour lesquelles les informations ne sont pas complètes. Il s’agit de l’ancien sous-ensemble «victimes rapportées par des sources tierces», auquel ont été soustraites les victimes signalées par la famille, et dont l’identité a été complètement vérifiée.

La nouvelle présentation acte donc le fait que l’identité de la très majorité des victimes rapportées par les «sources médiatiques fiables» n’a (encore) pu être formellement vérifiée.

Dans le dernier rapport publié, le 13 avril, le ministère décompte 33 634 décès, dont 21 472 identifiés, et 12 162 dont les autorités n’ont pas totalement confirmé l’identité.

De nombreux commentateurs ont vu – ou voulu voir -, dans ce changement de présentation, la preuve – voire l’aveu – qu’il n’y aurait en fait «que» 22 000 victimes (celles dont l’identité a été vérifiée). De nombreux posts assurent ainsi que le Hamas «revient sur son estimation», ou «reconnaît» avoir exagéré le nombre de victimes. Une interprétation abusive.

Même l’article de la FDD, largement cité par les internautes, est moins affirmatif. On y lit : «Aujourd’hui, nous constatons qu’au moins un tiers des données du ministère sont au mieux incomplètes – et au pire fictives.»

Sans préjuger de l’exactitude des chiffres du ministère de la Santé de Gaza, il ne fait aucun doute que l’identité de nombreuses victimes est inconnue, seulement partiellement connue, ou non vérifiable. Des milliers de victimes ont été ensevelies sous les décombres, ou ont été enterrées sans passer par les hôpitaux.

Des statistiques à prendre avec une grande prudence

Reste que ce si ce changement de présentation du ministère suscite autant de réactions, c’est que les décès rapportés par les «sources tierces» étaient déjà une forme de «trou noir statistique», objet de soupçons de manipulation. Comme nous l’écrivions dans notre précédent article, si le recours à cette méthode alternative de collecte d’informations s’explique aisément du fait de l’effondrement du système de santé et des communications, les autorités gazaouies ont été très opaques sur leur méthodologie. Très peu de détails étaient donnés sur la manière dont les informations étaient collectées, et le niveau d’information concernant ces victimes.

Dans ses rapports publiés entre mi-décembre et fin mars, le ministère de la Santé précisait uniquement la catégorie (enfants, hommes, femmes) pour les décès enregistrés dans le système central. Fin mars, les hommes représentaient ainsi 42 %, les femmes 29 %, ainsi que les enfants.

Aucune répartition n’était en revanche donnée pour les victimes dont la mort avait été rapportée par les sources tierces. Mais le ministère de la Santé indiquait en préambule de ses rapports la part des femmes et enfants dans le total des victimes (entre 70 et 72 %), impliquant que cette information, sans jamais être détaillée, était connue.

Problème : sachant que les hommes représentaient, fin mars, 42 % des quelque 18 000 victimes enregistrées dans le système central, il aurait fallu qu’ils ne représentent que 11 % des 14 000 morts rapportés dans les sources tierces pour que les femmes et les enfants représentent 72 % du total des 32 000 victimes.

Une anomalie majeure jetant le doute sur la fiabilité des données rapportées par les «sources tierces».

Interrogé par plusieurs médias, dont CheckNews, sur ces incohérences, le ministère de la Santé de Gaza a d’ailleurs fini par modifier son discours. Dans un échange avec Sky News le 4 avril, un porte-parole du ministère a pris pour la première fois ses distances avec ce pourcentage de 70 % des femmes et d’enfants, qualifié d’«estimation médiatique». Le porte-parole «n’a pas été en mesure d’expliquer le fondement de cette estimation ni qui l’avait établie», indique l’article de Sky News.

Dans la nouvelle présentation des chiffres, le ministère de la Santé a cessé de donner le pourcentage de femmes et d’enfants dans le total des morts. Il donne cette répartition que pour les 22 000 morts dont l’identité complète a été renseignée (39 % d’hommes – sans compter les hommes âgés —, 32,5 % d’enfants, 21 % de femmes – sans compter les femmes âgées —, 7,5 % de personnes âgées).

Etonnamment, le bureau des médias du gouvernement gazaoui (GMO, government media office) continue, lui, de donner la part des femmes et les enfants parmi le total des morts (72 %). Ce qui suppose donc de connaître la répartition par genre et âge des victimes non encore identifiées… et implique, à nouveau, une sous-représentation très suspecte des hommes.

Ainsi, le 13 avril, un post Telegram du GMO faisait état de 33 686 morts et indiquait, ce total, 14 560 enfants, 9 582 femmes, et donc, par déduction, 9 544 hommes.

Or, le ministère la Santé comptait à la même date 8 373 hommes adultes (sans compter les hommes âgés) parmi les 21 489 décès dont l’identité était vérifiée. Ce qui signifierait qu’il n’y aurait au plus 1 171 hommes parmi les 12 197 victimes dont l’identité n’a pas encore été vérifiée. Ainsi, on aurait environ 40 % d’hommes parmi les victimes identifiées… mais moins de 10 % parmi les victimes dont l’identité n’a pas été vérifiée.

Ce qui est très improbable, et incite à prendre avec une grande prudence les statistiques du GMO.

Une sous-estimation globale du nombre de morts ?

Ces anomalies persistantes, qui posent question sur la sincérité du bilan, indiquent-elles que le total des victimes est surestimé ? Pas forcément, selon Gabriel Epstein, qui fut un des premiers à mettre le doigt sur les incohérences majeures des chiffres du Hamas, dans une publication fin janvier pour le Washington Institute. Auprès de CheckNews, le chercheur explique douter des chiffres concernant les femmes et les enfants, mais continue de privilégier l’hypothèse d’une sous-estimation globale du nombre de morts, surtout concernant les hommes, dont il affirme depuis plusieurs mois qu’ils demeurent sous-déclarés lors de leur décès : «Il est peu probable que les militants soient enregistrés», avance-t-il.

Depuis le 7 octobre, comme CheckNews l’avait rapidement expliqué, les données de mortalité à Gaza ne sont pas vérifiables par des sources indépendantes. L’épisode de l’explosion de l’hôpital Al-Ahli avait, tôt dans le conflit, jeté un voile de soupçon sur ces statistiques. Le gouvernement de Gaza avait établi à près de 500 le bilan de l’explosion survenue dans la cour de l’hôpital le 17 octobre. Un nombre jugé unanimement très surestimé, au regard des dégâts observés ultérieurement sur le terrain, et d’un ratio morts-blessés jugé incohérent. Pour autant, les bilans globaux fournis par le ministère depuis le 7 octobre ont été jugés crédibles en valeur absolue. L’Ocha (Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU), continue de relayer les données des autorités gazaouies, tout en précisant ne pas être en situation de les vérifier.

par Cédric Mathiot