Rompre le pain, par Eliette Abécassis

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Dans sa chronique du mardi 9 avril, Éliette Abécassis évoque, en ce temps de la Pâque, la place et l’importance du pain dans nos vies, comme nourriture, mais aussi comme symbole de partage et de lien.

Voici venu le temps de la Pâque où pendant une semaine nous nous privons du pain pendant huit jours, au point de fouiller nos maisons pour en chercher chaque miette, comme s’il fallait chasser l’intrus dans les moindres recoins où il se glisse, et le débusquer jusque dans les tiroirs, les interstices, les dessous de lit, les cachettes multiples. Ce nettoyage de fond en comble qui n’a d’autre but que de trouver cet hypothétique bout de pain que recèlerait le coin le plus inaccessible de la maison. Lorsque certains chassent les œufs, d’autres chassent le pain, pour mieux le retrouver, pour reconnaître son importance dans nos vies, afin de trouver son sens.

Le pain est nourricier. Il suffit d’une miche pour se satisfaire, pour ne plus avoir faim, pour être rassasié. Il est la nourriture par excellence. On peut s’en passer mais il est ce qui reste quand on n’a plus rien. Il est pauvre et pourtant il est riche. Il n’est pas cher mais il remplit l’estomac. Il est facile à préparer, il suffit d’un peu de farine, d’eau et d’œufs, d’une main habile pour le pétrir, d’un peu de repos pour que la pâte lève. Il faut du temps pour faire le pain mais pas beaucoup d’argent. Le pain suffit.

« Car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation », dit Francis Ponge. On peut y adjoindre beurre ou confiture, pâté ou fromage. On peut aussi le manger sans rien. Il est en soi. Il est tout, même s’il n’est rien. On n’invite pas qu’avec du pain. Mais on n’invite pas sans pain. On le prend, on le malaxe, on le dévore, on le picore, on l’accommode d’un trait d’huile, d’une tapenade ou d’une simple olive, on s’en délecte comme d’un plaisir simple et nécessaire, épicurien au sens propre. On s’en fait un festin nu. Il faut juste le couper, d’une main, le partager, le scinder ou le trancher. Ce simple geste, quotidien, banal, éminemment humain, est un symbole immémorial. Un geste pourtant en voie de disparition. Dans certains pays, on ne rompt plus le pain, il est déjà coupé sous la forme de tranches fines destinées à faire des sandwichs. Dans les pays orientaux, il est encore vif le geste de partager ces grandes miches, qui ressemblent à des galettes plates à l’odeur appétissante, cuites au four, que l’on remplit de légumes, de houmous ou de falafels, le tout arrosé d’ail et de cumin. D’un pain on fait une poche, alternative de l’assiette. D’un pain, on fait une fête.

Le geste de le rompre implique la convivialité car il permet de le partager, et le partager c’est aussi le multiplier comme le fit Jésus sur le lac de Tibériade. On rompt le pain pour le donner. Comme encore Jésus lors de la Cène, au soir de la Pâque. À l’image de Moïse lorsqu’il fit sortir les Hébreux d’Égypte, avec leur pain non levé, au milieu de la nuit, un pain plat, appelé matsa, pain de misère. Et par ce même symbole le prophète lui-même rompit la mer Morte, lorsque les Hébreux étaient poursuivis par Pharaon, déchaîné par la colère de perdre ses esclaves et ses martyrs. Rompre le pain comme rompre la mer, c’est se libérer. Le pain nourrit. Généreux, il n’appartient à personne. Le pain se rompt car il se distribue. Rompre, c’est créer un choc, une rupture, une scission. C’est d’un faire deux, trois, quatre, jusque vers l’infini des miettes minuscules. C’est reconnaître que le pain n’est pas vraiment à nous, même si nous l’avons fait, ou acheté ; tout comme cette nourriture qui nous est donnée et que l’on appelle « la manne », qui prend la forme et le goût de tout. Qui nous est confiée pour que nous la partagions. Rompre le pain, c’est rendre à César ce qui est à César. Et à Dieu, ce qui est à Dieu. Le pain Lui appartient. En le distribuant on le lui rend. Qui a donné ce pain à Jésus, pour qu’il le rompît au soir de la Pâque ? Qui sait si rompre le pain n’est pas l’acte le plus important de la vie, le plus engageant, puisqu’il s’identifie à lui dans un ultime geste ? Qui était l’hôte, le traiteur, le cuisinier de ce pain qu’il rompit, sinon celui qui préside à la manne céleste ? Jésus était pauvre, n’avait pas de travail, ne pouvait sans doute pas l’acheter lui-même, ce pain qu’il décide de donner ne lui appartient pas. Et c’est pourquoi il décide de le rompre, pour ne pas se l’approprier mais pour le partager avec vous.

Avec nous. Comme le dit Armand Abécassis, partager le pain est l’action la plus spirituelle. En désignant le pain, « ceci est mon corps », il me semble que Jésus annonce que nous devrions nous rompre comme le pain. On devrait pouvoir se partager pour tous, à tous. Tout comme il est une Jérusalem céleste face à la Jérusalem terrestre, il est un pain terrestre formé de la croûte et la mie que nous mangeons juste pour nous rassasier, cette croûte et cette mie que nous cherchons pour en nettoyer nos maisons. Il faudrait se débarrasser du pain terrestre pour accéder au pain spirituel, dont le symbole réside dans le partage qui lui donne un sens, car à travers le pain, on répare le monde.

Eliette Abécassis

Source la-croix